Les vieux (Alzheimer)

june

Le monologue intérieur à la première personne d'un "vieux" pour sa "vieille" au cerveau déchu ...

Je t'aime au-devant de tout, dans un jardin l'été, dans un café le soir. Je n'ai plus peur, tu ne me fais plus peur. Tout ce que je t'ai laissé, je le prends comme un oiseau qui dort dans le creux de mes paumes. Il finira par s'éveiller. Et ton cœur battant au rythme de la pluie tropicale, quand nos barques se frôlaient. Quand nos regards osaient à peine se croiser. Les pulsations de ton âme, je les vois. Je les sais. Ta main qui frôlait mes doigts comme si tu voulais te pencher au-dessus, hésitante, pour y déposer un baiser. Les piqûres de moustiques dans ce jardin, les puissantes piqûres à l'hôpital pour t'endormir. Je veille, mon Amour, je veille sur tes jeunes os, sur tes vieux os, sur la langue que tu te décides à parler en ma présence. Cette langue spécifique, connue de deux consciences seulement. Et deux consciences dans le monde, c'est déjà beaucoup. Sur ce terrain nos nuits d'amour, dans ce bar nos beuveries avec les copains au rythme de Jacques Brel. Et nous dansions sur les tables, ton chignon défait comme nos draps au petit matin. Tes sanglots auxquels j'étais imperméable, je voudrais les cueillir. Et tu te souviens des pommes, au jardin ? Tu me les faisais goûter et leur  acidité était plus agréable que n'importe quel autre fruit. J'aimerais tellement revenir dans ton univers, remplacer les fleurs fanées. Oui, tout se fane. Même ton cerveau, si luxuriant autrefois. Le lierre pousse à présent dessus, et un tas de mauvaises herbes que personne ne pourra plus jamais démêler. Parfois, une petite rose éclot encore pour disparaître aussi vite. Un sursaut de conscience. Mais il faudra bien faire le deuil de tout de toi. Emporte-moi. Je ne veux plus sentir le soleil sur ma peau, ne plus savoir ce qui rampe sur mon bras lorsqu'une coccinelle s'y risque comme si elle grimpait le mont Everest. Je veux redevenir l'enfant que je vois parfois dans tes gestes, le très petit enfant impatient qui lutte pour rester en vie, parce qu'il ne sait pas ce qui lui arrive. Mais tu sens encore le savon parce que tu sais, je te savonne méticuleusement le corps. Parfois c'est moi, parfois c'est l'infirmière, parce que mes bras tremblent un peu. Reste un peu, tu veux bien ? Penche-toi vers moi comme si c'était la première fois, que je te retrouve.

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