Les vivants et les mourants

Il attendait sur ce banc pourri avec cette fille étrange et cette vieille dame agacée. Comme si tout allait s'arranger. 

« Ça t'arrive souvent de faire chier ton monde ? 

_ Pardon ? »

Il ne savait plus où se mettre.

« Je ne sais même plus où j'en étais rendue. »

Elle marmonnait dans sa barbe des choses inaudibles et il se surprit à sourire devant ce bout de femme. 

« Qu'est-ce t'as à rigoler ? »

Il ravala son sourire aussi vite qu'il était venu. Tiens-toi à carreau, mon pote, elle ne déconne pas. 

« C'est bon, je me casse. »

Elle se levait à peine du banc que le bus arrivait à destination. 

« Sérieux ? »

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Elle soupirait. Encore et encore. Ce n'était pas son jour. Pour dire les choses telles qu'elles sont, ce n'était jamais son jour. Elle devait attirer tous les chats noirs du quartier. 

« Tu fais la gueule ? »

Pourquoi l'avait-elle laissé s'asseoir près d'elle ? 

« J'ai plus cinq ans. »

Le bus avançait dans les rues presque vides. Plus rien n'existait à présent. Plus personne ne voulait vivre ici, dans cette ville morte. Elle ferma les yeux et s'imaginait déjà dans le sud, en plein milieu de l'océan, sans rien ni personne pour l'embêter. 

« Dernier arrêt, Karrington. »

Elle fermait toujours les yeux, elle pouvait même percevoir le silence, pour une fois. 

« Tu ne descends pas ? »

Les regards meurtriers et elle, ça ne faisaient qu'un. 

« A ton avis ? »

Il lui asséna son plus beau sourire mais elle ne percutait toujours pas. 

« Aucune idée. 

_ Alors occupe-toi de tes affaires. »

Tout le monde venait de sortir, il ne restait plus qu'eux, assit sur une banquette au milieu du bus. Le chauffeur ne disait rien, il se contenta de fermer les portes une seconde fois. 

« On y va, B. ? »

Elle hocha de la tête sans prêter attention au garçon près d'elle. 

« On va où ? 

_ Je vais en cours.

_ C'est un autre arrêt ?

_ Non, Karrington était le dernier. »

Le chauffeur la regardait dans le rétroviseur en souriant moqueusement. Le bus démarra une fois de plus et continua sa route. Elle ignorait volontairement le regard du garçon d'à côté. Il n'était même pas censé être là. Elle observait les gens dans les rues. Les riches, les pauvres. Soit tu vis, soit tu meurs. 

Elle s'en voulait de penser une chose pareille, elle était juste en colère. Elle faisait partie de ceux qui mourraient. Pas tout de suite, pas demain, mais à petit feu. Dans cinq ans, la pension alimentaire de son père ne couvrira plus les dépenses de sa mère. Dans dix ans, elle travaillera dans une usine où elle se fera hospitalisée vingt ans plus tard à cause d'un cancer du poumon. Elle n'aura pas eu le temps de fonder une famille, ni même de vivre. Elle mourra dans un hôpital clandestin, sans sécurité sociale, sans famille et sans personne pour la pleurer. 

C'est triste.

C'est pour ça qu'elle ferme les yeux. Les riches, les pauvres. Qu'importe. Ce qui compte c'est ce qu'elle fait maintenant, au jour présent. Ce qu'elle fera demain, se passera demain, et non aujourd'hui. 

« On sort de la ville… 

_ Bien observé. »

Il soupira à son tour. Tout en elle était mystérieux. Qu'est-ce qu'il faisait là, d'ailleurs ? Il devait taguer la mairie, se faire arrêter par les flics et laisser son père payer la note. Une journée normale. Au lieu de ça, il se retrouve là, près de cette fille, sans savoir où aller. Il voulait des sensations, il en avait. 

« Ça ira, ici, B. ? »

Il venait de s'arrêter devant un bâtiment abandonné, à moins de vingt kilomètres du centre-ville. 

« Merci, Syd. »

En descendant du bus, il rattrapa la jeune femme par le bras. 

« Tu peux me le dire, maintenant ? »

Elle fronça des sourcils et se dégagea vivement. 

« T'as qu'à demander à Syd de te ramener. 

_ Je suis ici, j'y reste. »

Elle lança un regard sur l'énorme bâtiment gris. 

« Un mot sur ce que tu vois, et je te jure que je ne donnerais pas cher de tes couilles. »

Il se mit à sourire une fois encore, usant de son charme prêt à répliquer. 

« Et je déconne pas. »

Il ravala son sourire. Pas la peine de jouer de son charisme avec elle. 

Elle fourra ses mains dans les poches de son manteau trois fois trop grand pour elle. 

« Suis-moi. »

Ils entrèrent par la porte de secours. Il ne sentait pas franchement rassuré dans ce vieux bâtiment, il sentait cette odeur d'humidité, elle était ancrée partout sur les murs. Ils finirent par traverser un énorme couloir sombre, il n'y avait qu'une ou deux pauvres fenêtres pour faire passer la lumière. Il se croyait devant un ancien établissement de psychiatrie. Elle s'arrêta devant une double-porte, elle frappa trois fois, attendit un moment puis frappa une dernière fois. La porte s'ouvrit sur un homme, il était le genre de personne sur qui on ne pouvait donner d'âge. 

« Qui est-ce ? »

Elle se retourna vers le jeune homme qui ne semblait pas franchement à l'aise. 

« Un nouveau. 

_ On peut lui faire confiance ?

_ Tu t'en prendras à moi sinon. »

Il hocha de la tête et s'écarta pour qu'ils puissent rentrer. En rentrant, il ne s'imaginait pas à ça. Il se trouvait devant le plus grand amphithéâtre qu'il n'est jamais vu. Il devait facilement y voir des centaines et des centaines de places. Un tableau qui faisait la longueur du mur était criblé de chiffres, de mots et de signes. 

« C'est qui ce mec ? »

Il se tourna instinctivement vers la gauche. Une dizaine de personnes étaient assises sur des bancs. 

« B. ? 

_ Il vient pour apprendre. »

La jeune femme qui venait de parler, le regarda avec dédain avant de se tourner vers un homme criblé de tatouages. 

« On devrait pas faire rentrer n'importe qui, ici.

_ Je m'en porte garante. »

Il se tourna vers cette « B. » qui semblait déterminée à le garder ici. 

« Il est comme nous, un mourant.

_ Un, quoi ? »

Elle enleva son bonnet, son manteau et ses gants et les posa près de la jeune femme qui venait de parler. 

« Ici, il n'y a que des mourants. Des pauvres. Des gens qui risquent de mourir sans avoir pu vivre avant. »

Il allait rétorquer quelque chose mais l'homme plein de tatouages se leva du banc pour s'asseoir sur une table. 

« On a pas les moyens de se payer des cours comme les vivants. 

_ On vient ici pour apprendre. »

Il regarda B. avec stupéfaction. Il s'attendait tout sauf à ça. 

« Je pensais que t'étais à la fac, ou un truc comme ça, j'imaginais pas… 

_ Des cours clandestins ? »

Elle se mit à lui sourire pour la première fois. 

« On veut juste rester assez longtemps pour voir les vivants, mourir et les mourants, vivre.»