L'escalier

Philippe Girodier

L’escalier

La lumière apparaît petit à petit. Sur la scène, au milieu, un escalier avec quatre marches et une petite plate-forme à son sommet. Le héros est assis sur la 2ème marche, les pieds posés sur la 1ère.

En fond musical, la chanson de Charles Aznavour : « Il faut savoir » à partir de « Il faut savoir quitter la table ». Le héros, écoute les paroles avec une énorme attention jusqu’à la fin de la chanson.

Silence. La lumière serre sur le héros qui relève la tête et reprend la chanson a capella.

« Il faut savoir quitter la table, lorsque l’amour est desservi … ». Putain que c’est beau ! « Quitter la table, lorsque l’amour est desservi ». Non mais vous vous rendez compte de la puissance de ces mots. On n’écoute pas assez les paroles des chansons … enfin, pour ce qui est de certaines chansons, c’est pas grave. Il vaut mieux les entendre sans les écouter d’ailleurs. Et même, pour certaines chansons, si on était sourd, on ne demanderait pas à être guéri.

Mais là, c’est quand même autre chose. « Il faut savoir … quitter la table lorsque l’amour est desservi ». C’est drôle, cette chanson, je la connais depuis … depuis toujours je crois. En plus, je l’adore cette chanson. Tellement, même, que je la chante … de tête ; c’est dire si j’en connais les paroles. Et ben justement ! J’en connais les paroles … mais je n’avais jamais fait gaffe au texte. Eh, attendez ! Ne rigolez pas ! Je ne suis pas le seul dans ce cas. Je suis sûr que chacun de vous, ici, connait de tête au moins une chanson. Et il la chante, ou elle la chante, machinalement, dans la voiture, sous la douche … sans jamais avoir réfléchi … au texte. D’ailleurs, si vous réfléchissiez au texte, peut-être n’oseriez-vous plus la chanter ; soit parce que vous la trouveriez trop con, ou encore, parce que vous ne vous sentiriez plus le droit de massacrer avec votre abominable voix un tel chef d’œuvre.

Non, mais pensez-y, vous verrez !

Alors, certains me diront : « Comment se fait-il que tout à coup, tu prennes conscience de la magnificence de ce texte de Charles Aznavour ? ».

A cela, je répondrai deux choses : premièrement, non ! … Non ! Pas magnificence ! C’est beaucoup plus … limpide. J’admire tout simplement la justesse du texte. (Martelant les mots) … C’est ça ! La justesse.

Et deuxièmement, j’en admire la justesse parce que … et bien parce que je viens justement … de « quitter la table ».

Et puis derrière, j’ai tout fait ce que Charles disait qu’il ne fallait pas faire : « Sans s’accrocher, l’air pitoyable » … Raté !

« Mais partir sans faire de bruit » … Raté !

« Il faut savoir, cacher sa peine … sous le masque de tous les jours » … Alors là, complètement raté !

Bon, je vais pas tous vous les faire … j’ai tout raté : « J’ai pas su retenir les cris de haine sensés être les derniers mots d’amour », pas plus que j’ai su « rester de glace et taire un cœur qui meurt déjà », quant à « Garder la face ! », oui, alors là, je préfère ne pas en parler.

Non, le seul truc qui me remonte un peu le moral, c’est que Charles, je peux l’appeler Charles tant nos cœurs ont subi le même traumatisme, Charles disais-je, il n’est pas plus malin que moi. Il a eu tout faux ! Comme moi !

« Moi mon cœur, je t’aime trop, mais moi, je ne peux pas, il faut savoir … mais moi … Je ne sais pas ! ».

Et ben moi non plus !

Je fais comme Charles Aznavour ! En tout cas, ça rend peut-être moins con, mais pas moins malheureux ! … Disons qu’on se sent moins seul. Et puis, a priori, lui, il s’en est remis. Alors, … pourquoi pas moi !

Silence.

« Il faut qu’on prenne du recul ! » Non, non ! Ça, ne cherchez pas, c’est plus dans la chanson. C’est ce qu’elle m’a dit. Et bien oui, quoi ! Vous vous en doutiez bien que ça n’allait pas trop fort, elle et moi. Enfin, quand je dis elle et moi, en fait, elle, depuis qu’elle a pris du recul, je trouve qu’elle va plutôt bien ! … Mieux, … elle va mieux. Dans un sens, le recul, elle l’a pris dans notre appartement. En gros, pour elle, prendre du recul, c’était plutôt me pousser, moi, vers l’extérieur.

Non, mais on ne peut pas lui donner complètement tort ! On ne pouvait plus vivre comme ça. On ne se comprenait plus. Et quand ça commence comme ça, c’est plus la peine d’insister, … ça ne peut que s’envenimer. On ne partageait plus rien. Pour vous dire, moi, j’avais proposé qu’on aille voir un, vous savez, réparateur de cœur, … les psys pour couples. Ça marche vachement bien, paraît-il. J’’en avais entendu parler au cours d’une émission de Brigitte Lahaie. Vous connaissez ? Ouais, c’est comme Picasso ! Je vois qu’il y en a ici qui connaissent plus la période bleue que celle liée à la véritable affirmation de son art. Remarquez, ce n’est pas un reproche. Moi, Brigitte Lahaie, elle m’a fait aussi beaucoup de bien … avant, … je veux dire, avant que je ne sois marié. D’ailleurs, c’est marrant, on dirait qu’elle a adapté sa carrière en fonction de mes besoins. Une fois que j’ai été marié, elle a changé de casquette, enfin, quand je dis « casquette » … Elle est passée de la pratique à la théorie si tu préfères. Elle s’est lancée dans le conseil, … le coaching comme on dit maintenant. C’est vrai qu’à partir du moment où je me suis marié, c’était effectivement plutôt de conseils que j’avais besoin. Et c’est comme ça que j’ai entendu parler des psychologues qui aident les couples en difficulté à trouver « la » solutions. Un peu comme un médiateur qui opérerait entre « patron et syndicats » … mais en plus efficace, hein ! Non, parce que sinon, ce ne serait pas la peine de dépenser son argent. Surtout que ce n’est pas remboursé par la sécu. Ben oui, c’est comme ça. Les psys, ils font plein d’études ; on veut bien admettre que c’est vital pour la santé mentale, … mais ce n’est pas remboursé. En fait, il n’y a que les riches qui peuvent se soigner la tête. Mais rassure-toi, ce n’est pas grave. Non, parce qu’après, la sécu, elle te rembourse tes deux ans d’arrêt maladie pour dépression et l’incontournable prozac qui l’accompagne.

Bref, pour te dire que ma femme ne voulait plus rien partager avec moi, et bien … même le psy, elle n’a pas voulu qu’on le partage.

On en a pris un chacun ! C’est con, hein ! Non seulement, ce n’est pas remboursé, mais en plus, on a multiplié les frais par deux.

Bon, moi il fallait bien que je soigne ma déprime, parce que je sentais bien au fond de moi que je perdais inexorablement ma femme, … et puis surtout après, quand on … enfin, quand elle a décidé de prendre ce fameux recul, … Oui parce qu’au début, le recul, c’était une idée de nous deux. Mais quand j’ai réalisé de quoi il s’agissait, j’ai plus voulu, moi …

C’était trop tard. La machine était lancée.

Quant à elle … le psy, … c’était pour … pour … heu … Mais qu’est-ce que j’en sais, moi ?

Je ne vois pas quel problème elle pouvait avoir. C’est vrai, on était bien tous les deux. On se partageait les tâches ménagères, elle faisait la vaisselle, moi, je descendais la poubelle et j’allais faire pisser le chien. J’allais aussi acheter le pain, tandis qu’elle faisait la cuisine. J’accrochais les cadres, elle faisait la lessive. Ça, la machine à laver, j’ai jamais pigé le fonctionnement. Pourtant, j’y mettais de la bonne volonté. Je lui disais, bon, la machine à laver, c’est compliqué, mais si tu veux, je t’aide à étendre le linge. Je lui passais les épingles, parce qu’il paraît que j’étendais mal et qu’après, ça lui faisait le double de travail quand elle repassait, … oui, c’est elle qui repassait. Moi, j’ai jamais su ! Et puis moi, je mets que du coton. Le repassage, après tout, c’est pratiquement que ses affaires à elle.

Je lui disais … (en chantant) : Mais moi … je ne sais pas !

Il rit bêtement.

Et oui, il vaut mieux en rire, pas vrai ?

En rire … Tu parles, … Charles !

C’est marrant les femmes. Elles voient tout en simple. Alors elle, elle prend du recul. Elle garde l’appart et ses habitudes. N’empêche, les poubelles, le chien, … oui, c’est elle qui a eu la garde. On ne voulait pas le traumatiser en lui changeant ses habitudes. C’est vrai, il n’y est pour rien lui dans toutes ces histoires ! … en tout cas, … les tableaux … elle se démerdera ! Et ses épingles, et ben elle se fera pousser des bras, … ça lui fera les pieds !

Pour vous dire comme elle est fair-play : elle refuse de continuer à me faire ma lessive. Franchement, c’est elle qui a gardé la machine. Elle voudrait qu’on fasse comme pour le psy … chacun le sien. Eh ! Je lui demandais même pas de repasser. Non, juste laver. Penses-tu !

Du coup, ça m’oblige à descendre deux étages de plus et à aller porter mes vêtements au pressing. C’est chiant !

Quoi ? …

Ah, les deux étages en plus ? Faut que je vous explique. Mais faut pas que ça sorte d’ici. Elle n’est pas au courant. Quand elle m’a mis dehors, je ne savais pas où aller. J’ai fait le tour des agences, mais le prix d’une location … ça douille ! Et puis, je me retrouvais vachement loin.

Du coup, je ne pouvais plus la surveiller !

Quoi ?

Ah ben attends ! Du recul, du recul ! Il a bon dos le recul. C’est trop facile ! Elle prend du recul, et puis, petit à petit, elle commence à se sentir seule. Plus personne pour lui passer les épingles et descendre les poubelles. Bon, et puis, … je ne vais pas vous faire un dessin. Un moment donné, ça va forcément commencer à la chatouiller. Et je la connais, elle est bien trop fière pour faire appel à mes services. Dès fois qu’en plein orgasme, elle me crierait « je t’aime ! ». Là, pour le coup, le recul …

Et puis, je les connais les mecs. Je les vois faire au bureau. Dès qu’il y a une femme seule, surtout si elle vient de se séparer ... Parce que c’est là qu’elles sont le plus fragile, le plus vulnérable. Hé, on me la fait pas à moi, je le sais, je … hem !

Non, c’est, … c’est des coups à la perdre pour de bon. Il faut absolument que je garde le contrôle. Alors je vous vois venir, vous, les grands penseurs … avec vos grands airs, les donneurs de leçons, les …

Il s’est emporté et crie à l’adresse du public.

C’est facile ! On voit bien que c’est pas votre femme, merde !

Il se calme.

Chut ! Je vais me faire repérer. Parce que voilà, … finalement, je me suis installé … à son insu, bien-sûr, … dans l’escalier. Juste au-dessus de notre, … de SON appartement.

Finalement, je m’y fais. Vous voulez visiter ?

Là, je suis dans ce que je considère comme le salon. Derrière, ça fait un petit dossier, juste ce qu’il faut pour gentiment accueillir mes reins. Faut que j’y fasse gaffe, parce que je suis hyper fragile des reins, et ma psy, elle m’a dit que les reins, ça relevait souvent des pathologies liées à la somatique … enfin, un truc comme ça. Alors avec les malheurs que je traîne, il faut que je sois prudent. Donc, la deuxième marche, pour m’asseoir, … d’ailleurs, il faudrait que je récupère un coussin … quoi que, non ! Ça me soulèverait les fesses, et mes reins ne seraient plus aussi bien calés. Non ! C’est bien comme ça. Ah ! Ah ! Je vois que vous vous demandez pourquoi je choisis particulièrement la seconde marche et pas une autre. Regardez ! Mes jambes ! … Hop, un peu pliée, mais en appui, et quand je veux passer à une position plus « détente », j’allonge. Du coup, mes pieds sont en appui sur le pallier, aussi loin que je le souhaite, et l’angle de la marche me masse le mollet. Epatant, non ?

Bon, je passe sur les positions latérales, et je vous montre directement, la position semi-allongée en travers. Je me calle contre le mur et j’appuie les pieds contre la rampe. Et voilà ! Calé de partout ! J’arrive même à m’endormir dans le salon ! Il rit.

Enfin, faut bien rire un peu.

Il monte sur le dernier pallier.

Tatan ! La salle à manger !

Il s’assied et montre le côté.

La table. Et oui, c’est bien pratique. Par contre, je mange froid. Ben oui, je ne vais pas m’installer une cuisine intégrée non plus. De toute façon, le chaud, ça dégage des odeurs, et ce serait des coups à se faire repérer.

Ça me permet d’économiser, et puis, de temps en temps, je sors … Je vais me faire un petit restau. C’est comme pour le café. Ah, ça, le petit jus, c’est sacré ! Je vais le prendre au … café. Le café … au café ! Mais, pas celui d’en bas. Ils me connaissent trop, et si ma femme en entendait parler, ça pourrait lui mettre la puce à l’oreille. De toute façon, j’ai que ça à foutre pendant la journée. Du coup, je change souvent d’endroit. Ça me fait voir du monde. Dans mon état, ma psy me l’a dit … il ne faut pas vous couper de la société. Mon café, je le prends au bar. Pas assis à une table. Jamais. Les gens t’ignorent. Ils ne t’adressent pas la parole. Le zinc, c’est une bulle de société. Tout le monde se parle. Il y a un réel échange, constructif, … social. Tu t’éloignes de deux mètres et tu t’assoies à une table … Paf ! C’est le no man’s land.

Alors, le café … deux fois par jour. Celui de treize heures, après manger … pour faire digérer, mais surtout, surtout celui du matin, pour le petit déjeuner. Parce que le café, c’est bien ! Ça favorise le transit. Du coup, j’en profite pour faire mes petits besoins au bistrot. Hé ! Hé ! Surtout la grosse commission. En plus, j’ai de la chance, je suis réglé comme du papier à musique. On dirait pas, mais dans ma situation, c’est vachement important.

Quand c’est fait, je rentre à l’appartement ! … Enfin, dans mon escalier. Je ne risque pas de la croiser, elle est déjà partie travailler. Mais, si un jour, par accident je la croise, j’ai déjà préparé ma réponse. Je dirai que je viens récupérer mon disque de Madonna. Moi, je peux pas la saquer Madonna, mais elle, ça l’énerve. Elle dit que c’est une pétasse. Tu parles ! Elle est jalouse de Madonna parce que je la trouve canon. Eh ! J’ai mon walkman. Quand je m’installe dans mon salon, je me fais des soirées musicales. Je me sers un petit whisky, j’ai ma réserve perso sous l’escalier, je prends la position semi allongée de travers dont je vous ai déjà vanté les mérites, et hop ! … L’intégrale d’André Rieux. Ah, je me fais de ces soirées. Je m’en fous, je peux m’endormir tard, je me lève pas le matin, alors !

Ah oui ! Je ne vous ai pas dit ! Ça non plus, ma femme ne le sait pas ! Je ne travaille plus.

J’ai arrêté.

Plus le temps. Ça me gonflait. De toute façon, mon travail, c’était pour notre foyer. Maintenant que je suis installé tout seul, dans mon escalier, je paye plus de loyer, plus d’électricité, plus d’eau. Quoi ? Un peu de bouffe, … un rien me sustente, cette histoire m’a coupé l’appétit. Mes cafés et mon petit restau, de temps en temps. Ah oui, et le pressing, mais entre nous, la lessive, je la fais pas très souvent vu que j’ai plus personne qui s’occupe de moi.

Eeh oui ! J’aimais bien sentir bon pour elle. Une bonne douche, un petit coup de rasoir, un grand coup de Menen, … le tee-shirt propre, pas repassé, mais qui sent trop bon la lessive à la lavande … et j’allais tourner autour d’elle. Quel bonheur !

Dans le fond, moi je dis, … le bonheur conjugal, c’est ça !

Mais maintenant, autour de qui tu veux que j’aille tourner. Qui va faire attention à l’odeur de mon after-shave. Tu parles !

J’m’en fous ! C’est ça d’économisé !

Quand elle en aura fini avec son recul et qu’elle voudra bien me récupérer, … parce qu’elle me reviendra, je ne me fais aucun soucis là-dessus, … il me restera encore plein d’argent de mon départ négocié … j’ai tiré un max, mais je le mets de côté, … pour après. Je serai toujours à temps de trouver un autre boulot où j’aurais droit à la considération que méritent mes compétences.

En attendant, je reste dans mon escalier.

Et dans la journée, vous savez ce que je fais …

Bon, ça c’est pareil ! Personne n’est au courant, alors que ça reste entre nous … juré, hein ?

Il sort une clé de sa poche.

Elle ne le savait pas. Quand j’ai senti venir le vent, je m’en suis fait faire une.

Dans la journée, je rentre et je flâne dans son appartement. Je m’immisce, je m’introduis, j’envahis. Je me laisse envahir par son parfum envoutant. Je vais respirer son oreiller. C’est là que persistent les effluves mêlés de ses cheveux, de sa peau. Je promène mes mains sur les draps, sur ses vêtements de la veille jetés négligemment sur la chaise. Je vérifie quels sous-vêtements elle a mis la veille. Et si c’est un string ou un soutien-gorge ajouré, je sens comme un poignard me transpercer le cœur.

Pourquoi … pour qui a-t-elle porté une tenue aussi suggestive, hier ? Je trifouille dans les tiroirs en quête d’un mot ou de l’ostensible trace d’une liaison. Je jette un œil dans la poubelle, j’ouvre les placards, j’inspecte, j’investigue.

Ensuite, honteux, indigne, … usé, brisé, tué par les doutes et … par ma culpabilité, je m’assieds dans MON fauteuil, face à la télé éteinte. Pour une fois, c’est elle qui est le témoin silencieux d’un drame qui se noue sous son regard impuissant. Je me laisse envahir par la rage. J’ai mal jusqu’au fond de mes tripes, je suis haineux, rendu à l’état d’un fatras de souffrance et de tristesse.

Mes regrets font surface. Pourquoi ne l’ai-je pas mieux écoutée ? Pourquoi … pourquoi n’ai-je pas appris à faire tourner la machine à laver ? Y’a rien de plus con !

Pourquoi n’ai-je jamais repassé ses robes. Ça aurait été comme la caresser, … du bout du fer. J’aurais commencé par les manches, puis le col. Je serai descendu le long des plis du corsage, jusqu’au grand pan qui couvre ses cuisses. Je l’aurais retournée et me serais longuement attardé sur les fesses. Je me serais encore et encore attardé, étourdi … et j’aurais brûlé sa robe.

Et elle m’aurait engueulé en me disant que je suis vraiment un bon à rien … et moi, j’aurais répondu que si, je suis bon à quelque chose. Je suis bon à l’aimer. Je ne saurai faire que ça, mais dorénavant, je le ferai si bien qu’elle ne pourra plus se passer de moi.

Je la ferai rire et je l’amènerai dans un magasin chic pour choisir une autre robe, cent fois plus belle. Une qui ne se repasse pas. Une qui prend forme en s’ajustant à son corps. Une robe, rien que pour elle. A la mesure de sa beauté unique.

Chut !

Un bruit de clé dans une serrure.

C’est elle ! Elle rentre juste du boulot. Pas de bruit !

Il attend que la porte se referme et descend au bas de l’escalier et se baisse pour passer dans une pièce imaginaire qui jouxte le pallier.

Chut !

J’ai un dernier secret. Le plus cher … le plus intime !

Il s’allonge à même le sol et pose l’œil au sol, pour regarder à travers une fente dans le plancher.

C’est moi qui l’ai percé. Juste au-dessous, c’est la chambre ! … notre chambre. Juste ce qu’il faut pour voir. Elle est en train de se déshabiller.

Elle prend son temps, … Indolente, elle ôte ses fringues et elle les balance avec insouciance ... Ça va ! Elle a des sous-vêtements décents ! Ouf !

Qu’est-ce qu’elle est belle. Mon dieu, qu’elle est belle !

Ça y est … elle est sortie pour aller prendre sa douche. Là, je ne vois plus rien … mais je l’entends. J’entends l’eau qui ruisselle sur son corps, qui la caresse.

Quand je pense qu’elle se déshabillait devant moi, … et que moi, je ne la regardais même pas. Je lisais mon journal. J’avais un trésor à portée de ma main, et je l’ignorais.

Je pétais … tandis qu’elle, faisait glisser ses bas le long de ses longues jambes merveilleusement galbées. Je ne prenais pas le temps de la couvrir de mon regard, de mes caresses, de mes baisers. Je ne l’aidais pas à se déshabiller sauf quand j’avais envie de lui sauter dessus ! J’aimerais prendre le temps de la déshabiller, doucement, et puis après, … après …

Je lui mettrais son pyjama. Si, si ! Ne vous moquez pas ! Ce serait un peu comme la déshabiller … à l’envers. Je prendrais le temps de redécouvrir sa nudité en la couvrant délicatement. J’ai tellement manqué de délicatesse, de douceur à son égard !

Merde ! Quel con ! Mais quel con !

Elle ne veut plus qu’on se voit. Pour vraiment prendre du recul, il faut laisser aux sentiments le temps de s’installer. J’ai besoin d’y voir plus clair ! Si tu me manques, ça voudra dire que je t’aime encore. Et puis, si tu ne me manques pas, …

Non mais, vous vous rendez-compte ? C’est inhumain !

J’attends, cloîtré, impuissant, que soit prononcée ma peine ... Ma peine, … le terme est bien de circonstance ! Quelle sera la sentence ? Hein ! … A chaque instant, je suis saisi par la froideur du couperet, …

Ça fait plus d’un mois que j’attends. Mon portable ne sonne jamais. C’est vrai ! C’est toujours moi qui appelle. Ma psy m’a pourtant bien recommandé de ne rien en faire. Je sais, elle a raison ! En plus, je n’ai pas les bons mots ! Faut dire … elle ne me laisse pas le temps de placer les bons mots. Alors du coup, je m’enfonce. Et plus j’ai peur de la perdre, plus je panique, … et puis plus je panique, plus je la contrarie, … et bien sûr, plus je la contrarie, plus je la perds … et plus je sens que je la perds … plus je panique.

J’ai tout faux !

La chanson ! Bon sang, tout est dans la chanson !

« Il faut savoir, rester de glace, et taire un cœur qui meurt déjà » …

« Mais moi, je ne sais pas ! ».

Chaque seconde qui s’écoule me brûle comme une goutte d’acide qui ronge inexorablement mes entrailles.

Moi, c’est pourtant pas compliqué … Je voulais juste lui proposer qu’on aille se faire un petit restaurant, tous les deux … en tout bien, tout honneur ! Pas pour la draguer … juste pour être un petit peu ensemble.

Elle et moi, en tête à tête. Je n’ose pas dire en amoureux, parce que je sais bien, oui, je sais bien, qu’elle n’est plus amoureuse de moi.

Mais ça va revenir ! J’en ai l’intime conviction !

C’est marrant, je suis athée, ou agnostique, ou un truc comme ça. Enfin, je ne crois en rien d’autre qu’en ce foutu destin qui se plaît à jouer avec nos sentiments. Et bien, vous me croirez si vous voulez, je me suis mis à prier ! Oui, moi, le non croyant, le matérialiste, le communiste … je prie !

Je ne sais pas à quel Saint me vouer, alors je m’adresse à la cantonade, en espérant attirer l’attention, voire la pitié de l’un d’entre eux.

Seigneur ! Si vous existez, vous le savez bien que je ne suis pas un mauvais bougre. Si vous existez, vous mesurez combien je l’aime, et même si jusqu’à présent je n’ai pas su bien l’aimer, la pénitence que vous êtes en train de m’infliger, c’est trop dur … ce n’est pas à la mesure de ce que vous pouvez me reprocher, … même si cette pénitence m’a permis de prendre conscience de plein de choses. Mais je vous en conjure … levez la punition !

Je viendrai tous les dimanches, avant Télé-Foot, brûler un cierge … et surtout, oui surtout, dorénavant, je vous jure … pardon, je vous promets que je saurai l’aimer.

Plus jamais je ne la négligerai … et vous savez pourquoi Seigneur ? Parce que plus jamais je ne négligerai les sentiments que je nourris à son égard !

Je suis comme ces grands malades, ces cancéreux qui ont cru leur dernière heure arrivée, et qui s’en voulaient de quitter la vie sans lui avoir rendu tous les hommages, sans avoir croqué dedans à pleine dent, sans avoir appréhendé le moindre petit détail, sans avoir joui du moindre petit instant. Je suis comme ces miraculés qui ont eu le bonheur de regagner le droit d’exister et qui veulent bouffer la vie sans plus jamais se soucier de règles à la con édictées par une société à la con.

Je vous en prie ! Faites de moi un miraculé, Seigneur !

Rendez nous notre amour, Seigneur ! Rendez nous notre amour, sinon, …

Voix off : « Sinon quoi, pauvre mécréant ? ».

Nom de Dieu ! Heu, pardon, c’est pas ce que je voulais dire. Je ne voulais pas blasphémer. Excusez-moi ! Ça m’a tellement mis sur le cul, cette intervention spirituelle !

Mais alors, … alors … ça veut dire que vous existez ? Et donc, si vous existez, et si vous me répondez, c’est que vous m’avez entendu !

Ben oui, que je suis bête ! Si vous existez, vous entendez forcément tout le monde. Oh mon Dieu ! Je ne vous ai jamais rien demandé. Et je ne vous demanderai plus jamais rien. Mais pitié, exaucez ma prière.

S’il vous plait !

Dieu ? … Y’a quelqu’un ?

Il se met à hurler puis il va finir par s’effondrer en sanglotant.

Vous êtes là ? Mais répondez-moi, merde ! … Dieu !

Me laissez pas comme ça !

Reprenez le contact, … reprenez le contact, je vous en prie …

Reprenez le contact !

Téléphone sonne.

Hein ? Putain, le téléphone. J’y crois pas … enfin, pardon, … si, j’y crois ! Merci Seigneur !

Il sort son portable.

Chérie ? C’est toi mon amour ? … Oh, c’est incroyable ! Quand je te raconterai comment … Allo ? Allo ? … Qui est à l’appareil ?

Voix off message téléphonique : Publicité.

Il hurle.

Ta gueule ! Ferme ta gueule !

Il s’adresse à Dieu.

Alors c’est ça ! Tu te payes ma gueule pour pas un rond ! C’est ça, hein ! Non content de foutre ma vie en l’air, tu t’amuses de ma souffrance.

C’est ça, hein ? Mais putain, mais qu’est-ce que j’ai fait de si terrible pour qu’on s’acharne comme ça  sur moi ? Qu’est-ce qu’on me fait payer ?

Ça va pas bientôt s’arrêter ces conneries ? Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?

Me faire péter le caisson ? C’est ça ?

Il se prend la tête entre les mains et se met à sangloter.

Il se met à chanter d’une voix incertaine et sanglotante. (Une orchestration accompagne son chant)

« Il faut savoir, encore sourire

Quand le meilleur s’est retiré

Et qu’il ne reste que le pire

Dans une vie bête à pleurer

Il faut savoir, coûte que coûte

Garder toute sa dignité

Et malgré ce qu’il nous en coûte

S’en aller sans se retourner

Face au destin qui nous désarme

Et devant le bonheur perdu … »

La musique s’arrête.

Perdu …

Il continue cependant à chanter d’une voix étranglée.

« Il faut savoir … cacher ses larmes

Mais moi mon cœur … je n’ai pas su … »

Il continue en parlant et en sanglotant.

Je n’ai pas su … moi, mon cœur … je n’ai pas su.

Et pourquoi je n’ai pas su … Pourquoi, je ne sais pas ?

Il essaye de se reprendre.

Je vous ai dit que l’autre jour, je l’ai appelée … pour l’inviter au restaurant … comme ça ! Cool. Vous savez ce qu’elle m’a répondu ? « Arrête de me harceler ! On est sé-pa-rés ! »

Harceler ? Mais c’est les ennemis qui harcellent ! Moi, je suis tout … sauf son ennemi ! Comment peut-elle penser ça ? Et puis d’abord, on n’est pas séparés … on ne vit plus ensemble. Enfin, elle … ne vit plus avec moi, … parce que moi, je vis toujours avec elle.

Regardez-moi ça ! J’ai l’air malin, affalé sur ce plancher à essayer de continuer à surnager et à survivre à cette histoire. Qu’est-ce que vous en pensez, vous ? Je la harcelle ? Pourquoi ? Parce que je la rappelle au téléphone ? Mais c’est parce qu’à chaque fois qu’elle est au bout du fil, elle me crie dessus. Elle refuse de m’écouter et elle ne fait que répéter qu’on est séparés, … et moi je voudrais lui dire que d’accord, … d’accord ! … Si elle veut on est séparés, d’accord, si elle veut je ne l’embête plus, et même, … si elle veut … et bien moi je veux bien quitter mon escalier. Oui ! Je voudrais lui dire que j’habite depuis un mois dans l’escalier. Je ne lui cacherais rien de mes agissements pour qu’elle comprenne tout l’amour qu’elle m’inspire. Vous vous rendez-compte ? Ça fait un mois que je vis dans cet escalier !

Qui pourrait supporter ça ? Hein ? Qui ? …

Il pointe un spectateur du doigt.

Vous ? … Vous supporteriez ça, vous ? Vous supporteriez les silences et les non-dits ? Vous supporteriez le mépris et l’indifférence ? … L’oubli, l’abandon ? La trouille … la trouille que ce soit définitivement … fini ?

Vous supporteriez vous, de la voir chanter à travers un petit trou percé dans le plancher ?

Vous sauriez coûte que coûte garder toute votre dignité ?

Vous sauriez quitter la table si votre amour était desservi ?

Même Charles Aznavour, il n’a pas su !

Je la harcelle ? Mais elle aussi elle me harcelle. Passivement, mais elle me harcelle. Toutes les nuits ! … Elle envahit ma tête, m’empêche de dormir en venant frapper à mes tempes ! Boum ! Boum ! … Tu dors ? Réveille-toi, je suis là !

C’en est pas du harcèlement, ça ?

Et cette attente interminable de la sentence ? Oh, ben finalement, tu ne me manques pas ! Il faut dire que tu n’as rien fait pour : tu m’as cassé les pieds tous les jours au téléphone. Il faut me laisser encore du temps ! Que veux-tu, c’est de ta faute ! Pour pouvoir prendre du recul vis-à-vis de toi, il faudrait que je parte sur une île déserte !

C’en est pas ça, du harcèlement ?

Mais bien sûr que je l’emmerde ! Bien sûr que je suis lourd et qu’il faudrait que je la laisse tranquille. Tous les soirs, en me couchant, … après ma prière, … je me promets de me faire un peu oublier. De prendre mon mal en patience. Car au fond, je sais bien que c’est le seul moyen de lui manquer … C’est simple, n’est-ce pas ?

Simple comme bonjour !

Seulement voilà ! Moi … je ne sais pas !

Des fois je me dis que si j’étais mort, elle me regretterait … et puis là, elle pourrait plus dire que je la harcèle, et pour le coup, elle regretterait, … elle regretterait de ne pas avoir fait tout ce qu’il fallait, de ne pas avoir compris tout ce que je représentais pour elle, … elle comprendrait enfin que nous étions fais l’un pour l’autre.

Elle comprendrait, … mais ce serait trop tard ! … Pour nous deux !

Que voulez-vous, c’est comme ça sur cette putain de planète. Y’en a que pour les morts. D’ailleurs, prenez Van Gogh par exemple ! Et ben il a fallu qu’il soit mort pour que ses tableaux prennent enfin toute leur valeur … voire plus, entre nous. Avouez que c’est mal payé ! Et surtout, ça lui fait une belle jambe au Vincent !

Ben moi, si je meurs et qu’elle se rend compte qu’elle m’aimait, ça va me rapporter quoi ?

Non ! Ou alors faire le mort, … disparaître … elle s’inquiéterait, culpabiliserait à mort et … quand je réapparaîtrais, … je prendrais le savon de ma vie et … elle me quitterait !

Ah, ou alors, un accident ! Ça c’est bien aussi l’accident ! Pas trop grave, pas qui laisse des séquelles, mais assez spectaculaire quand même, pour qu’elle le prenne au sérieux et qu’elle se sente obligée de venir me voir à l’hôpital …

Qu’elle se sente obligée !

Obligée !

Mais pourquoi je veux l’obliger ?

Elle est libre mon vieux !

Elle est libre de ne pas t’aimer ! Elle est libre de ne plus t’aimer !

Mais dis-toi qu’elle est libre … aussi … de t’aimer !

Confiance ! Tu n’a pas d’autre choix que de te livrer à … son choix … Aussi cruel soit-il, tu ne dois pas peser sur sa décision. Ce serait reculer pour mieux sauter ! Alors tu vas quitter cet escalier …

Eh oui … mon vieux !

Allez, ouste !

Elle a tes coordonnées. Elle te contactera ! Va souffrir ailleurs ! … Du balai ! Et laisse-la faire sa vie. Crois-moi, c’est le meilleur moyen si tu veux avoir une chance qu’elle revienne vers toi.

Allez, mes affaires !

Il va sous l’escalier et sort une valise. Il s’affaire à la remplir avec les quelques affaires qui traînent. On entend des bruits de bouteilles et de casseroles qui s’entrechoquent.

Il s’apprête à partir après un dernier regard vers l’escalier.

Il chante.

« Il faut savoir quitter la table

Lorsque l’amour est desservi

Sans s’accrocher l’air pitoyable

Mais partir sans faire de bruit … »

Il chuchote.

Sans faire de bruit. Allez mon vieux, sans faire de bruit !

Sonnerie porte d’entrée. Il s’arrête.

Bruit de porte qui s’ouvre.

Voix off féminine : Mon amour, je croyais que tu n’arriverais jamais !

Voix off masculine : Je me suis arrêté prendre du champagne ! Tu aimes ça j’espère ?

Voix off féminine : Si j’aime ça ! J’ado-o-re ! Tu es tellement romantique ! Embrasse-moi !

Bruit de baiser passionné.

Voix off féminine : Hmm ! Entre, … vite !

La porte claque.

La chanson de Charles Aznavour reprend à partir de « Il faut savoir quitter la table »

Le noir se fait, petit à petit tandis que la musique continue.

« Mais moi mon cœur, je t’aime trop ! »

Silence.

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