Chapitre 1

David Cassol

    Perdito lança une nouvelle partie. Un sablier indiquait l'attente d'autres joueurs. La machine émit un long râle, puis ronronna doucement. Perdito jeta deux sucres dans le gros mug que sa mère lui avait offert lors d'un voyage aux Etats Unis. Le pont de San Francisco se devinait vaguement sous la peinture essoufflée et blanchâtre. Il retourna à son bureau et manqua de se brûler en déposant sa tasse, fila sur son siège et se plongea dans le jeu à corps perdu.

    La partie se précipita dès le début et il concentra toute son attention sur son écran. Son café avait refroidi, mais peu importait : son équipe remportait la victoire! Il éteignit son ordinateur: le PC réclamait un peu de répit. La tête lui tourna et quelques chandelles se promenaient dans son champ de vision. Il ne se souvenait plus de son dernier repas. Il s'empiffrait de snacks, mais cela ne calmait pas sa faim. Il vérifia son portable : rien de neuf. L'écran indiquait jeudi 10 h 47. Il n'avait pas dormi depuis lundi soir! Chaque fois qu'il se préparait à déconnecter, de nouveaux joueurs lui proposaient de les rejoindre. Il relança, mais personne ne se présenta: le signal du repos sonnait, et il en avait besoin. Demain, il se rendrait aux bureaux administratifs pour renouveler ses droits.

    Il balaya son appartement du regard : des canettes de bière et de coca vides, des sachets de chips et des assiettes sales s'accumulaient partout dans la pièce. Elles envahissaient son espace vital, du canapé à la table de la cuisine où la vaisselle s'entassait (il mangeait dans la même assiette depuis la veille). Il avait renversé du soda sur la moquette et des cendres tapissaient le pourtour de sa chaise et de son bureau. Merde, il devrait se coller au ménage! Comment les choses dégénéraient-elles si vite ? Demain. Il croulait sous la fatigue, ses yeux pleuraient et palpitaient comme deux cœurs après un sprint. Il se servit un verre de gin avec du Fanta citron. Plus de glaçons et pas le courage d'en refaire. Il s'installa dans son vieux lit piteux, cala l'oreiller contre le mur et passa un morceau de musique. Il alluma une cigarette et sirota quelques gorgées, pensif.

    Après avoir dépensé tant de temps dans ses passions, il devrait se sentir bien. Pourtant, la tristesse pesait lourdement sur son cœur, étouffante et insupportable: le syndrome du marin l'accablait. Un capitaine de navire n'a pas sa place sur la terre ferme, laissez-le à quai et il dépérit! Un gamer ne vit que dans cette courte période vidéoludique. Il était débarqué, il retournait à la réalité, un monde privé de ce qui l'exaltait. Il se souvint d'un temps où il côtoyait des ami(e)s. Il rejoignait encore, de temps en temps, un groupe pour pratiquer du jeu de rôle mais cultivait sa solitude. Il participait également à une table de jeux de société une fois par mois. Quelques années plus tôt, il fréquentait les milieux de la nuit, les pubs et les boîtes sombres et bondées. Il se délectait de cette frénésie provoquée par l'alcool, les corps et la musique entêtante. Perdito possédait une sacrée descente ! Il avait touché à tout ce qui vous propulse à 100 km/h, mais s'en lassa et ressentit le besoin de se poser. Il sortait encore, en de rares occasions, généralement en quête d'une nouvelle partenaire. « La tuyauterie, ça s'entretient ! » répétait son père. Il lui faisait confiance: parole de plombier ! Il sourit vaguement en repensant au vieux, paix à son âme.

    Cette vie demeurait derrière lui: il ne se satisfaisait plus de ces rapports superficiels, ni de ces soirées à s'envoyer en l'air avec des femmes, de l'alcool ou de la drogue. Aujourd'hui, il restait chez lui ; il voyait des amis, rarement ; et jouait, beaucoup. Il conservait une bonne descente, mais gérait : jamais bourré le Perdito, brumeux mais pas plus. Il vida son verre et s'allongea sur le dos, ralluma une cigarette et songea à son père.

    Il aimait tendrement ses parents, mais ces derniers lui avaient toujours voulu trop de bien. Ils espéraient pour lui une vie normale, rangée, ordinaire : un job, une femme, une maison, des marmots et un clébard. Les patriarches se préoccupaient de leurs petits-enfants ! Très peu pour lui: la société ne l'intéressait pas. Cette connerie, c'est des conneries! Le travail ne le concernait pas. La Belgique ! Il résidait dans un des rares pays civilisés au monde où l'on tolère l'oisiveté, mais pas les laissés-pour-compte. Certes, les aides représentaient peu et ne lui offraient pas un plan de carrière particulièrement attrayant, mais il pouvait vivre comme il l'entendait avec cet argent. Il payait son loyer, ses factures, ses jeux, son internet, ses clopes et sa boisson. Perdito se permettait même quelques folies de temps en temps, comme cette soirée qu'il avait organisée pour Anita, demain. Penser à elle lui donna envie de rallumer son ordinateur, il s'était raidi. Non, il devait se conserver pour vendredi: il se montrerait à la hauteur. Il plongea sous la couette et sombra dans un sommeil comateux.


    L'aspirateur passait et repassait. Il se réveilla particulièrement agacé. Il avait soif, sa gorge lui semblait comme un désert. Il alluma une cigarette et se demanda si sa voisine nettoyait chez lui tant le bruit paraissait proche. La porte de la chambre cogna contre le mur et sa mère traversa la pièce en trombe jusqu'à la fenêtre. Mais qu'est-ce qu'elle fout ici ? Elle ouvrit les volets en grand, laissant jaillir un flot de lumière aveuglant. Il râla et se cacha sous les draps.

— Sérieusement ? Je viens de me réveiller ! Tu n'as rien de plus stressant dans ton répertoire ?

    La Mama se tenait devant son lit, les poings serrés contre les hanches. C'était une petite femme ronde. Elle avait hérité du caractère volontaire et autoritaire typique des Andalouses. Les touristes imaginent cela comme un détail charmant, mais ils n'ont pas vécu avec ce genre de matrones ! Si leurs maris les ont enfermées dans la cuisine, c'était pour sauvegarder un minimum de virilité. Son père se la jouait macho, mais c'était bien sa mère qui portait la culotte. Elle gérait tout d'une main de fer, sans laisser aucune marge de manœuvre à ses hommes. Elle semblait fâchée et contrariée. Ses cheveux, encore noirs malgré son âge, fuyaient son chignon sévère. Elle transpirait à grosses gouttes et ses minuscules yeux en amande le transperçaient comme des lames effilées. Elle crierait, il le savait. Quand ? Il l'ignorait.

— Tu es quoi toi ? Un vampire ? Regarde-toi ! Éviter la lumière du jour comme la peste. Tire-moi ce drap et respire ce bon oxygène !

    Il grogna, mais elle avait raison. L'air qui s'engouffrait dans la pièce n'était pas vicié : il se sentait renaître. Son cerveau lui envoyait des sensations de plaisir. Les hommes sont destinés à vivre en plein air, pour autant qu'on leur accorde un PC et une connexion haut débit...

— Mama...

— Il n'y a pas de mama ! Tu fais n'importe quoi ! Ta maison est calfeutrée comme si c'était un bunker. Il n'y a pas de guerre chimique dehors, tu peux ouvrir tes volets et tes fenêtres de temps en temps ! Tu peux aussi te lever avec le soleil au lieu de te coucher à des heures indues. Ce n'est pas naturel ce train de vie, et tu ne travailles pas en plus ! Tu restes cloîtré ici toute la journée, le nez dans tes jeux...

    Et c'était reparti pour une fournée de reproches : le lot commun depuis sa plus tendre enfance. Il devait cesser de lire ces livres débiles avec des elfes parce qu'il deviendrait homosexuel; arrêter la Game Boy parce qu'il deviendrait myope; s'inscrire au football plutôt qu'aux échecs, un sport sain qui ne pervertit pas la jeunesse! "Les échecs c'est un sport de coco!" grondait son père. « Si tu veux péter plus haut que ton cul, mets-toi au golf, mais pas avant de pouvoir te payer tout le bazar ».

    Il se savait différent des autres gosses de son âge, asocial. C'était son droit après tout! Les fourmis ne sont pas toutes des travailleuses, certaines font n'importe quoi, d'autres glandent tout simplement. Il n'aimait que lire et découvrir, réfléchir et jouer. Il aurait pu en vivre, écrire pour une revue ou bosser dans l'informatique comme nombre de ses amis: il préférait se blottir sous la tutelle du saint gouvernement keynésien. Ce pays avait choisi de ne laisser personne derrière lui ; il faisait partie de cette infime partie de la population qui profite du système, résolu à ne jamais s'intégrer dans la société de travail que propose ce monde sans queue ni tête.

    Bref, il était une sangsue et assumait. Peut-être qu'un jour les choses changeraient. Un réformateur couperait le robinet aux gens comme lui, prétextant une crise économique fallacieuse. Il serait dans la mouise et devrait se retourner rapidement ou finir dans la rue. Son intelligence lui permettrait de trouver quelque chose s'il en avait besoin, il s'en persuadait. Si Perdito acceptait pleinement son statut de parasite, sa mère ne le tolèrerait jamais.

    Il avait commis l'erreur idiote de lui laisser un double des clés ! Elle poursuivit ses sempiternelles jérémiades sur l'état de son appartement. Le ménage lui avait pris la journée : une vraie porcherie ! Une vague de honte pointa son nez, subrepticement, mais disparut très vite. Généralement, il avait le temps de nettoyer avant de recevoir. Il n'aimait pas que l'on assiste à son bordel dégénéré. Il n'en était pas très fier, et se sentait un peu comme un gosse qu'on surprend aux toilettes avec un magazine porno, en pleine contemplation.

    Il se leva et ouvrit une bière tout en rallumant une cigarette. Cela irrita sa mère, et c'était le but! Agissait-il sous le coup de son libre arbitre, ou se contentait-il d'emmerder systématiquement ses parents?

— Mama, je ne peux pas te garder. Je reçois quelqu'un.

— Ton rendez-vous avec Anita ?

— Oui...

    Elle le frappa avec un oreiller.

— On est dimanche, Tonto ! Tu as dormi toute la semaine espèce d'idiot ! hurla-t-elle. Tu n'auras rencard avec personne ce soir ! Je ne sais même pas si elle acceptera de te reparler après ce que tu lui as fait subir.

— Bof. Anita ne me refuse rien ! lança-t-il avec insolence.

    Il lut l'indignation dans son regard. Il était peut-être allé trop loin. Anita était vraiment une bonne pâte. Elle demeurait dans son sillage depuis le collège, entretenant pour lui un béguin depuis toujours, et elle lui en passait des choses ! Si insipide, si normale. Il l'avait repoussée pour son bien, mais elle revenait sans cesse à la charge, persuadée qu'un jour il mûrirait. Elle confondait maturité et nature profonde. Les gens creusent leurs propres tombes. Elle optait pour la souffrance de son plein gré : ainsi soit-il! Qu'elle continue à jouer son rôle de potiche à ses côtés: il l'appelait quand il voulait partir en vacances dans un coin sympa, s'il désirait une oreille, de la tendresse, aller au ciné ou simplement du cul. Cela ne l'empêchait pas de rencontrer d'autres filles en boîtes de nuit, de plus en plus rarement cependant. Ils formaient un couple, par intermittence, selon ses humeurs. Il savait qu'il se comportait comme un enfoiré, peu importe les excuses qu'il s'inventait. Il l'avait même surnommée « mon sexe de compagnie ».

— Salop ! J'ai honte d'avoir mis un homme comme toi au monde! Perdito, ton père doit pleurer toutes les larmes de son corps en constatant ce que tu es devenu!

    Elle fulminait. Il ne l'avait jamais vue dans cet état, et c'était la première fois qu'elle évoquait le padre depuis son décès. Une mort absurde : une pièce d'avion s'était détachée en plein vol et l'avait tué sur le coup. Les types des pompes funèbres parvinrent difficilement à le rendre reconnaissable. Mama invoquait un châtiment de Dieu, et effectivement ces accidents ne se produisent qu'au cinéma.

— Perdito ! C'est trop. Je t'ai tout donné ! Ton père et moi nous nous sommes saignés pour t'offrir une belle vie ici, pour t'inculquer toutes les valeurs morales. Ce que tu es devenu relève de ta responsabilité. J'ai honte de toi, mon fils. J'espère que tu grandiras, que tu changeras. Je ne veux plus de tes nouvelles. Tu nettoieras tes crasses seul! Ne m'appelle plus, ne viens plus. Et laisse la petite Anita tranquille ! Tu ne sais faire que du mal.

    Elle pleurait. Il s'approcha d'elle pour la prendre dans ses bras mais elle le repoussa si violemment qu'il s'écroula sur son lit. Il éclata d'un rire dément: elle semblait vraiment en colère cette fois-ci! Elle lui jeta un dernier regard écœuré et disparut dans un froissement de robe bleue foncée.


    Son appartement, briqué de fond en comble, sentait bon. Il ne disposait toujours pas de change propre, mais du linge séchait sur l'étendeur. Il rédigea un sms à Anita pour s'excuser une énième fois de l'avoir plantée, lui racontant qu'il se rattraperait. Il s'installa devant son ordinateur avec une petite bière. Il n'avait pas envie de lancer une partie en réseau, une petite campagne solo ferait mieux l'affaire. Il songeait depuis quelque temps à replonger dans le dernier Heroes of Might and Magic. Ils avaient changé le titre pour Might and Magic Heroes afin de rendre l'ensemble plus cohérent avec la série qui comptait deux licences : Heroes of might and magic et l'original Might and Magic. Mais pourquoi raccourcir les différences dans les deux noms de ces jeux tellement distincts si l'on aspire à dissiper la confusion ? Cela lui semblait bien nébuleux... Des types justifiaient leurs salaires mirobolants avec du vent, et on lui reprocherait à lui de ne pas bosser, de ne pas faire partie de cette grande usine de la fumisterie ? Quelle blague ! Les softs s'avéraient excellents, même si le changement de nom restait incohérent et absurde.

    Plongé dans l'ascension de la dynastie du griffon, son téléphone vibra. Il lut la réponse d'Anita et son cœur se serra. Elle demeurait froide et ne manifestait aucune colère. Elle lui affirmait qu'ils ne se reverraient plus, qu'il avait dépassé les bornes du manque de respect. Elle lui exposa ses déceptions et lui cracha au visage des vérités qu'il ne désirait pas entendre. Elle le percevait sous son vrai jour : un pauvre type, ce qui le touchait plus profondément qu'il ne l'aurait escompté. Il tenait à cette fille, mais ne l'aimait pas. Enfin, il l'aimait oui, il avait de l'affection, mais ce n'était pas le genre de nana avec qui on bâtit, même si elle assurait dans un pieu! Et puis, qui voudrait de sa vie ? Il chérissait sa solitude, sa tranquillité, son ermitage. Qu'on le laisse mener son existence comme il l'entendait ! Il aurait pu l'aimer, vraiment, s'il s'aimait lui-même un peu plus, ou peut-être un peu moins. Qu'ils aillent tous se faire foutre !

    Il changea de jeu de nombreuses fois, mais cela ne l'amusait plus: le cœur n'y était pas. Il se sentit triste, profondément malheureux. Il capta le signal : plus d'alcool. Taper fort pour espérer noyer ce vide! Au revoir la bière, bonjour whisky et gin. Il but en lisant de vieux messages. Il écrivait des lettres qu'il jetait. Il criait et riait, titubait et dansait. Il vomit un peu, pleura beaucoup, puis sombra sur son canapé, ivre.


    Le soleil et un terrible mal de crâne le réveillèrent vers les coups de neuf heures. Il s'étonna de ce lever matinal. S'il remettait sa vie sur les rails, ce serait un lundi, et tôt! L'effet loto, jour de l'an etc: rien ne changerait, ni aujourd'hui ni jamais. Il sortirait ce soir pour rencontrer une nana ivre dans un bar, et la jetterait comme un salop pour ce qu'elles lui avaient fait subir. Non, ce qu'ils lui avaient infligé, tous autant qu'ils sont. Il n'en voulait pas qu'aux femmes ce lundi: il maudissait le monde entier, mais surtout sa propension à tout foutre en l'air. Il se sentait pitoyable : Anita touchait juste, il était le pauvre type qu'elle décrivait. Elle le connaissait et il n'avait pas besoin de ça. Qu'on le laisse en paix ! Des pensées noires traversaient son esprit, et il se surprit à demander à Dieu de le rappeler. Il avait souvent proféré cette requête, plus jeune. Ce monde s'apparentait à une décharge et il ne le supportait pas. Mais, le grand barbu ne l'entendait pas de cette oreille : Perdito resterait longtemps les pieds dans la bouse. En se dépêchant, il pouvait encore arriver à l'heure à son rendez-vous. Ses allocations chômage relancées, il se terrerait dans l'obscurité de son appartement.

    Sur le chemin du retour, il achèterait quelques « provisions » : clopes, alcool et boîtes de conserve. Il aimait le jour des courses : de bonnes choses qui ne duraient pas. Il mangerait du pain frais, des fruits, des légumes même, un steak bien saignant. Ce lundi présageait une belle journée!

    Il traversait la cité de Liège à grands pas, la tête à ses emplettes, quand il reconnut un bruit de pneus qui crissent sur l'asphalte. Il leva les yeux et croisa le regard d'un automobiliste. Son expression mêlait surprise et détresse : il n'aurait pas dû faire le fou, rouler à 70 km/h en ville, fumer avant de prendre le volant, et se laisser entraîner par son ami à ses côtés. Perdito allait périr, percuté de plein fouet par deux jeunes inconscients! Pardon, je ne peux absolument rien pour l'éviter. J'aimerais changer ce qui va se produire, mais je suis impuissant.

    Perdito se figea, paralysé, dubitatif et incrédule. La Golf dévala les quelques mètres qui la séparaient encore de sa victime. Le pare-chocs avant se situait à une vingtaine de centimètres quand Perdito réalisa qu'il ne s'en sortirait pas : la mort se présentait à lui, peinte en gris métallisé, comble du mauvais goût. Il disparaîtrait en allant acheter des clopes... Il leva ses bras pour se protéger et hurla de désespoir.

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