Lettre à mon jardinier

Monsieur,

Voilà plus d'une année que nous nous côtoyons sans que vous ne me prêtiez la moindre attention, et je me vois obligée de vous écrire cette lettre. La douce folie qui s'est emparée de moi lors de notre première rencontre a grandi de jour en jour, pour atteindre des hauteurs inégalées en la matière. Cela m'est devenu intolérable, et je ne saurais garder pour moi ce lourd secret plus longtemps : je vous aime. Oui, monsieur, je vous aime. Aussi surprenant que cela puisse paraître, mon cœur autrefois aussi vide que celui d'un pigeon vous a choisi pour objet de passion.

J'ai longtemps lutté, mais dans le combat opposant ma volonté à cet amour contre-nature, c'est le second que le sort a choisi pour vainqueur. Vous êtes mon âme sœur. Je sais que cela n'est pas conventionnel pour quelqu'un de mon rang, de mon « espèce » si j'osais, mais je n'y puis rien. Mes amies dévotes se moquent toutes de moi, me disent que c'est insensé, que ce n'est point viable. Mais je ne saurais renier mes sentiments plus longtemps. Vos beaux yeux me font mourir d'amour, comme disait l'autre, et bien plus encore. Je saurais m'accommoder de ces commères si seulement vous m'aimiez en retour. Je tremble à votre vue et guette vos regards, quand ces grenouilles de bénitier restent plantées là à se gausser de mon infortune. Monsieur, n'entendez-vous point que je vous aime ? Dois-je donc m'humilier au point de vous avouer que je rougis chaque fois que vous soignez mes plates-bandes ; que je jalouse toutes ces belles plantes de la cour que vous choyez avec amour ; que je serais prête à m'effeuiller sur le champ si vous me le demandiez.

Réputée pourvue d'un cœur aussi froid et dur que le marbre, je le vois se vêtir de velours à votre encontre. Chaque fois que vous paraissez, je me montre sous mon plus beau jour. Je tâche de faire jouer la lumière sur mes rondeurs. Mais rien n'y fait. Vous semblez ne pas me voir. Pourtant, hier, j'ai bien cru lire dans vos yeux le signe que je n'attendais plus. Ce long regard échangé, ce sourire que vous arboriez... Me serais-je donc trompée ? Un seul mot de votre part, et je me donnerais toute entière. Vous seriez mon Jupiter, je serais votre Junon. Vous mon Peter, et moi votre Wendy. Vous le gâteau, et moi la cerise. Que vous préfériez les femmes délicates, les exotiques Cherokees, les Erika d'Australie, les Islandaises, les Mexicaines, les Russes ou encore les Slaves, je saurais vous combler en me transformant en l'objet de votre désir.

Monsieur, faisons fi des conventions ! Aimons-nous loin des racontars et des quolibets ! Vivons d'amour et d'eau fraîche sous le soleil de Madagascar ! Allons-donc déguster des litchis en Nouvelle-Zélande ! Allons sentir et admirer les roses du Japon, ou bien celles de Saint-Domingue ! Mon doux ami, faisons le tour du monde et voyons ce qu'il a à nous offrir, plutôt que de prendre racine dans un pays où tout nous sépare ; plutôt que de s'enliser dans une société où tous nous jugent. Aux Amériques je serais votre « Sweetie », et vous mon rayon de miel mexicain. En Océanie, nous éviterions la touffeur des nuits australes en nous enlaçant au bord d'un bateau en partance pour les Indes. Il y a tant de choses à voir et tant de choses à faire !

Monsieur, je sais que tout abandonner pour moi représente un choix lourd de conséquences, mais ce serait pour notre bien à tous les deux. J'ai conscience que vous avez bien plus à perdre que moi : votre réputation, votre travail, votre source de revenus, votre femme actuelle. Mais ce que nous y gagnerons ensemble, cela n'a pas de prix. Cela vaut toutes les couronnes et tous les royaumes. Pour renverser cette situation et que je fusse à votre place, je donnerais si je le pouvais toutes mes richesses, jusqu'au moindre pépin.

Mon bien-aimé, je m'en remets à vous.

Affectueusement,

Votre plant de tomates.