Lettre de mon phare

perno

     La ville d‘Ålesund en Norvège a vraiment un charme incomparable. C’est peut-être parce que ce petit port à l’ouest du pays est constitué de plusieurs îles en croissant de lune, reliées entre elles par des ponts, ou bien alors parce que le paysage alentour est à couper le souffle. Ou encore parce que le centre de la ville respire une sereine tranquillité. Les façades décorées et colorées de ses bâtiments datant du début du XXème siècle et au style architectural issus de l’Art Nouveau se reflètent sur l’eau immobile des bras de mer s’insinuant entre les différentes îles, tels des canaux. Pour toutes ces raisons et bien d’autres encore j’aime cette ville plus que tout. Mais alors que certains se réfugient dans un moulin, pour ma part, je laisse venir l’inspiration en me promenant sur les quais du bord de mer. Mes pas me ramènent toujours devant le phare de Molja, devenu depuis quelques années une chambre d’hôtel, dans lequel je reviens régulièrement retrouver une quiétude perdue dans ma ville de Hambourg. La petite tour lumineuse rouge et noire marque l’entrée du port d’Ålesund. Pour y accéder du rivage, il faut emprunter une étroite digue longue d’une centaine de mètres s’avançant dans la mer. Certes c’est peu, mais suffisant pour avoir un certain sentiment d’évasion.

Un jour de tempête pendant lequel je restais au bar vide de l’hôtel, le directeur s’assit à ma table. « Connaissais-vous l’histoire de l’immeuble effondré il y a une dizaine d’années peu avant votre arrivée ? Une terrible catastrophe pour la ville ! » Au départ peu enclin à la discussion, mais toujours à l’affût d’un bon sujet, je m’apprêter à écouter attentivement l’homme qui avait attisé ma curiosité. Il prit donc sous le comptoir du bar deux verres, une bouteille d’aquavit et vint s’asseoir à ma table. Il nous versa un verre à chacun, but d’un trait le sien avant de commencer son récit.

 

            Jarl était un agent immobilier d’une importante compagnie norvégienne qui traitait des affaires dans le monde entier. Il travaillait beaucoup, aux quatre coins du globe. Il n’était pas originaire d’Ålesund, mais avait découvert la ville au hasard d’un weekend de villégiature, un peu comme moi, après avoir parcouru un article du Times la déclarant la plus belle ville de Norvège. Il avait vraiment eu le coup de foudre pour cette ville à taille humaine, avec ses nombreux bâtiments colorés et leurs tourelles pointues, leurs façades ornées de statues aux multiples visages. La quiétude de la ville le ramenait aussi à une certaine authenticité, lui qui ne connaissait que la frénésie des grandes villes comme Oslo, Londres ou New York, qu’il parcourait sans relâche pour les besoins de son travail. La concentration de constructions issues du mouvement de l’Art Nouveau étant à peu près unique au monde, cela avait également attiré son attention d’expert immobilier. Il aimait les promenades sur les quais, et en particulier la vue depuis le phare de Molja. Lorsqu’il se tenait à l’ombre rassurante de la tour, regardant vers le large, il imaginait le soulagement des marins retrouvant leur port d’attache et leur foyer après une longue campagne de pêche.

            A peine rentré de ce premier voyage, Jarl parla d’Ålesund à ses supérieurs, vantant ses avantages, au carrefour de routes commerciales et touristiques, et donc à l’avenir prometteur. Les directeurs, partageant son enthousiasme, lui donnèrent carte blanche pour y monter un projet et y faire des investissements.

L’année suivante avait vu la consécration d’un objectif important. Jarl avait en effet réussi à négocier l’achat d’un entrepôt désaffecté ayant servi par le passé à stocker et à emballer les harengs fraîchement débarqués sur le quai adjacent. La transaction avait été compliquée, mais le projet immobilier de Jarl avait finalement obtenu l’accord de la municipalité, à qui appartenait auparavant le bâtiment. Il était question de créer des logements, tout en respectant le passé historique de l’entrepôt. Le résultat fut à la hauteur des espérances, et les appartements se vendirent en quelques mois, avant même la fin des travaux. La situation était idéale : vue sur la mer et plus loin sur les majestueuses Alpes Sunnmøre, à deux pas du centre de la ville et d’un grand parc situé sur une petite montagne juste derrière. A ce propos, une équipe de géologues avait bien mis en garde contre un vague risque d’éboulement, mais sans vraiment convaincre. L’inauguration avait eu lieu quelques mois plus tard, Jarl ainsi que quelques-uns de ses supérieurs avaient fait le déplacement, avant de s’envoler conclure une autre affaire, à Berlin.

            Travailler pour une grande compagnie immobilière n’était pas de tout repos, et Jarl, à présent proche de la quarantaine, aspirait à plus de calme. Il revenait dès que possible au pied de son phare, entretemps devenu chambre d’hôtel. Molja était son oasis, le lien parfait entre la civilisation dont il avait besoin mais qui le pesait, et une solitude contrôlée. La mer était aussi une source d’inspiration, la quiétude du lieu l’ayant convaincu à se remettre à un loisir de jeunesse, le dessin. Il se découvrit alors une passion pour l’aquarelle, et plus le temps passait, plus il prenait du recul dans son travail pour revenir le plus souvent possible à Ålesund. Il avait besoin de sentir la mer proche de lui, alors que le plus souvent, il ne la voyait que de l’avion, à quelques milliers de pieds au-dessous de lui.

            Quelques temps plus tard, il revint à Ålesund participer à une exposition d’artistes locaux avec quelques œuvres montrant des navires de pêche rentrant de campagnes lointaines, parfois suivis d’une nuée de mouettes, des voiliers locaux ou battant pavillon britannique, allemand, danois. Il aimait aller à la rencontre des gens sur le port, et leur montrait parfois ses œuvres. Il lui arrivait même d’en offrir. Il appréciait ce contact vrai avec des gens issus d’horizons différents, mais qui tous avaient cette passion de la mer, la quiétude presque sage de personnes à l’écoute de la nature. Bien sûr, le travail des pêcheurs n’avait rien d’une ballade romantique, mais leurs récits intéressaient Jarl tout autant que les aventures narrées par les plaisanciers. Il les transposait à sa manière dans ses aquarelles et ses dessins à l’encre de chine. C’était sa première grande exposition, et il avait nommé sa collection les « nouvelles du large ».

            A l’occasion du vernissage, un homme d’un certain âge l’aborda. Il trouvait ses aquarelles intéressantes. Il en appréciait particulièrement quelques-unes que l’artiste avait peintes à partir de vieilles photos d’Ålesund, montrant quelques bâtiments aujourd’hui disparus, certains remontant même à avant la deuxième guerre mondiale, quand la ville avait connu un âge d’or grâce à la pêche aux harengs. Le vieil homme commença alors de parler de l’histoire de la ville, et du terrible incendie qui l’avait frappé en 1904. On allait justement célébrer les 100 ans de la catastrophe dans quelques semaines. L’artiste en avait vaguement entendu parler, mais ne connaissait pas l’histoire en détail. Le vieil homme profita du peu d’affluence matinale pour raconter l’évènement qui marqua fortement les mémoires : par une froide nuit d’hiver le feu naquit et se propagea à une vitesse foudroyante parmi les maisons, en bois à l’époque. Ainsi en quelques heures, des centaines de maisons furent réduites en cendres, et plus de 10 000 habitants affolés perdirent leur toit, en plein mois de janvier. On ne put déterminer l’origine du sinistre ; des rumeurs ont bien circulé parlant d’un feu mal éteint sur les quais, et même d’un incendie d’origine criminelle, qui se serait propagé de manière incontrôlée. Toujours est-il qu’on ne sut jamais, et que l’urgence était dans le relogement des sans-abris, alors que l’hiver battait son plein. Le temps de l’enquête attendrait bien…

            Le vieil homme fit une pause dans son récit. Jarl sentait qu’il ménageait un certain suspense avant de dire quelque chose d’important. Puis il poursuivit : «  vous savez, il y eut un énorme élan de solidarité nationale après la catastrophe. Des artisans accoururent de tout le pays pour participer à la reconstruction des maisons des infortunés. Le roi décréta par contre que tout édifice serait dorénavant construit en pierres, et plus en bois, pour limiter les risques d’un nouvel incendie. » Jarl écoutait avec attention. Ce que racontait le vieil homme n’était pas très répandu en Norvège, car on avait voulu oublier la catastrophe. En fait, Karl, le vieil homme, avoua être à moitié allemand, par son père. En effet, Ålesund était connu pour être un lieu de villégiature prisé de l’Empereur allemand Guillaume II au début du XXème siècle. Dès qu’il eut vent de la catastrophe, il envoya à son compte, selon la légende, des navires de la flotte impériale avec du matériel, des hommes qualifiés pour aider à la reconstruction. Le grand-père de Karl était architecte, et avait fait partie du voyage. Après plusieurs années de travail acharné, il avait décidé de rester en Norvège, séduit par ce lieu enchanteur avec sa nature apaisante et ses habitants chaleureux. En remerciement des services rendus, tous les étrangers ayant participé aux travaux de reconstruction pouvaient, s’ils le désiraient, obtenir la nationalité norvégienne. Ainsi le grand-père de Karl fit venir sa famille. Il fut bien inspiré, car Ålesund resta un havre de paix au milieu de la tourmente provoquée par les deux Guerres Mondiales. Karl n’a jamais regretté le choix de son aïeul.

            Le vieil homme sortit alors quelques photos jaunies par le temps et les montra à l’artiste. « J’aime beaucoup vos aquarelles ; voici des photos de mon bateau, après la guerre, est-ce que je pourrais vous passer commande de deux tableaux le représentant, ici au port, et là en mer, avec les Alpes Sunnmøre en arrière-plan ? Dites-moi votre prix ! » Jarl ne s’était pas du tout attendu à cela, son esprit vagabondait encore parmi les décombres fumants de la ville pratiquement rasée après l’incendie. Il essayait d’imaginer la population fuyant, sous la neige, dans une vision d’apocalypse, des navires en bois, eux-mêmes touchés par de multiples flammèches, appareillant dans une tentative désespérée de fuir la fureur de la fournaise. Quel cauchemar ont dû vivre les habitants et les visiteurs, les marins et les quelques touristes présents…

            Le vieil homme attendait une réponse de son interlocuteur. Mais comme en écho à leurs pensées, un énorme vacarme se fit soudain entendre. Un grondement sourd et puissant qui fit même vibrer les murs, comme lors d’un tremblement de terre. Tous les visiteurs de la galerie se précipitèrent au-dehors, presque en proie à la panique. Quelle nouvelle catastrophe s’abattait sur la ville ?

            Une fois à l’extérieur, Jarl vit que de nombreuses personnes sortaient elles aussi de leurs maisons et appartements. La galerie se trouvait sur un quai, au bord d’un des canaux séparant les îles les unes des autres. Un énorme nuage de poussière s’élevait rapidement dans les airs, derrière des bâtiments. Mais cela semblait provenir d’un autre quai, le canal formant un coude. Jarl s’immobilisa, interdit, alors que des cris de détresse se faisaient maintenant entendre.

            Comme mués par une volonté commune, les spectateurs se précipitèrent vers le nuage de poussière, pressentant une catastrophe. Un mélange de curiosité, de frayeur, un élan irrésistible animaient Jarl, mais aussi un sombre pressentiment. Il devait se dépêcher, savoir ce qui était arrivé. Des vies étaient peut-être en danger : y avait-il eu une explosion, un attentat, un accident violent ? Il fallait savoir, et secourir, si possible.

            Mais au détour d’une rue étroite, en arrivant de nouveau sur les quais, alors qu’une scène d’apocalypse lui faisait maintenant face, Jarl se figea. La poussière commençait déjà de se dissiper, laissant voir des blocs de béton avec des tiges de métal tordues hérissées dans tous les sens, des rochers, des buissons et des branches d’arbres déchiquetés, le tout enchevêtré dans une incroyable mêlée. Des cris s’échappaient de l’amas de débris, des blessés aux vêtements lacérés et tachés de leur sang s’écartaient du lieu de la catastrophe.

            Jarl ne fut pas long à comprendre l’impensable. L’immeuble, « son » immeuble venait d’être pulvérisé par un glissement de terrain de la montagne située derrière lui. Une falaise s’était ainsi formée, tranchant nettement son profil.

            Il y a cent ans, un incendie mystérieux avait ravagé la ville. Mais aujourd’hui, même si le bâtiment écroulé respectait toutes les normes, on ne manquerait pas de le déclarer responsable de ce qui arrivait, alors que, mis en garde pendant les travaux par des spécialistes, il avait sous-estimé les risques d’éboulement …

 

            La bouteille d’aquavit était vide sur la table, et il faisait déjà sombre lorsque je quittais sans un mot le bar de l’hôtel. Quelle tragique histoire ! En retournant dans « mon » phare, je me demandais si j’aurais le cœur de la retranscrire…

  • Bonjour yoda! Merci pour le commentaire! Je ne suis jamais allé à Alesund non plus, mais en me renseignant sur cette ville, j'ai aussi eu envie de m'y rendre! Et pour la petite histoire, l'incendie a vraiment eu lieu!

    · Il y a plus de 10 ans ·
    P1040273

    perno

  • Une belle et sombre histoire, qui fait réfléchir sur l'impermanence des choses, il ne faut pas s'y attacher, tout peut arriver à n'importe quel moment. Il n'empêche qu'en lisant, j'ai envie de me rendre dans ce petit village, de le visiter, de monter en haut du phare pour voir l'horizon au delà de la mer... et pourquoi pas, poser le chevalet pour peindre les vagues... CDC (Tu seras dans le trio des favoris des lecteurs et d'autres te liront...)

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Yoda 24 04 09 002 92

    yoda

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