Lettre de rupture

arzel


            Pascale était jusqu'alors, une fille qu'on ne remarquait pas. Brune et mince, un regard très noir, elle n'était pas moins jolie qu'une autre mais elle était plutôt timide et réservée et répugnait à se mettre en valeur. Sur le plan scolaire, elle était moyenne mais comme elle intervenait peu dans le cours, les professeurs ne s'apercevaient guère de sa présence. Il était déjà arrivé, que plusieurs mois après la rentrée, un professeur s'adresse à elle en l'appelant Françoise ou Anne... Bref une fille sans histoires , jusqu'au jour où...

Ce jour-là, c'était un mardi. Le professeur de français donna en dictée un texte assez drôle. Il s'agissait d'une femme écrivain public à qui un amoureux timide venait commander une lettre d'amour, qu'il lui adressait ensuite. L'histoire plût à la classe et , dans la foulée, le professeur proposa de jouer à l'écrivain public: chacun devait écrire la lettre que lui commandait un camarade et tous les sujets étaient possibles  ( lettre à une administration, demande d'emploi, lettre d'un voyageur, lettre de rupture etc...); Pascale , fidèle à son personnage, choisit un sujet anodin: une lettre de protestation pour un vélo abîmé mais elle faisait équipe avec un petit déluré  qui lui commanda une lettre de rupture. Jusqu'alors, elle avait été une élève plutôt terne en français. Ses rédactions valaient la moyenne , rarement plus et se voyaient généralement gratifiées de la remarque " Peu vivant". Lorsque Frédéric lui imposa son sujet, elle commença par protester, c'était trop difficile  et puis elle ne saurait pas...Mais Frédéric avait de la suite dans les idées et elle dut s'incliner. Que dire? Jamais , au grand jamais, elle ne s'était trouvée dans la situation  d'avoir à envoyer quelqu'un promener; même avec ses camarades filles, c'était toujours elle qu'on laissait tomber pour une amie plus gaie, plus brillante. Que faire? Cette idée l'occupa tout le week-end. A cause de Frédéric, elle allait encore ramasser un carton!... Et puis le dimanche soir, au lieu de regarder le film à la télé, avec toute la famille, elle s'installa à sa table et se dit:"Il faut que j'aie terminé à 10 heures."  Le sujet s'anima soudain dans sa tête en images brillantes, elle se voyait signifiant son congé à un amoureux éploré, elle était dure, impitoyable ... et elle se mit à écrire d'un seul jet. A 9h30 la rédaction était recopiée; Ouf! Pascale, soulagée, courut devant la télé, pour voir la fin du film.

Dix jours plus tard, le professeur annonça qu'elle rendait les devoirs. Ils étaient moyens, dit-elle, mais elle avait quand même été étonnée par le texte de Pascale qui avait une certaine allure. Elle le lut à haute voix et à la fin elle ajouta avec humour "Et bien si vous avez des lettres de rupture à envoyer, vous savez à qui vous adresser".

A partir de ce moment-là la position de Pascale changea du tout au tout. La grande fille effacée devint  du jour au lendemain, le point de mire de la classe.Dès la récréation suivante Isabelle vint la trouver:" J'ai besoin de ton aide, Thierry commence à m'agacer, je préfère Alain. Tu me fais une lettre dis?"  Amusée, Pascale accepta et dès le lendemain, elle apporta à Isabelle la lettre demandée. Cela se sut: Marie, Françoise, Gwen vinrent successivement la trouver. Puis ce fut le tour des garçons: Jean-Marie, Christophe... A croire que toute la classe avait des problèmes de coeur. Pascale écrivait, écrivait.... A la maison , sa mère la félicitait de son assiduité au travail: on ne la voyait plus devant la télévision...

Jusqu'à ce jour, Pascale ne s'était guère intéressée aux garçons. Sa timidité, sa réserve, la préservaient des aventures. Et puis les garçons l'ennuyaient, elle craignait leur brutalité, ils parlaient sans cesse de foot, de vélo, sujets qui ne l'intéressait que médiocrement. Elle avait trois frères à la maison, leur vitalité exubérante l'exaspérait souvent et quand elle sortait de chez elle, elle recherchait plutôt la compagnie des filles. Elle retrouvait chez elles son goût des secrets partagés ou ces conversations anodines où l'on se donne le nom d'un nouveau shampoing ou l'adresse d'un magasin de fringues pas trop cher.

Le succès de ses lettres de rupture projeta Pascale au premier rang de la scène lycéenne; son talent certain pour envoyer promener les gens en douceur ( ou avec violence, suivant la commande) lui valut bientôt une jolie notoriété dans le petit monde des classes de troisième. Mais cela ne s'arrêta pas là, des secondes et même des terminales firent appel à ses services. Au lycée, son nom circulait de bouche à oreille, Pascale, qui ça Pascale? mais Pascale , tu sais bien, celle qui....

Et il arriva ce qui arrive souvent à ceux que la gloire désigne. Quand la notoriété s'empare d'un individu, il a rarement l'occasion de goûter longtemps la solitude. La compagnie de Pascale fut bientôt très recherchée. Elle trouvait dans ses poches des petits mots ainsi libellés:" J'ai lu la lettre que tu as écrite pour Pierre, j'aime la façon dont tu parles; est-ce qu'on ne pourrait pas se voir après le lycée?" Sollicitée par des quantités de garçons beaux, drôles sympathiques, elle restait perplexe. Elle n'en revenait pas d'avoir soudain autant de succès que Catherine avec ses jolies boucles blondes ou Isabelle avec son visage de poupée.

Et puis un jour Isabelle lui commanda une lettre pour Jacques

 " Sois dure, , il m'en a assez fait baver, ce salaud"

Pascale fut féroce , le traita de "petit poupon comique" ( il était , il est vrai , un peu rondouillard). Et comme elle commençait à s'intéresser au résultat de son ouvrage , elle regarda Jacques au cours suivant, alors qu'Isabelle venait de lui remettre la lettre dûment recopiée. Il était pâle, lui, si insouciant d'habitude, avait presque les larmes aux yeux. Son regard la croisa un moment et elle ne sut comment interpréter ce regard à la fois désespéré et rancunier. Il savait de toute évidence qu'elle était l'auteur de la lettre."Je suis allée trop loin" se dit-elle et elle se promit de modérer ses colères épistolaires. A la récréation suivante, elle alla trouver Jacques et essaya de le consoler. 

"Tu sais , lui dit-elle, j'ai écrit cela comme cela, parce qu'il faut bien écrire quelque chose, je ne le pense pas du tout et Isabelle non plus sans doute" " Isabelle! Ne me parle plus jamais de cette fille."

 C'est ainsi que naquit l'amitié entre Jacques et Pascale. Ils se rencontrèrent souvent , ils habitaient le même village et rentraient donc par le même car et le dimanche après-midi, ils faisaient de longues promenades au bord de la mer. Pascale avait l'impression de vivre tout à coup. Son travail scolaire en pâtissait bien un peu et puis elle n'avait plus guère le temps d'écrire toutes les lettres qu'on lui commandait. Certains se plaignaient:" Je t'avais demandé de me l'écrire pour mardi , tu ne l'as pas fait, moi le mercredi, j'avais rendez-vous avec une autre, j'étais presque pas embêté!..." Mais ces protestations ne troublaient pas Pascale, elle n'avait jamais été aussi heureuse, elle avait l'impression de voler.

Hélas, elle ne fut pas longue à redescendre sur terre. Un vendredi matin, Pierre son voisin de classe, lui dit:

" Tu as le temps de faire une lettre? c'est pas pour moi, c'est pour un copain"

"Si tu veux , j'ai juste une heure de permanence tout à l'heure."

" Bon, on se retrouve alors, je te donnerai les instructions."

A l'heure suivante, Pierre s'installa à côté d'elle; Pascale sortit une feuille, un stylo.

" C'est quoi le nom de la fille?"

" Pascale , tiens c'est le même nom que toi, ça , c'est marrant"

" Tu sais des Pascale, il y en a beaucoup... bon, pourquoi est-ce qu'il veut rompre ton copain?"

" Oh, il dit qu'il ne l'aime plus, qu'il la trouve sans intérêt, avec ses cheveux noirs et ses yeux noirs, des filles comme elles il y en a à la pelle" 

Pascale écrivait, s'appliquant à trouver les mots justes, les mots qui blesseraient.

"Et puis, continuait Pierre, mon copain , il veut se venger, il dit que la Pascale en question l'a un jour fait souffrir et qu'il ne l'a jamais oublié"

Pascale sentit brusquement comme une inquiétude s'insinuer en elle mais elle continua à écrire sans regarder Pierre.

"Donne moi plus de précisions" dit-elle.

"Tu en veux vraiment ?"dit Pierre avec un rire ironique.

Pascale le regarda pressentant ce qui allait arriver, mais pour rien au monde elle n'aurait voulu laisser voir le grand désespoir qui lui mettait le coeur au bord des larmes.

"Et bien si tu veux tout savoir, il veut que tu signes " le petit poupon comique" Jacques"

Ainsi c'était fini, le monde s'écroulait autour d'elle mais vaillamment , elle rangea son crayon, replia la feuille.

"Tu ne me la donnes pas?" dit Pierre en ricanant.

Pascale haussa les épaules et s'éloigna en silence.



  • tendre jeunesse ?

    · Il y a plus de 5 ans ·
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    Gabriel Meunier

    • Les humains sont ce qu'ils sont, qu'ils soient jeunes ou vieux . C'est un texte qui a été écrit , il y a 25 ans à peu près, je l'ai retrouvé dans un tiroir. C'était une époque d'avant les portables , face book etc...Aujourd'hui, on a trouvé des moyens beaucoup plus durs pour se venger....

      · Il y a plus de 5 ans ·
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      arzel

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