Lève-toi et marche

Eddy G.N. Lane


Je marche.  Je ne veux pas courir sinon ils verront que je marche. Ce que je veux c’est qu’ils voient que je m’arrête. Que j’abandonne.

Je marche pour m'arrêter. Autrement ça ne marche pas. Je ne peux pas m'arrêter si je le suis déjà. Il faut que je marche. Marcher et non courir. Si je cours ils peuvent voir que je marche.... donc je marche. Je crois que je suis élégant quand je marche. Je crois, mais je ne croyez pas que je marche pour ça. J'ai fait mon choix : je marche pour m'arrêter ! Enfin pas seulement.

Marcher c'est bon pour la santé même si tu veux tout arrêter. C’est plus noble quitter le tout en bonne santé.

Ok, j'arrête !

Mais ce n’est pas facile de s’arrêter. S’arrêter comme ça. Et voilà, halte, je me suis arrêté !

Enfin, si, c’est facile. Techniquement. Mais je veux qu’on voit, qu’on se rende compte que je me suis arrêté.

Je veux que les gens s’arrêtent eux aussi, que les gens soient choqués, que tout le monde arrête sa respiration. Que tout le monde me regarde ! En silence, les yeux grand ouverts.

D’abord, quelques larmes. En silence.

Puis quelques sanglots. Puis des voix effrayées.

Puis à genoux. Tous. Ou presque tous. Beaucoup. Enfin quelques-uns. Allez quelques-uns ce n’est pas beaucoup.

Cent, dix, cinq ? Sinon … pourquoi ? Pourquoi j’ai marché ?

Quatre ? Quatre ça fait deux couples. Un ? Un comme un couple ou comme un un ?

Bon, bon. J’accepte. Je l’accepte cet un. Je m’accepte et je suis à genoux.

Je pleure. Je sais pleurer fort. Pour deux. Je crie. Je peux crier fort. Pour trois, voir pour quatre. !

Écoutez ! Au moins. Les pas. Les pas en cadences différentes. Les pas, les pieds, les chaussures. Les tallons hauts, les petites sandales, les tennis de toutes tailles et couleurs. Les pas légers en 36 et les pas lourd en chaussures sarcophages 46 et plus. D’origine noble comme Churchs et modestes halles aux chaussures.

Bizarre cette perspective ! Les gens ne sont pas si grands que ça même si je suis à genoux.

Je pleure, mais je n’ose pas crier. Comme je le disais. J’ai honte. Mais il le faut. Sinon je me suis arrêté pourquoi faire? Comme ça : moi, simplement à genoux, personne ne s’arrête, personne ne me regarde. Rien. Zéro. Nulla !

Allez ! J’y vais. Je pleure et je crie.

― Hé, hé et mon cul c’est du poulet ?

Je n’ai même pas vu l’homme qui m’a adressé ces paroles. Une femme se penche et me regarde.

― Où avez votre chapeau ? Enfin, ce n’est pas grave.

Elle laisse une pièce devant moi et s’en va.

― T’as pas honte ? Tu peux pas aller travailler comme tout le monde ?

Un commerçant ne veut pas de moi, à genoux et en larmes. Les passants passent.

Mais ce n’est pas ça. Putain, mais que m’arrive-t-il ? Pas la peine de rester comme un con ici. Faut que je me lève !

― Lève-toi et marche !

― Mais justement, j’allais le faire … et en plus ça me dit quelque chose cette expression … attendez, attendez, ce n’est pas, mais c’est, oh seigneur …

― Oui ?

― Je disais que j’allais le faire et puis …

― Lève-toi et marche !

Ce n’est pas possible ! Tous ces gens s’en foutent de moi et le voilà Lui. L’auteur de ce joli impératif : lève-toi et marche !

Je ne regarde plus. Les yeux fermés je me lève, je nettoie un peu mon pantalon au niveau des genoux. Je me dresse, je me retourne, je m’en vais.

Ce n’est, peut être, pas poli de s’en aller comme ça, sans dire un mot ? Sans merci. Mais … merci pourquoi ? De m’avoir ordonné : lève toi et marche ! First of all, je ne suis pas paralytique et si je me trouvais à genoux et si pleurais c’était mon choix. Pour la dame rien à dire, la pièce était bonne. Avec elle on peut s’acheter de la bière pour deux bonnes, grammes par litre ou bien une assiette dans une auberge fréquentée par les pauvre ou par les ouvriers. Mais ce n’est pas la dame qui me suit maintenant. Ce ne sont pas ses pas que j’entends dans mon dos. Ni le commerçant. En me voyant partir il est resté le sourire aux lèvres.

Je marche. Je marche sans me retourner. Je marche comme, au début, comme quand je marchais pour m’arrêter. Je ne sais pas pourquoi il, pardon, Il me suit, mais je n’aime pas. Et si je m’arrêtais et si je lui disais, en me retournant, directement dans la barbe que je ne crois pas, qu’il n’existe pas et que ça n’a pas de sens de me suivre, ce n’est pas la peine de me suivre. Et puis, finalement, il s’imagine quoi, celui là? Faut arrêter de se prendre pour bon Dieu. Parfaitement ! Justement quand on l’est ! Et qu’il n’espère pas m’entraîner dans une discussion théologique… Rien à faire.

Je le dis dès le début. Pas de débat, ni debout ni à genoux. Ni assis. Assez !

Que faire ? Accélérer et le semer ? Oui, tiens, marcher plus vite que … et quoi encore ? Alors, ralentir ? Regarder un peu les vitrines, faire style de s’intéresser pour les produits de beauté exposés … C’est idiot mais je raccourcis mes pas et je Le sens à mes côtés, à mon niveau. Tiens il n’est pas plus grand que moi. Bon, c’est clair, il peut se donner la taille, la forme qu’il veut, mais là, je suis content, en ce moment, où nous marchons ensemble je fais pareil et si je marchais un peu plus sur mes pointes, je le dépasserais. Bon Dieu, plus grand que bon Dieu !

Je marche. Nous marchons ! Je préfère le dire comme ça, au pluriel, vu que c’est avec Lui que je fais ce pluriel. Donc : nous marchons !

Mais sincèrement … si je pouvais continuer seul … Mais comment faire ? Lui dire : ce fut un plaisir, à la prochaine alors, au revoir, et s’en aller?Je ne peux pas faire ça.

Et si seulement Il me parlait. Non, Il ne dit rien, ne me regarde pas. C’est à qui de lier la conversation entre un Dieu et un homme ? Nous marchons. Et là, je vois un homme à genoux sur le trottoir. Il pleure. Il crie. Comme moi tout à l’heure. Les gens passent. Quelqu’un lui dit de dégager et d’aller bosser. Une femme lui donne un ticket restaurant.

― Hé, hé et mon cul c’est du poulet ? dit un homme en noir et s’éloigne.

Je ne fais plus attention si l’Autre est à mes côtés. Je m’adresse à l’homme à genoux.

― Lève-toi et marche !

Il me regarde, surpris, mais ne dit rien.

― Lève-toi et marche ! Ne me regarde pas comme ça. Je sais, je sais ça te dit quelque chose. Ne cherche pas. Fais ce que je te dis, c’est tout.

Il se lève, nettoie un peu son pantalon à la hauteur des genoux, me regarde. Sa voix est calme.

― On y va ?

― On y va !

Nous marchons lentement. Il se retourne.

― Et ton copain ?

― Qui ? Ah oui. Il a d’autre chose à faire.

Et puis il n’existe pas.


Signaler ce texte