L'Exercice Attentat
Thomas Clavel
Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.
1
Jeudi 31 août, par un après-midi radieux, Monsieur Lombard, inspecteur d'académie, rechercha dans son répertoire le numéro du collège Pablo Neruda de Drancy et décrocha le téléphone de son bureau. Rentré à Paris la veille seulement, il avait à peine eu le temps de défaire ses valises. Les grandes vacances approchaient de leur terme fatal, la rentrée des classes était imminente. Le ministère de l'Éducation nationale avait sonné le branle-bas. Tous ses fonctionnaires étaient sur le pied de guerre, des subalternes les plus obscurs jusqu'aux augustes recteurs d'académie. Ces derniers venaient tout juste de recevoir du ministre une directive assez sensible qui risquait de braquer le contingent des chefs d'établissement du secondaire. Aussi les rectorats avaient-ils demandé le concours précieux des différents inspecteurs. Ils avaient pour mission de dorer la pilule à tous les principaux de chaque académie, en leur communiquant de vive voix et avec d'infinies précautions oratoires les tenants et les aboutissants de cette mesure controversée. Elle avait été décidée en haut-lieu un peu à l'improviste et risquait de provoquer une gigantesque poussée de prurit collectif dans tous les bureaux de direction des collèges et lycées publics de France. Il fallait de toute urgence désamorcer la bombe en faisant preuve d'une très grande diplomatie. Ce jour-là, le téléphone allait chauffer.
Les sourcils froncés, Monsieur Lombard tapotait du bout de son stylo Montblanc le socle d'une statuette rapportée d'un voyage au Kenya. Il paraissait contrarié par cette belle journée ensoleillée dont il ne pourrait pas profiter. Quelques rayons, qui s'étaient glissés par effraction à travers les stores, zébraient son carnet de cuir et semblaient le provoquer. Son teint parfaitement hâlé laissait deviner un été pourtant réussi. Mais Monsieur Lombard mettait un point d'honneur à tirer parti des congés scolaires jusqu'à leurs limites légales. En matière de loisirs, il était un implacable jouisseur. Les jours de beau temps, il ne s'imaginait pas ailleurs que sur un court de tennis. C'est pourquoi il ne tolérait la rentrée des classes que sous la pluie. Elle lui redonnait soudain le sens des responsabilités.
De son côté, Monsieur Labatut, principal du collège Pablo Neruda, était en train de se familiariser avec un tout nouveau logiciel informatique lorsque le premier coup de fil de la rentrée retentit. Son teint blafard trahissait des vacances moins accomplies. Les cinq semaines de mollesse désœuvrée qu'il avait passées dans l'Yonne auprès de sa vieille mère avaient fini par laisser place aux premiers clapotis de la nouvelle année scolaire puis au flot impétueux de ses mille et une contraintes bureaucratiques. La sonnerie puissante du téléphone le fit sursauter. Il se précipita sur le combiné en se promettant, comme à chaque fois, d'en diminuer le volume sonore. Le réglage semblait anodin mais ses nombreuses tâches administratives le forçaient toujours à remettre cette manipulation au lendemain. C'est ainsi que huit années s'étaient écoulées entre les quatre murs de ce bureau grisâtre sans même que Monsieur Labatut s'en aperçoive.
Le chef d'établissement salua l'inspecteur avec déférence. Ce dernier, après quelques cordialités vite expédiées, l'informa par le menu des toutes nouvelles modalités concernant l'exercice «attentat-intrusion» auquel son établissement n'échapperait pas cette année non plus. D'une voix caressante et pédagogique, il insista sur les étapes les plus délicates de la procédure et souligna qu'il était nécessaire de les appliquer à la lettre. Puis, avec un enthousiasme forcé, Monsieur Lombard souhaita à Monsieur Labatut une belle rentrée scolaire, raccrocha le téléphone et s'empressa de consulter l'application météo de son smartphone. Si le temps le permettait, il irait au jardin d'acclimatation le samedi suivant. Il adorait y faire de la barque avec ses enfants.
Le regard perdu, le principal garda un moment le combiné serré entre ses doigts. Puis il retira ses lunettes et passa la main sur son visage.
À des époques plus ordinaires, l'Éducation nationale se contentait d'entraîner les professeurs et les élèves aux procédures d'évacuation en cas d'incendie ou de confinement dans l'éventualité d'une tempête de vent, d'un nuage toxique ou d'une explosion nucléaire. Mais pour la deuxième fois, chaque école devait inclure une nouvelle simulation d'attaque terroriste dans son calendrier déjà bien chargé.
Monsieur Labatut entendit soudain grincer la porte de son bureau et se redressa sur son fauteuil. Il aperçut du coin de l'œil les couleurs criardes du nouveau tailleur vert pomme et jaune citron que la principale adjointe venait de s'acheter sur un site de ventes privées. À chaque nouvelle rentrée, elle avait pris l'habitude de s'offrir une tenue lumineuse, gage de l'inébranlable optimisme dont elle devrait faire preuve.
« Nous devons programmer un exercice anti-intrusion d'ici les vacances de la Toussaint » annonça Monsieur Labatut à Madame Leroux en essayant de se ressaisir un peu.
Sans rien dire, elle lui tendit en soupirant le dossier qu'elle tenait sous son bras. Elle avait enfin terminé les emplois du temps des enseignants qu'il aurait lui-même à remettre en main propre à chacun d'entre eux le lendemain, vendredi 1er septembre, jour de la pré-rentrée des classes qu'on appelle aussi la rentrée des professeurs.
« Monsieur le Recteur a reçu de Monsieur le Ministre une circulaire très détaillée dont Monsieur l'Inspecteur vient de me communiquer les points majeurs, continua-t-il tout en rangeant distraitement la pile de feuilles sur un coin de son bureau. Le réalisme doit être au cœur du nouveau millésime. Plus question par exemple que les élèves jouent les terroristes a bien insisté Monsieur Lombard. »
En effet, le ministère se serait bien passé des nombreuses protestations des syndicats de parents furieux que des collégiens aient été désignés l'année précédente pour mimer l'attaque de leurs camarades dans un grand nombre d'écoles, dont le collège Pablo Neruda que dirigeait Monsieur Labatut.
Celui-ci fixa tout à coup Madame Leroux en croisant les bras avec solennité.
« Ce n'est pas tout, dit-il d'une voix soudainement sentencieuse. Nous devrons organiser une simulation de prise d'otage ».
Incrédule, la principale adjointe secoua la tête.
« C'est la cerise sur le gâteau » fit-elle d'un air accablé en faisant nerveusement tourner sa toute nouvelle montre autour de son petit poignet osseux. Elle l'avait reçue la veille par Colissimo, pour simplement quelques euros de plus, car elle tenait absolument à l'exhiber le jour de la rentrée tel un talisman.
Monsieur Labatut semblait reprendre du poil de la bête à mesure que son adjointe se décomposait sous ses yeux. Il était désormais résolu à affronter avec la plus grande responsabilité cette dernière provocation de sa hiérarchie.
Afin d'étoffer l'exercice antiterroriste, les experts du ministère avaient en effet imaginé un tout nouveau scénario. Parallèlement à la procédure classique de sécurisation des salles de classe, le Plan Particulier de Mise en Sûreté, surnommé PPMS, intégrait une initiation à la prise d'otage et à la technique de négociation. Cette variante était censée préparer les enfants à la gestion du stress en cas de situation critique tout en évaluant leur autonomie, considérée comme la vertu cardinale du socle commun des compétences sociales et civiques.
« Monsieur le Recteur exige que nos élèves prennent davantage d'initiatives pendant l'expérience, poursuivit le principal. L'ensemble de la manœuvre devra se dérouler sur toute une demi-journée afin d'impliquer l'ensemble de la communauté éducative. »
Madame Leroux manqua de trébucher en quittant la pièce puis s'enferma dans son bureau qui jouxtait celui du principal. L'année ne pouvait pas plus mal commencer. Une nouvelle fois, il lui faudrait surmonter cette énième contrariété avec entrain et faire bonne figure devant les professeurs. En réalité, depuis qu'elle avait obtenu son poste d'adjointe, elle n'avait cessé de regretter le confort de sa première vocation d'enseignante. Heureusement, son meilleur salaire lui permettait de s'offrir avec son mari, bien loin des cités populaires, des voyages au soleil qu'elle réservait sur VeryChic.com. Sa boîte mail personnelle était inondée par les toutes dernières offres dont elle consultait les photos les plus exotiques, chaque matin, en allumant son ordinateur, histoire de s'évader quelques minutes de la grisaille de ce collège de banlieue parisienne.
2
Vendredi 1er septembre, à neuf heures du matin, les enseignants du collège Pablo Neruda se réunirent autour du petit-déjeuner que leur offrait l'établissement dans la cour de récréation. Des thermos de café noir, des briques de jus d'orange bon marché et quelques biscuits avaient été gentiment disposés sur de grandes tables. Après les vacances estivales, il était nécessaire de célébrer les retrouvailles avec un métier que certains étaient allés jusqu'à oublier complètement, s'étant vautrés avec délectation, pendant de longues semaines, dans le néant existentiel le plus total, le vide intellectuel le plus sidéral.
Déjà les enseignants se regroupaient par affinités. Les professeurs de sciences, fascinés par la vie primitive, se racontaient leurs bivouacs dans les Alpes, leurs tours de Corse par le GR20 ou leurs campings sauvages en Ardèche. Leurs collègues d'espagnol narraient tel périple à Madrid, ceux d'anglais à Dublin ou à Londres. Particulièrement bavards, les jeunes professeurs d'Éducation physique et sportive braillaient tout en exhibant leurs pectoraux. Dans la cour de récréation, entre les différents bâtiments du collège, rebondissait l'écho de leurs voix que les contraintes d'une mission pédagogique de plein air avaient rendues nettement plus puissantes que celles des autres professeurs. Au milieu de leur concert, l'un d'entre eux confessa, avec un accent toulousain à couper au couteau, son envie pressante d'aller à la selle, inaugurant ainsi la toute première conversation scatologique de l'année.
L'humeur était plutôt badine. On entendait ici ou là des éclats de rire. Certains enseignants attendaient pourtant leur emploi du temps avec la boule au ventre. Mais il leur faudrait encore faire preuve de patience. En général, leur distribution arrivait en dernier, comme l'eucharistie à la messe.
À quelques pas, dans la salle des professeurs où le soleil commençait à chasser l'obscurité par de larges fenêtres, on distinguait les innombrables casiers jaune vif qui recouvraient les murs, à la manière des alvéoles d'une ruche. Ils étaient encore vides. Très bientôt surchargés de rapports, de convocations et de tout un tas de documents administratifs, ils seraient chaque matin scrupuleusement purgés par les abeilles les plus besogneuses tandis que leurs collègues moins consciencieux les laisseraient se remplir inéluctablement, avant de les vider dans des grands sacs-poubelle, le dernier jour de l'année.
Monsieur Labatut monta sur une petite marche en ciment et sonna la fin de la récréation. Chacun prit la direction du grand réfectoire où les tables de cantine avaient été retirées pour l'occasion. En fin de matinée, alors que la première réunion plénière arrivait à son terme, le principal annonça aux professeurs du collège le projet de prise d'otage. Dans un brouhaha général, il fixa la date au mardi 10 octobre.
Les enseignants s'étaient soudain mis à chuchoter par grappes. Certains mêmes secouaient vertement la tête. Sans demander la parole, Monsieur Klamczynski, professeur d'Histoire-géographie et représentant syndical, se leva en se raclant puissamment la gorge. Il était manifestement courroucé. Contrairement à ses collègues des premiers rangs qui sortaient systématiquement une feuille et une trousse les jours de réunion, il gardait tout le temps son casque de moto à la main, avec un air menaçant et imprévisible. Monsieur Labatut était toujours un peu effrayé lorsque ce grand gaillard aux cheveux rasés et à la barbe rousse, capable de tout, se levait de son siège. Avec ses sweat-shirts à capuche et son foulard palestinien, il semblait fin prêt, en n'importe quelle circonstance et à n'importe quelle heure de la journée, pour une manifestation ou une échauffourée.
Tous les regards se tournèrent soudain dans la direction de Monsieur Klamczynski. Les enseignants attendaient avec impatience la première attaque de l'année. Le silence se fit profond, comme dans les arènes au moment où le Torero s'apprête à clouer sa toute première banderille.
« L'an dernier, certains élèves de troisième ont pris un malin plaisir à terroriser tout le collège pendant l'exercice, rappela-t-il d'une voix grave et autoritaire. Ils en ont profité pour dégrader plusieurs salles de classes et pour distribuer des paires de gifles aux sixièmes tout en criant Allahou akbar dans les couloirs pendant près d'une heure. À cause de la suppression de plusieurs postes de personnels encadrants, l'expérimentation a tourné au fiasco et s'est soldée par trois conseils de discipline. Les gosses en question n'ont d'ailleurs pas été exclus de l'établissement parce qu'il a été impossible de prouver que leur zèle sortait du cadre de l'exercice. Monsieur Labatut, voulez-vous qu'on se ridiculise à nouveau auprès des parents d'élèves ?
−Bien au contraire, Monsieur Klamczynski ! rétorqua le principal, très content de pouvoir facilement parer le premier assaut syndicaliste de l'année. Les services du ministère ont corrigé la procédure. Cette année, pour éviter tout débordement, les terroristes seront interprétés par une équipe de surveillants. Les élèves ne seront acteurs que de leur propre rôle d'otages. Monsieur l'Inspecteur a été absolument catégorique sur ce point. »
Le professeur d'Histoire-géographie ne tenait plus en place. Il se retournait sans arrêt vers ses collègues les plus activistes, cherchant à orchestrer avec eux un plan de bataille afin de saboter les nouvelles directives de leur ministre.
« Nous aimerions étudier la question sérieusement, poursuivit-il. La baisse dramatique de la dotation horaire globale qui touche notre établissement tout comme la baisse des moyens dans l'ensemble de l'éducation prioritaire nous semblent des menaces autrement plus inquiétantes qu'un improbable attentat. Nous ne sommes pas sûrs d'accepter un exercice imposé par le ministère dans ces conditions. Par ailleurs, les accès des bâtiments et les portes coupe-feu étaient hors service en fin d'année dernière. Les avez-vous fait réparer ? »
De nouveau, le principal déjoua brillamment l'attaque.
« Rassurez-vous, chers collègues, tout a été parfaitement remis en état. La sécurité de nos élèves est un principe fondamental dont je fais un combat personnel » fit-il avec solennité.
Monsieur Labatut, bras croisés, épaules en arrière, jambes raides, essayait de se donner un air autoritaire tandis que Madame Leroux cherchait à attirer la professorale attention sur sa dernière paire d'escarpins Repetto en attendant avec impatience la fin de l'interrogatoire syndicaliste.
« Nous détaillerons les modalités de l'exercice au cours d'une prochaine réunion à laquelle Monsieur l'inspecteur devrait nous faire l'honneur de participer, poursuivit calmement le principal en feignant d'ignorer la cabale qui grondait au fond du réfectoire. Je vous en communiquerai la date ultérieurement. »
Puis, afin d'abattre sa maîtresse carte, Monsieur Labatut regarda ostensiblement sa montre :
« Mais comme l'heure tourne, je me vois à présent dans l'obligation de mettre un terme à notre échange pour vous distribuer vos emplois du temps, que vous attendez tous, j'en suis sûr, avec la plus grande impatience. »
Monsieur Klamczynski n'eut pas le temps de contre-attaquer. La manœuvre du chef était grossière mais terriblement efficace. Déjà des enseignants se bousculaient, fébriles, en direction de la chemise en carton que le principal tenait d'un air hiératique, avec un plaisir coupable de toute-puissance, et dans laquelle, à la manière d'une tombola, s'abandonnant au sort que la direction avait fixé pour eux, ils devraient tous tirer l'un après l'autre cette petite grille nominative qui provoquerait jalousies et rancœurs, dicterait pour les trente-six prochaines semaines l'heure du réveil le matin et les créneaux consacrés aux loisirs le soir, enfin déterminerait leur bonheur ou leur malheur pour toute l'année scolaire.
3
Monsieur Labatut jeta un coup d'œil à l'horloge murale de son bureau. Il était 22 heures passées. Il regarda par la fenêtre le grand bouleau qui s'élevait dans le ciel, planté aux abords de la cour il y a bien longtemps, seule et unique touche d'inutilité bucolique que le denier public s'était autorisée lors de la construction du collège et dont la tranquille palpitation lui procurait immanquablement la même sensation de quiétude.
Il essayait de faire le vide dans sa tête, de laisser un instant sa pensée glisser sur le feuillage frémissant. Mais son esprit soucieux et ordonné, qui épousait admirablement les exigences de sa mission administrative depuis tant d'années, le tira malgré lui de sa rêverie informe. Il ferma les yeux et passa en revue, comme tous les soirs, les multiples tâches accomplies pendant la journée, en les rangeant dans le grand classeur de sa cervelle bureaucratique.
Cette rentrée lui avait semblé plus éprouvante que d'ordinaire. Il avait dû serrer des dizaines de mains, s'enquérir des vacances de chacun, répondre aux questions les plus rebattues. Puis il s'était cloîtré dans son bureau pour y étudier les demandes de changement d'emploi du temps de quelques professeurs très désireux d'écourter leur présence hebdomadaire au collège. C'était un véritable casse-tête. Déplacer simplement l'heure d'un cours impliquait, en cascade, toute une série de modifications. De nouvelles contraintes apparaissaient, et il fallait tout recommencer depuis le début.
Monsieur Labatut se leva, éteignit la lampe de son bureau et ferma la porte à clé. Les couloirs de l'édifice réservé à l'administration étaient déserts. Il sortit dans la cour, s'arrêta un instant. Demain, des centaines d'élèves s'y retrouveront après les grandes vacances, curieux de connaître leurs futurs camarades de classe, leurs nouveaux professeurs. Les petits sixièmes, un peu perdus, la traverseront dans tous les sens, se tromperont de portes, d'escaliers et de bâtiments. Les grands troisièmes iront plastronner sous le préau, là-bas, cherchant déjà quelque entorse au règlement intérieur par une casquette vissée sur la tête, un jogging retroussé sur une seule jambe, une oreillette de MP3 encore fixée au creux d'un lobe. Les filles les observeront de loin, se feront la bise comme des lycéennes, se montreront leurs dernières paires de baskets et leurs nouveaux téléphones. Les murs, qui avaient été repeints pendant l'été, seront bientôt recouverts d'inscriptions, de graffitis ou de détails anatomiques. Des bagarres éclateront dès les premières récréations, provoquant d'impressionnants mouvements d'élèves, de tourbillonnantes nuées de capuches et d'immenses attroupements dignes de documentaires animaliers.
Il faisait de plus en plus sombre. Monsieur Labatut fit le tour du propriétaire, s'assura que l'alarme de nuit était bien activée et que les grilles du collège avaient été verrouillées. Il les considéra un instant, immenses et menaçantes. Elles disposaient de serrures électromagnétiques comme celles d'un bagne de haute sécurité dont les détenus eussent été enfermés pour toujours. Hérissées de piques noires, elles n'avaient rien à envier à la porte de l'Enfer devant laquelle le promeneur solitaire doit abandonner toute espérance, lorsqu'il décide d'en franchir le seuil à ses risques et périls.
La nuit était profonde à présent. On entendit au loin le vacarme d'une moto. Puis le silence reprit possession des lieux. Monsieur Labatut vérifia ensuite que toutes les lumières de l'établissement étaient éteintes et regagna son appartement de fonction à l'étage, maigre compensation pour une existence austère et sacerdotale, entièrement consacrée à ce collège de banlieue, qui avait fini par lui coûter son mariage et la garde de ses enfants.
Le soir, il accomplissait toujours les mêmes rituels, les mêmes gestes, les uns après les autres, inlassablement, à la manière d'un automate dont la mécanique eût été agencée par un ouvrier frappé de névrose. Il allumait les informations, hésitant entre CNews et BFM, retirait ses chaussures et sa cravate, faisait chauffer une casserole d'eau, attendait l'ébullition complète, y plongeait des Penne Rigate ou bien des Spaghettis. Puis il se servait un verre de Corbières. C'est seulement à ce moment précis qu'il se sentait un peu autorisé à lâcher prise.
Monsieur Labatut se coula dans son canapé, fixa son attention sur un reportage qui concernait la crise des migrants en Europe qu'on appelait désormais primo-arrivants. Cette année encore, le ministère allait-il lui demander d'accueillir des enfants d'origine afghane ou érythréenne? Il devrait alors modifier la constitution des classes, proposer de nouveaux dispositifs de soutien scolaire destinés aux élèves non francophones. Monsieur Klamczynski réclamerait plus de moyens, davantage d'heures d'enseignement. Il exigerait sûrement la création d'un nouveau poste, menaçant d'un éventuel débrayage, ou pire, de bloquer l'entrée du collège avec la complicité de ses collègues les plus militants.
Un frisson le parcourut. Il alla se mettre à table, regarda une émission de variétés puis se mit en pyjama. Pendant la nuit, il fut victime d'un horrible cauchemar. Il était retenu prisonnier dans son bureau. Tous les représentants syndicaux du département l'avaient ligoté sur son fauteuil et dansaient autour de lui, armés de longs couteaux, avec des plumes sur la tête et tout un tas de bannières obscures et de banderoles indéchiffrables.
Il se leva en sueur et palpa son matelas. Lentement, il reprit ses esprits. Mais cette nuit-là, il ne put retrouver le sommeil.
4
La réunion pour coordonner l'exercice « attentat-intrusion » fut fixée au mardi 19 septembre, trois semaines avant le jour J, en toute fin d'après-midi. L'équipe de direction avait convoqué l'ensemble des personnels de l'établissement dans le grand réfectoire. Il s'agissait de les sensibiliser tous aux enjeux de cette matinée particulière où les compétences des élèves et la responsabilité des adultes allaient être sollicitées plus que de coutume.
Seuls les agents d'entretien manquaient à l'appel. Ils rouspétaient dans un coin obscur de l'arrière-cuisine qui leur servait de quartier général. En plus de leurs tâches ordinaires, ils avaient dû pousser les lourdes tables de cantine et aligner quelques chaises, pour la deuxième fois depuis la rentrée. Ils se sentaient de plus en plus exploités par la direction de l'établissement. Certains évoquaient l'hypothèse d'une grève, d'autres la solution moins coûteuse d'un arrêt de travail de longue durée. Le mal de dos, les migraines ou les acouphènes étaient des symptômes invérifiables par les médecins et constituaient toujours des artifices de premier choix pour s'éviter quelques semaines de dur labeur.
Dans la grande salle, à la manière d'un général préparant une manœuvre, Monsieur Labatut présidait l'assemblée muni d'une longue règle noire. Avec l'aisance d'un stratège, il la pointait en direction d'un immense tableau blanc que Monsieur Traoré, professeur de technologie, avait installé spécialement afin d'y rétro-projeter le plan de l'établissement, avec en rouge les issues de secours, les escaliers et les ascenseurs, ces derniers étant strictement réservés aux élèves qui portaient des béquilles, en général à cause d'un cours d'EPS qui avait mal tourné.
Les quatre bâtiments qui composaient la structure globale du collège encadraient la grande cour carrée de récréation. Un premier édifice abritait l'ensemble des bureaux de l'administration et du secrétariat, le logement de fonction de Monsieur Labatut ainsi que la loge, scrupuleusement gardée par Madame Tellal qui depuis des années filtrait les entrées et les sorties en actionnant depuis son poste le bouton de la grille. Les Bâtiments A et B, qui s'élevaient chacun sur trois étages, étaient consacrés essentiellement aux salles de classe et de permanence. Au rez-de-chaussée, on y trouvait aussi les bureaux de la vie scolaire et la salle des professeurs. Enfin, la dernière structure était affectée aux usages commensaux qui comprenaient l'ensemble des cuisines et le grand réfectoire qu'on transformait, deux ou trois fois par an, en salle de réunion.
Monsieur Labatut était très soucieux que tous les personnels aient le plan général bien en mémoire. La qualité de l'exercice en dépendait. Les professeurs les plus anciens, qui en connaissaient chaque centimètre carré, écoutaient avec nonchalance tandis que les nouvelles recrues prêtaient une attention soutenue, s'efforçant de bien visualiser dans leur esprit l'ensemble de la structure en raccordant le squelette du collège qui leur était tracé à la petite expérience qu'ils en avaient déjà.
Monsieur Lombard s'était invité à la fête afin de faire part des dernières prescriptions ministérielles. L'inspecteur avait quelques minutes de retard. Il venait tout juste de garer dans le parking du collège Pablo Neruda sa nouvelle Audi de 230 chevaux, achetée neuve avec les vitres teintées en option. Elle lui donnait un côté féroce. Quand il allait seul au golf, il poussait le moteur au-delà des limites que le bon père de famille se fixait quand sa femme et ses enfants étaient à bord. Les jours d'inspection, il prenait un plaisir sadique à ranger son bolide à côté des Fiat Punto et des Renault Clio moins puissantes des professeurs qu'il s'apprêtait à humilier. Lorsqu'il avait terminé de débriefer avec eux telle séance ratée qui ne collait pas avec les exigences des nouveaux programmes, il se dirigeait vers le parking d'un pas énergique et déverrouillait les portes de sa voiture de sport à distance. Les phares se mettaient alors à clignoter puissamment et rendaient encore plus misérables les automobiles enseignantes.
Dans son costume gris de toile fine, Monsieur Lombard gravit d'un bond les deux marches d'une estrade aménagée pour l'événement et invita les auditeurs à s'avancer aux premiers rangs, qui étaient tous restés vacants. Avec un petit sourire complice, il précisa qu'il ne mordait pas, formule qu'il répétait inévitablement à chacune de ses interventions et qui était censée obtenir l'immédiate bienveillance de son public.
Quelques enseignants un peu zélés s'exécutèrent tandis que les plus syndiqués restèrent dans le fond de la salle, ainsi que toute l'équipe des professeurs d'Éducation physique et sportive. Ces derniers avaient en effet pris l'habitude de ne jamais se mélanger avec les collègues des autres disciplines. Ils se montraient discrètement sur leurs téléphones portables des vidéos de surf et des photographies de canyoning réalisées pendant l'été et qui auguraient, pour les prochaines vacances, de futures blessures aux ligaments internes du genou, de nouvelles fractures ouvertes du coude et d'énièmes arrêts de travail semestriels.
L'un d'entre eux était particulièrement volubile. Il arborait un large et franc sourire. En effet, il avait obtenu l'agrégation d'EPS l'année précédente et son bulletin de paie avait considérablement enflé. Il n'était pas le plus sportif de toute l'équipe. Bien au contraire, il passait pour rachitique et fumait un paquet par jour. Mais il ne faisait pas trop de fautes et s'était infligé la lecture de plusieurs ouvrages psychologiques à la mode grâce à laquelle on avait plus de chances d'obtenir l'agrégation d'éducation physique qu'avec un bon toucher de balle ou un joli jeu de raquette.
Monsieur Lombard, quant à lui, affichait un sourire beaucoup plus carnassier. L'insoumission de l'assistance le rendait nerveux. Tel un fauve qu'un troupeau d'antilopes désoriente, il ne se sentait parfaitement à l'aise qu'en combat singulier. Lorsqu'il affrontait un groupe d'enseignants, il ne savait plus où donner de la tête. Sa zone de confort, c'était l'entretien individuel où la mise à mort lui était offerte sur un plateau.
L'inspecteur demanda le silence d'un petit s'il vous plaît, impatient de faire la démonstration de ses talents oratoires et didactiques qui ne manqueraient pas de captiver cette assemblée rebelle. Il avait une foi profonde dans la pédagogie.
Il s'empara du micro d'un geste énergique.
« Chers collègues... »
Un sifflement d'effet Larsen fit grimacer les professeurs au premier rang. Sous le regard sévère de Monsieur Labatut, Monsieur Traoré se précipita vers l'enceinte de sono pour en changer l'orientation. Tel un homme de scène rompu aux discours publics, l'inspecteur tapota son micro d'un geste aguerri, faisant distinctement gronder les baffles. L'incident était clos. Monsieur Labatut, qui s'était mis à suer à grosses gouttes dans son costume un peu étriqué, put reprendre son souffle.
« Chers collègues, reprit Monsieur Lombard, laissez-moi tout d'abord vous souhaiter à tous une belle année scolaire. Je voudrais plus spécifiquement attirer votre attention sur la simulation de prise d'otage. Elle sera, comme vous le savez, le point d'orgue de l'exercice. Dans un double souci d'exigence et de bienveillance à l'endroit de nos élèves, qui méritent de pouvoir évaluer leurs compétences grandeur nature, elle sera pratiquée dans des conditions absolument réalistes. La demi-journée que le ministère de l'éducation nationale consacre à cette épreuve sera participative et inclusive, permettant à chaque apprenant de progresser dans le domaine numéro trois du socle commun intitulé formation de la personne et du citoyen.»
L'inspecteur donna ensuite la liste de plusieurs ressources numériques dont une capsule vidéo mise en ligne sur le site du rectorat qu'il invitait chacun à visionner le soir même. Au passage, il en profita pour souligner la transversalité de l'exercice «attentat-intrusion», qui était à la croisée d'un grand nombre de matières et qui pourrait même faire l'objet plus tard d'un Enseignement Pratique Interdisciplinaire de tout premier choix. Enfin, Monsieur Lombard insista sur un point qui lui semblait capital. Il rappela que les enfants n'intégraient les savoirs que lorsqu'ils les construisaient par eux-mêmes. Il préférait en effet l'idée d'apprentissage à celle d'enseignement.
Monsieur Labatut opinait du chef tandis que quelques professeurs moins experts dans le champ des sciences de l'éducation se regardaient inquiets.
« N'imposez pas la prise d'otage à vos élèves, mes chers collègues, conclut Monsieur Lombard d'un air pénétré. Ce sont au contraire vos élèves qui devront se saisir de la prise d'otage afin de la conscientiser, de la vivre pleinement et d'en tirer le maximum de bénéfice pour eux-mêmes et pour les autres ».
Il faisait de grands gestes et jetait des regards expressifs à certains enseignants du premier rang qui le contemplaient avec servilité. Il était certain de l'implication de la communauté éducative et restait évidemment à la disposition de tous.
5
Au troisième rang, Monsieur Courcelles, professeur de français, affectait une désinvolture toute littéraire. Il avait nonchalamment jeté son bras droit derrière son siège, le regard ennuyé. Sa chemise bleue italienne, son pantalon de toile fine et sa ceinture de cuir marron assortie à sa paire de Richelieu tranchaient avec l'accoutrement précaire de ses autres collègues, dont certains mêmes n'avaient toujours pas quitté leurs shorts et leurs espadrilles, manifestement encore nostalgiques des vacances estivales.
Le professeur lettré feignait de ne pas saisir les subtilités pompeuses du lexique pédagogique de l'inspecteur. Il secouait timidement la tête en guise de protestation, suffisamment pour marquer son caractère frondeur auprès de ses collègues des derniers rangs auxquels il voulait complaire sans pour autant être repéré par Monsieur Lombard, qui lui faisait face. En effet, il ne voulait surtout pas courir le risque d'une inspection inopinée. C'était la chose au monde qu'il redoutait le plus. Il devrait alors préparer sa progression pédagogique, mettre à jour le cahier de texte en ligne ou pire, demander à ses autres collègues de français des précisions sur les nouveaux programmes qu'il ne lisait jamais. Rien que d'y penser, il se sentit saisi de vertige.
De son côté, Madame Ramonez, professeur d'espagnol, lisait furtivement quelques commentaires sur son application Tripadvisor, à la recherche d'un restaurant thaïlandais de qualité. Elle voulait faire découvrir à sa sœur la gastronomie d'un pays où elle avait passé trois semaines éblouissantes pendant l'été. Elle avait l'esprit ailleurs. Ses idées vagabondaient encore sur les plages de sable fin et les ruelles populaires dont elle croyait être la seule à avoir saisi la beauté confidentielle. Elle n'aimait pas les circuits touristiques et quittait les sentiers battus. C'est ainsi qu'elle gardait de ses nombreux voyages des souvenirs authentiques.
Monsieur Lombard tendit ensuite le micro à Monsieur Labatut qui le refusa poliment, très confiant dans son timbre de voix qu'il estimait puissant. Le principal rappela à l'assistance qu'il serait intraitable quant à l'application très stricte du protocole de sécurité dont il était le garant.
De huit heures du matin jusqu'à la pause méridienne, chaque professeur devrait surveiller la même classe quatre heures durant. L'exercice ne débuterait qu'au moment du signal. Une sirène spéciale, nettement différente de l'alarme d'incendie habituelle, résonnerait dans tous les couloirs du collège. Un technicien devait d'ailleurs passer durant la semaine car l'établissement ne disposait pas de seconde sonnerie, et cette négligence avait été vertement reprochée à Monsieur Labatut l'année précédente au moment du bilan du tout premier exercice.
L'alerte devrait être donnée à 8h15. Quelques minutes plus tôt, depuis sa loge, Madame Tellal constaterait l'intrusion puis la signalerait à Monsieur Labatut. Ce dernier prendrait alors l'initiative d'actionner un petit bouton noir situé sur son bureau juste à côté du rouge consacré aux catastrophes courantes. Les professeurs et leurs élèves, montés en classe depuis un quart d'heure environ, devraient entamer la procédure de sûreté sur le champ. Le principal insista sur le point capital que chaque enseignant serait dans l'obligation d'interrompre son cours sans délai.
« Hors de question de terminer un coloriage de carte, une dissection de sardine, la lecture d'un poème ou le traçage d'un triangle » ajouta-t-il afin de donner plus de corps à sa consigne en regardant tour à tour tel ou tel enseignant dont il avait sommairement évoqué ce qu'il considérait comme la quintessence de sa matière.
Il était d'ailleurs très souhaitable que les professeurs n'aient pas prévu d'entamer une leçon particulièrement complexe ce matin-là. L'essentiel était de se tenir prêt et de faire régner le calme et le silence afin d'entendre l'alarme le plus distinctement possible.
« Y compris, ajouta-t-il, dans les cours les plus ordinairement bruyants, ou disons-le autrement, les plus interactifs. »
Là-dessus, Monsieur Labatut ne put s'empêcher de jeter un petit coup d'œil en direction du professeur d'arts plastiques dont les ateliers finissaient presque toujours par une rixe.
« Espérons que les élèves de Monsieur Trucard ne seront pas dès l'aurore en proie à l'instinct créatif le plus enragé » se dit le principal en se forçant à remobiliser le rare optimisme qui l'habitait encore un peu mais qui, depuis quelques années, avait la fâcheuse tendance à battre en retraite devant chaque petit tourment.
Monsieur Klamczynski se leva tout à coup, son casque à la main.
« À quoi ressemblera la nouvelle sonnerie ? demanda-t-il, un brin tatillon. Il serait en effet regrettable qu'on la confonde avec celle du téléphone portable d'un de nos élèves. La suppression de plusieurs postes de surveillants a rendu leur utilisation fréquente dans les couloirs, les salles de permanence et les classes. »
Le professeur d'Histoire-géographie voulait manifestement déstabiliser le principal devant l'inspecteur. Monsieur Labatut, qui cherchait à paraître serein, répondit qu'il n'y aurait aucun doute possible. L'alarme serait vraisemblablement stridente et parfaitement intelligible. Il avait toute confiance dans les services techniques du rectorat. Il rappela par ailleurs que les téléphones portables n'étaient pas autorisés dans l'enceinte de l'établissement, qu'il suffisait de relire le règlement intérieur du collège pour s'en persuader.
De son côté, l'inspecteur semblait totalement convaincu par ce dernier argument tandis que plusieurs professeurs secouaient la tête dans le fond, agacés par la fausse naïveté du principal. Il avait en effet la fâcheuse tendance à nier l'évidence. Il paraissait balayer d'un revers de main les innombrables rapports concernant l'utilisation de smartphones en cours, avec force photos publiées sur Facebook et autres vidéos partagées grâce à l'application Snapchat. Au fond, il refusait d'entendre la plus haute angoisse de l'enseignant, celle de terminer sur les réseaux sociaux et d'être l'objet d'une risée virtuelle interminable. Certains en faisaient même des cauchemars et passaient leur vie à se googliser eux-mêmes.
Le syndicaliste se rassit avec le sentiment du devoir accompli. Il ne s'épanouissait pleinement sur terre que lorsqu'il provoquait Monsieur Labatut et lui attirait l'hostilité des foules. En cela, les réunions étaient ses terrains de jeu préférés.
6
Après une petite pause bien méritée pendant laquelle Madame Leroux essaya d'attirer l'attention de l'inspecteur sur ses jambes encore joliment bronzées, Monsieur Labatut énuméra les étapes de la procédure avec un certain brio. C'était à croire qu'il l'avait élaborée lui-même.
Dès que la sirène retentirait, les professeurs, séance tenante, devraient pousser les tables de chaque salle contre les portes, assistés par les élèves qu'ils estimaient les plus vigoureux.
« Dans un souci d'égalité, les filles aussi devront être sollicitées » ajouta-t-il, convaincu que cette déclaration trouverait grâce auprès de Monsieur Lombard, gardien des dogmes ministériels et des vérités supérieures. En effet, ce dernier approuvait d'un mouvement de tête autoritaire.
La consigne principale était d'une simplicité biblique. Elle consistait à isoler les salles en obstruant leurs accès puis à attendre l'arrivée des secours en faisant régner le silence le plus complet.
« Et si un élève se met à tousser, que doit-on faire ? » demanda Monsieur Klamczynski dont l'humeur procédurière commençait même à agacer certains de ses collègues.
Le principal esquissa un sourire forcé puis il poursuivit son exposé. Chacun devrait se coucher au sol le plus loin possible des portes, de préférence contre le mur du fond. Les professeurs auraient pour tâche de trouver les mots justes afin de rassurer les élèves les plus anxieux tout en observant eux aussi un mutisme absolu. Monsieur Labatut, apercevant dans l'assemblée quelques visages amusés, éluda rapidement ce point équivoque tandis que Monsieur Lombard levait les yeux vers le plafond. Monsieur Klamczynski éclata de rire avec emphase puis il fit remarquer qu'il ne comprenait pas l'utilité de cette réunion.
« Au fond, le protocole est strictement le même que l'année dernière, conclut-il avec un brin d'insolence. Visiblement, rien n'a été amélioré. »
Madame Ramonez fut tout à coup assaillie par le pénible souvenir du tout premier exercice attentat qui la tira de sa rêverie thaïlandaise. Elle se revoyait par terre, couchée en jupe au beau milieu des élèves de sa classe de quatrième, essayant tant bien que mal, par de délicates acrobaties, de leur refuser l'observation de son entrejambe.
« En effet, Monsieur Klamczynski, les consignes ressemblent à celles de l'an passé. Le ministère n'a pas encore équipé le collège Pablo Neruda de portes blindées ni de bunkers. Du moins, pas à ma connaissance » ironisa Monsieur Labatut tout en jetant un regard complice à Monsieur Lombard.
L'assemblée était de plus en plus volcanique. Le principal semblait en bien mauvaise posture. Il lui fallait redresser la barre.
« Pour répondre plus sérieusement à votre inquiétude légitime, reprit-il avec diplomatie, la procédure reste la même dans toutes les salles de l'établissement à l'exception de celle où devra se dérouler la prise d'otage. À ce sujet, dans un souci de réalisme sur lequel le rectorat a beaucoup insisté, j'ai reçu la consigne de garder secrets jusqu'à la dernière minute le numéro de la classe désignée ainsi que le nom du professeur concerné. »
Le tollé fut presque général. Un peu partout, des voix commençaient à s'élever.
« Il se fiche du monde » entendait-on dans les parages de Monsieur Klamczynski où la rébellion commençait à prendre de l'ampleur.
L'inspecteur faisait quelques petits gestes pour calmer l'assistance tandis que Monsieur Labatut expliquait qu'il était en effet beaucoup plus pertinent d'avertir le professeur au dernier moment afin d'impliquer l'ensemble des membres de la communauté éducative. Il allait et venait sur le podium avec entrain, habité par sa mission. Debout dans un coin, Madame Leroux l'observait. Elle ne l'avait jamais vu aussi impliqué. L'an dernier, il avait mésestimé l'importance que revêtait l'exercice aux yeux du rectorat. La préparation en avait été bâclée. Il s'était fait taper sur les doigts. Cette année, il s'était promis de ne pas commettre à nouveau la même négligence.
« Il faut que chacun soit sur le pied de guerre ! hurla tout à coup Monsieur Labatut, le visage écarlate, comme possédé. Il en va de la réputation du collège Pablo Neruda ! Et que celui ou celle qui, parmi vous, sera désigné pour en être l'acteur principal considère sa mission comme une fierté - mieux ! - comme un honneur ! »
Sur ce, le principal lança un vague regard en direction du premier rang où était assis Monsieur Pancrace, professeur de Physique-chimie. Ce dernier surinterpréta l'œillade et se laissa traverser par une violente décharge d'adrénaline. Peu à peu, il devint incandescent, à la manière des filaments d'acier qu'il se plaisait à faire chauffer en classe au cours de ses expériences sur l'électricité. Lui qui avait vaguement entendu dire que la prise d'otage aurait lieu au centre de documentation et d'information, à l'autre bout du collège, voilà qu'on lui annonçait qu'il pourrait en être le protagoniste essentiel. Il serait peut-être choisi pour l'exercice. Monsieur Labatut lui accorderait sûrement sa confiance. À mesure que son rêve prenait forme dans son esprit, il sentit son torse se bomber. Calé sur son siège, il bandait ses biceps, mettant à rude épreuve la toile d'un de ses nombreux blousons kaki qu'il s'offrait régulièrement dans une boutique de surplus militaire et qu'il choisissait toujours un peu étriqués. Il aimait valoriser sa musculature dont il avait fait, pendant longtemps, son unique argument d'autorité et dont il pressentait qu'elle lui rendrait tôt ou tard un précieux service.
Monsieur Pancrace ne croyait que dans les actes. C'était un dominant. Un mâle alpha. Mais il s'était dangereusement isolé de ses collègues, et cette distance commençait à atteindre un seuil critique. Grâce à ce providentiel exercice, il aurait enfin l'opportunité de montrer à chacun ce qu'il valait vraiment et de se racheter une conduite. Il pourrait mettre au service de la communauté ses aptitudes sportives mais aussi ses récentes connaissances en matière de psychologie. Pendant longtemps, ça n'avait pas été son fort. La plupart des professeurs du collège le croyaient dénué de sensibilité pédagogique, étranger à toute forme d'humanité. Il passait même pour un tortionnaire. Pourtant, Monsieur Pancrace avait beaucoup évolué. Il avait même acheté un ouvrage très complet sur le dialogue et l'art de désamorcer un conflit, rédigé par un psychologue de renom, et qu'il comptait lire prochainement. Il faut dire qu'il avait frôlé plusieurs fois la mise à l'index et que la radiation lui pendait au nez. En effet, des bruits circulaient sur lui qui pouvaient lui coûter son poste s'ils atteignaient les hautes sphères de l'inspection académique. On le disait raciste. Certains prétendaient même qu'il notait les élèves en fonction de leurs origines. Monsieur Pancrace aurait ainsi mis au point un système d'évaluation particulièrement inique fondé sur un barème ethnique. La rumeur était partie d'une collègue de Sciences de la vie et de la Terre. Elle affirmait qu'aucun collégien d'origine subsaharienne n'avait jamais obtenu la moyenne dans un seul de ses contrôles. Personne n'avait vérifié vraiment mais il est vrai qu'un jour de rentrée on l'avait surpris en train de surligner au stabilo tous les Rayan sur ses nouvelles listes d'élèves. Il déclarait d'un ton provocateur que moins il en comptait, meilleure serait l'année, et que ce prénom était venu sur terre comme un châtiment divin pour punir les professeurs dégénérés de leur laxisme post-soixante-huitard. C'est pourquoi on le fuyait. Il passait d'ailleurs toutes ses récréations enfermé dans sa salle, loin du bavardage qu'il détestait plus que tout au monde. Dernièrement, Monsieur Pancrace avait pourtant mis de l'eau dans son vin et fait de sensibles efforts de sociabilité. On l'avait même aperçu en train de sourire à un collègue, devant la machine à café. Mais il lui fallait maintenant un haut fait pour marquer les esprits et frapper les consciences. Cette prise d'otages était une occasion rêvée. Le genre d'occasion qu'il faut saisir au vol et qui peuvent ne se présenter qu'une seule fois dans la vie d'un homme.
De son côté, Monsieur Labatut s'était un peu calmé. Il continua sa démonstration avec toute la retenue et la sérénité dont il était capable, en expliquant très clairement le déroulement des opérations. Une équipe de trois surveillants ferait irruption dans l'enceinte du collège en possession d'armes factices, gracieusement prêtées par Monsieur Bayo, père de Djibril en 4ème 5, propriétaire d'un magasin de répliques et de maquettes à deux pas de la zone industrielle, représentant des parents d'élèves au conseil d'administration. Ensuite, le groupuscule devrait prendre le contrôle de la classe choisie par Monsieur Labatut. De son côté, le professeur concerné serait prévenu par Madame Leroux trois minutes avant le déclenchement de l'alarme.
« Contrairement à l'exercice général de confinement qui est extrêmement codifié, la prise d'otage n'est soumise à aucune procédure, précisa Monsieur Labatut, redevenu totalement maître de lui. L'enseignant devra agir en pleine conscience et en totale autonomie, avec comme principales préoccupations la gestion du stress de ses élèves ainsi que la préservation d'un climat de confiance avec l'agresseur. Nous étudierons a posteriori les réactions de l'enseignant et des ses élèves ici-même, en visionnant la vidéo de la prise d'otage qu'un des surveillants aura réalisée grâce à cette caméra miniature fixée sur son front à l'aide d'un bandana. Nous remercions d'ailleurs Monsieur Traoré qui a confectionné cet objet pour nous. »
Le professeur de technologie esquissa un léger sourire de satisfaction. Ce n'était pas tous les jours qu'on saluait son travail.
De nouveau, un murmure général s'éleva des rangs.
« Vous voulez nous filmer, et filmer nos élèves ? Que faites-vous du droit à l'image ? lança monsieur Klamczynski, furibond.
̶ J'en appelle ainsi à votre professionnalisme et à votre bonne volonté afin que l'exercice soit une réussite pleine et entière pour l'ensemble de la communauté éducative » conclut Monsieur Labatut, esquivant une fois de plus la question fielleuse du représentant syndical qui effectuait décidément une rentrée scolaire percutante.
Au deuxième rang, Madame Ramonez se fit la promesse de se faire arrêter par son médecin traitant ce jour-là.
7
Une lumière blanche tombait du ciel sur la chaussée humide, à moitié trempée par la bruine, à moitié arrosée par la camionnette de nettoyage municipal. Le pantalon remonté jusqu'aux mollets, les chaussettes bien en évidence, un petit homme trapu traversa le boulevard d'un pas rapide et poussa la porte de Pizza Momo.
Derrière son comptoir, le patron essuyait des verres en jetant des coups d'œil sur la rue.
« Salam aleykoum » fit Amine Zombori en entrant, doublant son salut d'un geste en direction du cœur en signe de respect. Puis il se dirigea vers deux ombres assises au fond du restaurant, totalement vide en plein milieu de l'après-midi. Au-dessus de leurs têtes étaient accrochés deux grands masques vénitiens dorés. Tout autour, quelques posters défraîchis avaient été épinglés sans conviction. Des gondoles passaient devant le pont du Rialto, rongé par les flots, tandis que la tour de Pise résistait à son éternelle chute et le forum romain à sa lente déliquescence. Sur les autres murs de la salle avaient été suspendues bien d'autres photographies tout aussi kitsch et éclectiques, en provenance des quatre coins de l'Italie, qui faisaient douter même les touristes les moins avertis de l'authenticité de la cuisine de l'établissement.
« Je t'avais dit de descendre ton pantalon jusqu'aux baskets ! » lui lança Sofiane Mahmoudi d'un regard noir, sans prendre le temps de le saluer, les mains à plat sur la nappe de papier blanc, le dos bien droit contre le dossier de sa chaise.
« Tu veux nous griller ou quoi ? Tu veux qu'on soit fichés ? poursuivit ce grand maigre à la peau claire comme un kabyle, d'un ton sévère et réprobateur. Jusqu'à mardi prochain, on doit rester incognito les gars, in-co-gni-to ! » répéta-t-il en séparant les syllabes avec insistance, à la manière d'un instituteur.
Amine Zombori prit place autour de la table en baissant les yeux. Pour passer inaperçu, il se rasait de près depuis deux mois et n'allait plus à la mosquée. Il avait renoncé à beaucoup de choses déjà, et fait preuve d'un grand dévouement. Mais il n'avait pas songé au pantalon que le prophète invitait à porter toujours court, bien au-dessus des chevilles. Cet impératif vestimentaire, fruit d'une double exigence d'hygiène et d'humilité, était devenu par la suite le signe d'une grande piété et trahissait souvent une forme de radicalisme.
Le visage grave, Sofiane Mahmoudi poursuivit :
« Si un seul de nous trois se fait pé-cho ou se fait suivre, tout est foutu, c'est clair ça ? Est-ce que c'est clair ? »
Les deux hommes approuvèrent d'un mouvement de tête. Ils n'avaient pas le droit d'être médiocres, pas le droit d'être faibles. La date était fixée au mardi 10 octobre. Plusieurs cibles avaient été d'abord étudiées parmi lesquelles une salle de spectacle, une église et une mairie. Mais finalement, la tour de CNews leur était apparue comme une évidence. Tous les trois voulaient mourir en martyr et en direct.
Les uniformes de la Poste avaient été subtilisés deux semaines auparavant à la teinturerie-pressing où Idriss Amri travaillait depuis sa sortie de prison, il y a six mois. On lui avait proposé ce boulot de réinsertion qui lui convenait parfaitement. Il avait même réussi à dénicher des casquettes et des polos Chronopost.
L'idée était simple et tranchante comme une vérité céleste. Les trois hommes simuleraient une livraison. Ils envelopperaient leurs Kalachnikov dans des grands cartons qu'ils avaient récupérés aux abords d'un petit supermarché. Une fois dans le sas d'accueil, ils n'auraient simplement qu'à braquer les employés et se faire conduire sur le plateau d'information continue. La prise d'otage serait retransmise en temps réel. Toutes les dix minutes, un ingénieur du son ou un cameraman serait abattu devant des millions de téléspectateurs. D'un œil, les trois hommes surveilleraient la retransmission du direct sur leurs téléphones portables, menaçant la régie de nouvelles exécutions en cas d'interruption des programmes. Suivant un protocole macabre, les deux présentateurs du Journal télévisé seraient assassinés en dernier, par souci de dramaturgie. Enfin, ils n'auraient plus qu'à actionner leurs ceintures d'explosifs et à se faire sauter en hurlant la grandeur de Dieu à la face du monde. Dans la soirée, l'attentat serait revendiqué tandis qu'ils retrouveraient tous les trois la cohorte des anges au Paradis de volupté.
Sur le boulevard, une sirène de police retentit. Les trois hommes se retournèrent. La voiture slaloma entre un camion poubelle et un camion de livraison et disparut à l'angle d'une rue. Le patron leur fit un signe de la tête. Il n'y avait plus rien à craindre.
La pluie recommença à tomber. Comme un voile, elle les séparait du monde des hommes qui cherchaient à construire une vie ici-bas.
Tout semblait prêt. Seul le courage pouvait encore leur faire défaut, au dernier moment. Il y avait toujours ce risque, même chez les combattants les plus déterminés. Pourtant, ils ne prendraient rien, ni captagon, ni aucune autre amphétamine. Les drogues, c'était pour les autres, pour les faibles. Les vrais moudjahidin n'en avaient pas besoin.
Ils s'étaient rencontrés tous les trois sur un site internet de propagande djihadiste, une sorte de Tinder du terroriste. La pureté de leur foi et la rigueur de leur engagement les avait immédiatement rapprochés. Désormais, ils étaient comme des frères.
Au fond du restaurant italien, les trois hommes restèrent un moment silencieux. Puis Sofiane Mahmoudi se leva et récita une prière, levant son index vers le ciel, à la manière du Platon peint par Raphaël qui, dans l'École d'Athènes, montre du doigt le monde des idées.
8
Mardi 26 septembre, Monsieur Trucard entra dans le bureau de Monsieur Basteri, conseiller principal d'éducation, pour lui remettre en main propre le rapport d'un incident qui s'était produit dans son cours peu après la première sonnerie du matin. Il venait tout juste d'en terminer la rédaction pendant son heure de trou hebdomadaire qu'il consacrait exclusivement à la narration des fréquentes incivilités dont il était victime. Ce jour-là, Issa, élève de 3ème 6, avait ainsi refusé de participer à l'atelier que son professeur d'arts plastiques animait dans le cadre d'une séquence sur la caricature et la presse.
En l'apercevant sur le pas de la porte, Monsieur Basteri prit une profonde inspiration. Du bout de sa Converse un peu sale, il recula son fauteuil à roulette, croisa les bras sur son polo Fred Perry et attendit. Son œil d'un noir viril et pénétrant, en parfaite harmonie chromatique avec sa barbe de trois jours qu'il retaillait chaque matin avec sa tondeuse à sabot, impressionnait toujours le professeur d'arts plastiques dont le regard bleu clair semblait au contraire toujours déclarer forfait. Le conseiller principal d'éducation avait désormais l'habitude de ses lamentations régulières qui concernaient finalement toujours la même poignée de collégiens. À lui seul, Monsieur Trucard polarisait la moitié de toutes les menaces, insultes et autres jets de projectiles qui survenaient dans l'établissement.
« Qu'est-ce qu'ils ont bien pu lui faire de si bon matin ? » se demandait Monsieur Basteri.
Le professeur déposa son rapport sur le bureau du conseiller principal d'éducation puis fit deux pas en arrière. Il restait debout, les bras croisés, sans piper mot ni manifester le désir de quitter la pièce. Comme à l'accoutumée, il cherchait à contraindre Monsieur Basteri à interrompre sur le champ ses occupations ordinaires pour prendre connaissances des faits qui avaient nui au bon déroulement de son cours. Il espérait que des mesures radicales seraient enfin prises. Ces derniers temps, il ne se sentait pas épaulé par l'administration du collège qui paraissait minimiser les diverses agressions et insolences dont il faisait l'objet.
Monsieur Basteri saisit le rapport et en commença la lecture, les sourcils froncés.
« Issa entre en classe avec un léger retard et une mine frondeuse. Après trois longues minutes d'intense négociation, j'obtiens finalement de lui qu'il s'asseye mais il ne daigne retirer ni son sac à dos ni son manteau et demeure avachi sur la table pendant un gros quart d'heure dans une attitude peu propice aux apprentissages. Après avoir considéré les objectifs de la séance, il agite une de ses mains près de sa tempe, suggérant par le mouvement rotatoire de son poignet que je serais frappé d'aliénation mentale. Puis il me signifie sans même daigner lever la main qu'il est hors de question pour lui de dessiner le Prophète. Je lui explique calmement qu'il peut tout aussi bien caricaturer Jésus, Moïse ou Abraham. Il me répond alors que c'est haram, se lève, bouscule Myriam qui était en train de travailler tranquillement, fait tomber sa trousse et sort en claquant la porte. J'envoie un délégué à sa poursuite afin de tenter de le raisonner un peu mais il a déjà disparu dans le couloir. »
Monsieur Basteri soupira.
« Encore et toujours cette maudite séquence ! se dit-il. Comme si ce n'était pas suffisamment la foire dans ses cours ! »
En effet, c'était tous les ans la même histoire. Il est vrai que Monsieur Trucard avait été particulièrement meurtri par les assassinats de Charlie Hebdo qu'il lisait avec dévotion depuis son plus jeune âge. Mais sa séquence sur les caricatures ne produisait pas vraiment les effets qu'il espérait. Plusieurs collègues avaient gentiment essayé de le lui faire comprendre mais il refusait d'entendre raison, et s'obstinait à défendre, seul contre tous, à la manière d'un Don Quichotte, le droit sacré au blasphème et à la dérision. Certains le disaient un peu masochiste. D'autres le trouvaient simplement rêveur.
De son côté, Monsieur Basteri ne comptait plus le nombre d'incidents que cette séquence avait provoqués depuis désormais trois ans. Il devrait convoquer Issa pour la toute première fois de l'année alors qu'il se tenait plutôt à carreau depuis la rentrée. Son redoublement semblait porter ses fruits. L'an dernier, il avait cumulé une dizaine de rapports d'exclusion de cours. Il était même passé en conseil de discipline pour avoir un peu trop forcé son rôle pendant l'exercice attentat. Monsieur Basteri s'était souvent demandé comment la direction avait pu les désigner pour jouer les djihadistes, lui et d'autres petites frappes du même acabit. Officiellement, il s'agissait de les responsabiliser. On ne pouvait pas dire que ça avait été un franc succès.
À l'école, tout le monde craignait Issa. Il tyrannisait les plus petits et terrorisait les professeurs jusqu'aux plus aguerris. Les jours où il était absent, ils se sentaient tous profondément soulagés car ils pourraient à peu près faire cours. Dans la cité, il était vénéré. Lui ne respectait que les quelques caïds qui baignaient dans le grand banditisme et les religieux qui le regardaient d'un air grave et menaçant lorsqu'il oubliait parfois d'aller à la mosquée. Monsieur Basteri espérait que cet incident n'allait pas entraîner une nouvelle spirale négative. Mais on avait réveillé la bête. Maintenant, il fallait s'attendre au pire avec lui. À cause de Monsieur Trucard et de ses satanées caricatures, Monsieur Basteri devrait à nouveau tempérer les fureurs d'Issa.
« J'exige une punition exemplaire ! » lança le professeur d'arts plastiques, qui frôlait le burn-out un mois seulement après la rentrée.
« C'est entendu Monsieur, je vous remercie pour votre rapport d'incident dont je prends bonne note. Je verrai Issa dans la journée et nous négocierons avec lui une sanction pédagogique. »
Monsieur Trucard se décida enfin à sortir du bureau du conseiller principal d'éducation. Il était très énervé.
« Sanction pédagogique ! Mais c'est une manie, chez lui ! » se disait-il en traversant le couloir avec une certaine fébrilité.
En effet, la semaine précédente, Monsieur Basteri avait rappelé les vertus des punitions à caractère strictement éducatif dans un long courriel adressé à tous les membres de l'établissement, invitant les professeurs les plus vieux jeu à renoncer aux innombrables recopiages de lignes ou autres zéros dans le bulletin de notes qu'il considérait, en tant que spécialiste en sciences de l'éducation, comme des brimades aussi humiliantes que contre-productives. Il avait une foi totale dans les nouvelles pédagogies, idolâtrait le système scolaire scandinave, évoquait souvent les travaux d'Elise Freinet et de Maria Montessori. Il n'avait jamais enseigné mais cultivait tout un tas d'idées progressistes. Partisan du dialogue et de la remédiation, il lançait régulièrement de vastes campagnes de Projets d'accueil individualisé ou autres Projets personnels de réussite éducative que son fanatisme réduisait aux acronymes barbares de PAI ou de PPRE, inconnus du commun des mortels, qui lui semblaient autant de dogmes indiscutables et qui lui conféraient un air expert et supérieur. Il aimait pousser son goût pour l'occultisme jusque dans ses lectures de magazines ultra-pointus de musiques rock, électroniques et alternatives dans lesquels il aimait découvrir des groupes indépendants, ignorés de la masse, qu'il citait avec autant de délice que les nombreux sigles pédagogiques qui faisaient sa renommée. Il faisait partie de ce type humain qui augmente sa puissance à mesure qu'il disserte de choses obscures, suscitant chez son auditeur subjugué l'impossibilité de toute approbation ou de toute réfutation, et finalement son mutisme le plus complet, sa reddition la plus flagrante.
Monsieur Trucard traversa la cour en direction de sa salle qui était de l'autre côté, dans le bâtiment A, afin d'y faire un peu de rangement en attendant le cours suivant qu'il animait avec sa classe de quatrièmes option football. En montant les escaliers, il croisa deux élèves qui les dévalaient en beuglant et qui manquèrent de le faire tomber. Il fut saisi tout à coup d'un profond vertige. Il se retint à la rambarde en acier défraîchi. Ses jambes longues, fluettes et cotonneuses semblaient ne plus pouvoir le porter. Il s'assit sur une des marches et mit la tête entre ses mains. Ses cheveux blonds tombaient en boucle sur ses phalanges maigres et diaphanes. Il faut dire que son alimentation strictement végétarienne avait tendance à l'affaiblir, d'années en années.
Alors, il fut pris d'un violent mal de crâne. Les mots projets que Monsieur Basteri avait tout le temps à la bouche venaient se fracasser contre les parois de sa cervelle. Depuis quelque temps, ce mot avait contaminé presque toute la salle des professeurs.
« Projets, projets, projets ! Moi, mon projet, c'est de rester en vie ! » se dit-il en grimaçant.
Soudain, il fut traversé malgré lui par une vision extatique. Si seulement un attentat pouvait frapper le collège, réellement ! Il imagina le feu, le vacarme, les cris. Ils feraient moins les malins, tous. Il obtiendrait sûrement plusieurs semaines d'arrêt, dans l'hypothèse bien sûr où il s'en sortirait vivant. Un psychologue assermenté le déclarerait sujet aux angoisses et inapte à toute forme d'activité.
Monsieur Trucard secoua la tête. Il se releva péniblement et gravit les dernières marches qui le séparaient de sa salle.
Il ne fallait pas trop rêver.
9
Mardi 3 octobre, à huit heures du matin, Monsieur Trucard attacha sa bicyclette à l'intérieur du petit cagibi réservé aux deux roues, situé au fond du parking du collège. Comme chaque jour, il prit bien garde de ne pas rayer avec son cadenas la grosse Yamaha noire de Monsieur Klamczynski ni de faire tomber la mille centimètres cube de Monsieur Pancrace, puis il se dirigea vers la grande cour. Au-dessus de ses chaussures de cuir usé, on apercevait ses chevilles maigres et blanches. Elles provoquaient immanquablement l'hilarité générale. Le professeur d'arts plastiques avait encore oublié de dérouler ses gros ourlets qu'il faisait dans l'urgence en partant de chez lui pour ne pas salir, contre la chaîne graisseuse de son vélo, le velours déjà suffisamment élimé de son pantalon.
Il se présenta devant le rang où les élèves de sa classe de 3ème 6 l'attendaient en ricanant et les fit monter dans sa salle, au troisième étage du Bâtiment A. C'était le jour de l'évaluation de leurs caricatures. Cette année, ils avaient presque tous rendu quelque chose. Mais la plupart s'étaient contentés de représenter avec dévotion des croissants de lune, des étoiles ou des minarets. Dans le but de leur donner un semblant d'inspiration païenne, le professeur d'arts plastiques avait bien essayé de leur projeter au tableau quelques modèles tirés de ses lectures profanes, invoquant en permanence le droit au blasphème. Il avait réalisé un Power Point avec quelques anciennes Unes de Charlie Hebdo qu'il contemplait chaque fois avec le même plaisir. Il était pourtant toujours le seul à en rire. La plupart des élèves détournaient le regard ou demeuraient sans réaction. Les plus religieux d'entre eux allaient jusqu'à hurler au sacrilège. Les autres ne trouvaient pas ça très drôle non plus. Il y avait en somme des sujets sur lesquels on ne pouvait pas plaisanter à l'école où le ricanement perpétuel y est pourtant la règle commune et la chose du monde la mieux partagée.
Ce matin-là, Monsieur Trucard passait entre les rangs, un stylo rouge à la main. Il était désespérément en quête d'insoumission. Une élève avait dessiné aux feutres la mosquée bleue d'Istanbul à partir d'une photographie trouvée sur Google Image, une autre calligraphié en belles lettres d'or les cinq piliers de l'Islam. Tout cela avait une certaine allure, une forme de solennité sérieuse. Trois autres de leurs camarades avaient travaillé en groupe et représenté plusieurs vignettes qui racontaient la vie de Jésus. Monsieur Trucard regardait soigneusement leur production, traquant en vain, dans chaque recoin, le moindre signe de paganisme, la plus petite irrévérence.
« Jésus est l'un des premiers musulmans, Monsieur ! » lui déclara fièrement un des trois garçons.
Le professeur voletait de tables en tables, un peu nerveux, pourchassant l'outrage au dogme qu'il appelait de ses vœux, les yeux écarquillés, à la manière d'un papillon de nuit à la recherche d'une lumière même artificielle. Pourtant, il savait au fond de lui qu'il ne trouverait jamais sur aucune des toiles de ses élèves la moindre goutte d'impiété, malgré les rivières de gouache qu'ils avaient répandues depuis tant d'années. Content cependant des efforts qu'ils avaient consentis, Monsieur Trucard accorda la moyenne à toute la classe. Puis il se mit à accrocher respectueusement les productions de ses élèves aux murs de sa salle, allant et venant avec son petit escabeau.
Il lui restait une dernière affiche à suspendre lorsqu'il se rendit compte que sa boîte de punaises était vide.
« M'sieur, y a qu'à prendre celles-ci ! » suggéra une élève en désignant les quatre épingles qui fixaient au mur le Baiser de l'hôtel de ville de Robert Doisneau. Alors que Monsieur Trucard était en train de réfléchir à une alternative moins radicale, plusieurs demoiselles se hissèrent sur la pointe des pieds pour récupérer les précieuses attaches. En tombant, le poster se froissa, puis il glissa sous une armoire, comme une feuille morte. Le professeur se mit à quatre pattes pour le récupérer. Il le considéra une dernière fois, le roula dans ses mains puis le rangea dans un de ces tiroirs où les choses s'oublient pour toujours, une fois qu'on les y a enfermées.
« Au fond, ce n'est pas plus mal comme ça » se dit-il.
Cette photo avait en effet provoqué bien des histoires. Les jeunes filles les plus pieuses se cachaient pudiquement les yeux lorsqu'elles passaient devant et plusieurs parents le tenaient à bonne distance le jour de la remise des bulletins trimestriels. Certains mêmes lui en avaient fait la remarque. L'obscénité du cliché les scandalisait. Désormais, Monsieur Trucard n'aurait plus de problèmes avec ça.
Dans son coin, Issa se taisait. Il était d'un calme inhabituel. Il se contentait de lancer des regards noirs à son professeur qui feignait de les ignorer. Mais il semblait vouloir éviter tout conflit. Il avait même retiré son blouson et fait mine de sortir sa trousse sur la table. Il n'y aurait pas de clash ce matin.
Monsieur Trucard s'en félicitait secrètement. En effet, sa relation avec Issa avait toujours été très compliquée. Il avait passé toutes ses années de collège à saboter ses cours et à se saborder lui-même. Son professeur d'arts plastiques l'avait même surnommé le Kamikaze. Et puis Issa n'avait jamais été très Charlie. Bien au contraire, il proférait souvent des formules arabes absconses, teintées de fondamentalisme. Un soir, Monsieur Trucard avait même essayé d'en retrouver le sens sur internet. Mais il avait vite abandonné ses investigations, craignant d'être fiché S à cause de recherches lexicales trop sulfureuses.
Mais au fond, on pouvait peut-être tirer quelque chose de lui. Issa avait manifestement compris qu'il n'était pas dans son intérêt de jouer avec le feu. Il devait sûrement songer à son dossier scolaire, à son orientation qu'il ne souhaitait pas compromettre. Le professeur d'arts plastiques croyait devoir cette nouvelle attitude au travail éducatif de Monsieur Basteri.
« Finalement, il a fait du bon boulot » se disait-il tandis qu'il terminait d'épingler la toute dernière affiche que lui tendaient les élèves.
Monsieur Trucard libéra sa classe plein de pensées positives.
10
La sonnerie de la récréation de dix heures venait de retentir. Comme à l'accoutumée, Issa se dirigea vers la dernière colonne du préau où se retrouvaient d'ordinaire les élèves les plus durs. Même les surveillants chevronnés ne s'y risquaient pas trop car l'atmosphère y était généralement plus lourde et plus tendue que dans les autres recoins de la cour de récréation.
Il était vêtu d'un pantalon de jogging et d'un sweat-shirt assez discrets. Depuis quelque temps, il avait cessé de porter les survêtements aux couleurs de ses clubs de football préférés. À la mosquée, on lui avait conseillé de les troquer contre des habits plus sobres et d'éviter les marques tapageuses. Il la fréquentait de plus en plus assidûment. Le soir, en rentrant chez lui après l'école, il jouait en ligne à des jeux de guerre, sur sa console, pendant des heures. Il avait ainsi acquis la conviction d'être un très bon tireur. Il n'avait jamais tenu une arme de sa vie. Mais avec sa manette, il se prenait pour un seigneur de la guerre, un prince de la gâchette. Quand il avait assez tué d'ennemis sur son écran et que la nuit était devenue profonde, il visionnait des clips de propagande djihadiste, au creux de son lit.
Il vivait seul avec sa mère qui commençait à prendre de l'âge. Elle l'avait eu sur le tard. D'origine marocaine, elle était venue en France avec son mari la trentaine passée. Ils n'avaient eu le temps d'avoir qu'un seul enfant car le père était mort à la suite d'une chute sur le chantier d'un immeuble, deux ans après leur arrivée. Issa était alors très petit. Parfois, il croyait se rappeler certains moments qu'il avait partagés avec lui. En réalité, il n'en avait aucun souvenir.
La mère d'Issa passait ses journées cloîtrée dans sa cuisine. Jamais elle ne dérangeait son fils lorsqu'il était dans sa chambre. Il avait le champ libre. Lorsqu'il regardait une vidéo de décapitation, il sentait son cœur qui s'emballait. En s'endormant, il repassait les images dans sa tête. Elles le hantaient. Alors, il avait du mal à trouver le sommeil, à moitié dégoûté, à moitié excité. Comme il ne comprenait presque pas l'arabe, il téléchargeait un grand nombre de prêches en français, qu'il écoutait en boucle. Il était fasciné par la langue des prédicateurs, élégante, souple et persuasive. Ils maniaient une rhétorique bien plus académique et savante que les chanteurs de Rap qu'Issa commençait à dédaigner. D'ailleurs, il en allait de la musique comme des caricatures. C'était haram.
Parfois, il passait des nuits blanches. Au petit matin, il sautait dans son pantalon. Il fallait bien aller en cours. À la mosquée, on lui avait dit que c'était important de réussir à l'école. Que son redoublement était une chance. Mais il avait encore du mal à s'en convaincre.
Issa s'appuya contre le poteau de béton gris. Sa capuche blanche lui recouvrait la moitié du visage. Sa mine était plus patibulaire encore que d'ordinaire. Il fit signe à deux élèves de troisième de s'approcher, qui s'exécutèrent sur le champ. C'était ses plus fidèles vassaux. L'année passée, ils avaient même menacé certains professeurs de représailles lorsqu'ils avaient appris qu'Issa devait comparaître devant un conseil de discipline.
« Vous avez té-ma le papier qu'ils ont distribué hier ? Sur l'exercice attentat ? leur demanda-t-il discrètement. Ce sera pas comme l'an dernier. Cette fois on n'a plus le droit de faire le Djihad. Il parait que les profs et les surveillants prendront des armes en plastique. Je suis sûr qu'ils savent même pas tenir une Kalache à l'endroit, ces sales bâtards. Wallah, ils connaissent rien ! Rien à la guerre, rien aux armes, rien à l'Islam. On peut pas rester sans rien faire. On peut pas les laisser salir le Prophète. Faut qu'on prépare un coup !
̶ comme quoi ? » demanda Moussa avec admiration, les yeux écarquillés.
Il respectait surtout Issa parce qu'il avait redoublé sa classe de troisième et qu'il avait deux ans de plus que lui. Cette déférence ne s'appliquait guère qu'aux élèves, et l'âge avancé de ses professeurs, au demeurant, ne suscitait pas chez lui la même considération.
Issa se tourna vers son deuxième copain.
« Ibrahim, t'as toujours tes pétards, chez toi ? »
Ce dernier fit un petit claquement dans sa bouche qui voulait dire que oui. En général, il ne s'exprimait que par des borborygmes primordiaux, même lorsqu'un professeur l'interrogeait en cours.
« Sur le Coran de la Mecque, poursuivit Issa avec exaltation, on va leur faire la surprise de leur vie, c'est juré ! C'est prévu pour bientôt. Pour le mardi 10 octobre. Vous êtes chauds ? »
Les trois camarades se tapèrent dans la main en signe d'indéfectible alliance, la mine sérieuse et conspiratrice.
« Interdiction de parler de ça à qui que ce soit, insista Issa. C'est clair ? On doit faire ça en scred, les gars. On n'a pas le droit de se faire pé-cho ! Vous comprenez ça ? »
Les deux complices acquiescèrent. Puis la sonnerie qui marquait la fin de la récréation les dispersa dans la cour.
11
À onze heures, ce matin-là, le collège Pablo Neruda de Drancy reçut la visite de Monsieur Da Silva, expert en systèmes d'alarme, à qui l'Éducation nationale confiait parfois quelques missions.
Il était très pressé. La journée s'annonçait particulièrement chargée. En fin de matinée, il devrait équiper une mosquée d'un dispositif d'appel à la prière enregistré que le gouvernement venait tout juste d'autoriser dans certains secteurs. Elle se trouvait à quelques centaines de mètres seulement de l'établissement. Il y serait rapidement. L'après-midi, il aurait à contrôler l'équipement d'un grand centre commercial qui ne répondait plus aux nouvelles normes incendie. Il en profiterait pour vérifier aussi la fiabilité de leur système antivol.
Il était débordé, ces derniers temps. Mais il répétait souvent qu'il ne fallait pas se plaindre. Le business de l'alarme marchait du tonnerre. Sa petite entreprise était spécialisée dans toutes sortes d'appareillages électroniques. Elle promettait aux particuliers 100% d'efficacité contre les cambriolages. Avec sa large gamme de sonneries personnalisées et son service de maintenance gratuit, elle écrasait toute concurrence sur l'ensemble de la région.
Monsieur Da Silva avait garé sa Mégane blanche à quelques pas du collège. Il avait sonné à la grille avec insistance et marchait à toute vitesse en direction des bureaux de l'administration, une mallette à la main. Il serra chaleureusement la main de Monsieur Labatut.
« Bonjour Monsieur, belle journée, hein ? Bientôt les vacances ? lui fit-il d'un air un peu moqueur.
̶ Oh vous savez, on ne défait plus les valises ! » répondit le principal du tac au tac, avec un sourire crispé, car il ne tolérait l'ironie sur les congés scolaires qu'entre fonctionnaires.
Monsieur Labatut accompagna Monsieur Da Silva au local technique, lui montra le boîtier électronique puis il le laissa travailler tranquillement. Une demi-heure plus tard, le technicien informa le principal qu'il avait terminé l'installation et qu'il lui suffirait d'actionner l'alarme depuis son bureau. Puis il signa un papier, regarda sa montre et s'empressa de regagner sa voiture. Il démarra en trombe et disparut au coin de la rue.
Monsieur Labatut jeta un coup d'œil sur le bouton. Il fit sensuellement glisser son doigt sur le petit carré de plastique noir. Il avait très hâte de découvrir sa toute nouvelle sonnerie. D'appuyer, rien qu'une fois. Mais il se ravisa. Il était capital de conserver l'aspect exceptionnel de l'exercice. Il abandonna donc son nouveau jouet à son sort et examina son emploi du temps de l'après-midi, constitué de deux commissions éducatives pour Inès B. et pour Rayan A., d'une rencontre avec les parents de Vladley G. puis d'un entretien individuel avec Angelo T. Ensuite, il considéra la pile de rapports d'incidents à lire, les nombreuses demandes de sorties culturelles des enseignants à parapher, les différents courriers à rédiger. Il fut soudain saisi d'une grande langueur. Sa vue se troubla. Il passa la main sur son front, regarda par la fenêtre. Le bouleau lui paraissait désormais lointain, inconsistant. Jamais il n'avait connu un début d'année scolaire si compliqué. Il observait les silhouettes des enfants qui couraient dans la cour et qui se jetaient des morceaux de pain, en sortant du réfectoire. Il se laissa doucement submerger par une immense fatigue.
« Si seulement un petit attentat pouvait mettre un terme à toute cette comédie » songea-t-il tout à coup, un peu malgré lui.
Pas un attentat meurtrier, bien sûr, mais suffisamment médiatique quand même, histoire d'obtenir la fermeture provisoire de son collège, au moins pendant quelques semaines, le temps de l'enquête et des réparations. On n'aurait à déplorer la mort de personne mais monsieur Klamczynski recevrait tout de même une petite balle dans l'épaule pendant l'attaque. Dans la panique, Madame Leroux perdrait une chaussure et déchirerait ses collants. Dévastée par une explosion, la salle de Monsieur Trucard serait enfin nettoyée de ses innombrables affiches de propagande islamique accumulées depuis des années.
Monsieur Labatut se sentit traversé par une décharge d'adrénaline qui l'enivrait et lui faisait taper le cœur. Pour la première fois depuis très longtemps, il éprouva un profond sentiment de plénitude. Il se livra quelques secondes de plus à son beau rêve qui lui paraissait presque à portée de main. Puis il secoua la tête comme pour se dégriser et commença la lecture du paquet de rapports.
12
Lundi 9 octobre, Monsieur Labatut s'enferma pour tirer au sort le numéro de la salle où la prise d'otages aurait lieu le lendemain, jour de l'exercice. Il souhaitait laisser le pur hasard choisir à sa place afin de coller le plus possible à la réalité dans laquelle les preneurs d'otages, en règle générale, ne sollicitaient pas les conseils des chefs d'établissement pour ce genre de besogne.
Monsieur Traoré avait finalement réussi à télécharger une application sur l'ordinateur de son bureau après plusieurs tentatives infructueuses. Il suffisait à Monsieur Labatut de cliquer avec sa souris pour actionner un petit cylindre sur l'écran, à la manière d'un bandit-manchot numérique. Deux fois de suite, à son plus grand étonnement, le logiciel avait tiré le numéro trente-sept. Il s'agissait de la salle de Monsieur Trucard.
« Le sort est très ironique ce matin » songea Monsieur Labatut en secouant la tête, s'apprêtant à renouveler l'opération.
En effet, mettre en scène ce genre d'exercice au beau milieu des chevalets et des sculptures de papier mâché, sous la vigilance précaire du professeur d'arts plastiques, lui paraissait inenvisageable. Monsieur Labatut craignait que l'exercice virât à la guérilla et que les élèves rentrassent chez eux couverts de peinture. Il s'était déjà suffisamment ridiculisé l'an dernier auprès des familles. Cette fois-ci, l'exercice aurait une certaine tenue.
Il cliqua une troisième fois. La roue de la fortune désigna le numéro quinze. Il jeta un œil à son planning. C'était la salle de Monsieur Courcelles. Le lendemain, le professeur de français aurait en charge les élèves de la classe de 5ème 2.
« Sa coopération risque d'être minimaliste » songea-t-il en regardant le bouleau, un peu blasé.
Monsieur Labatut aurait en effet préféré que la providence désignât un enseignant un peu plus impliqué dans la vie de son établissement. La nonchalance de Monsieur Courcelles avait tendance à l'irriter. Ses nombreuses manières, ses réticences à participer au moindre projet lui tapaient sur les nerfs. Une nouvelle fois, il résolut de tricher. Il allait saisir la souris de son ordinateur lorsqu'un oiseau se posa sur le rebord de la fenêtre et lui fit suspendre son geste.
« Acceptons-en l'augure, se dit-il avec fatalisme. Après tout, c'est le jeu. Et puis il faut se rendre à l'évidence. Monsieur Courcelles reste quand même un bien meilleur tirage que Monsieur Trucard. »
Monsieur Labatut se leva, prévint Madame Leroux et convoqua les trois surveillants qu'il avait sélectionnés afin de réviser avec eux la chronologie des opérations qu'il souhaitait infaillible. Hamed, Marwan et Mamadou frappèrent à la porte de son bureau. Le principal les fit s'asseoir en face de lui et prit la parole, avec la gravité martiale d'un chef de guerre, debout, les poings fermés sur sa table de travail.
« À 8h13, vous vous présenterez devant la loge équipés de vos armes factices et menacerez Madame Tellal qui a reçu pour consigne de ne vous laisser entrer dans l'enceinte que sous l'effet d'une menace persuasive. »
Les surveillants se regardèrent, l'air étonné. Il étaient avachis dans leurs fauteuils. Cette décontraction déplaisait à Monsieur Labatut.
« Tâchez d'être le plus convaincant possible, leur dit-il d'un œil sévère. Sachez par ailleurs que la mairie et le commissariat ont été informés. Vous ne courrez donc aucun risque et pourrez brandir vos fusils d'assaut en toute confiance. »
Ils paraissaient tous les trois un peu plus soulagés. Monsieur Labatut poursuivit :
« Une fois dans l'établissement, vous vous dirigerez vers le bâtiment B tandis que j'actionnerai l'alarme spéciale d'intrusion. Vous emprunterez l'escalier et pénétrerez sans ménagement dans la salle 15 de Monsieur Courcelles, située au premier étage. Ce dernier n'aura été prévenu de votre arrivée que quelques minutes plus tôt par Madame Leroux » dit-il en montrant du doigt la cloison qui les séparait du bureau de la principale adjointe, désignée par l'espace qu'elle occupait.
La mission semblait finalement assez simple. Les surveillants avaient pour consigne de prendre possession de la salle de classe, de mettre en joue les élèves et leur professeur, de faire respecter le silence et l'ordre avec le plus d'autorité possible. Une heure plus tard, Monsieur Basteri, chargé de jouer le négociateur, devait transiger avec eux afin d'obtenir la sortie des otages et leur complète reddition. L'entretien de médiation se pratiquerait à travers la porte. Au début, ils devraient tous les trois faire montre d'une implacable rudesse. Puis ils accéderaient aux supplications, relâcheraient les élèves un par un et libéreraient finalement leur professeur. Enfin, ils devraient se rendre les mains sur la tête et descendre dans la cour où la direction du collège les attendrait pour les féliciter.
« Pour le bon déroulement des opérations, conclut Monsieur Labatut, je vous défends d'évoquer le contenu de notre entretien à qui ce soit afin de préserver l'effet de surprise qui est la condition indispensable au réalisme dont le rectorat a fait son cheval de bataille cette année. »
Les surveillants sortirent excités du bureau de Monsieur Labatut. Ce jeu de rôle grandeur nature les enthousiasmait. La perspective de mettre à genoux Monsieur Courcelles, dont la hauteur et la condescendance irritaient la moitié du collège, leur procurait une certaine euphorie qu'ils avaient du mal à réprimer.
Ils étaient tous les trois très impatients d'être au lendemain.
13
La récréation de l'après-midi venait de sonner. Les trois surveillants se dirigèrent vers la salle des professeurs, qui était bondée à cette heure-là, pour prendre un café et plastronner un peu. Autour de la machine s'agglutinaient déjà de nombreux enseignants, attendant patiemment leur tour afin d'y glisser les petites pièces jaunes grâce auxquelles ils tiendraient encore une heure de plus, avant la libération de 16h30.
Certains collègues étaient en plein conciliabule, conspirant contre les hautes sphères de la direction académique. Les visages étaient sombres et la conversation particulièrement véhémente. Monsieur Klamczynski était précisément en train de reprocher à l'administration du collège d'avoir choisi des surveillants de couleur pour incarner les preneurs d'otage lorsque les trois gaillards en question poussèrent la porte de la salle. Les professeurs se tournèrent soudain vers eux, avec une sorte de malaise. Bien trop content, au contraire, de l'apparition de ces alliés providentiels, le syndicaliste poursuivit sa diatribe en cherchant à les prendre à témoin.
« Monsieur Labatut ethnicise la violence et donne du crédit aux clichés les plus primitifs, en désignant Hamed, Marwan et Mamadou pour jouer les terroristes » regretta le professeur d'Histoire-géographie avec gravité.
L'atmosphère était tendue. Certains enseignants semblaient approuver les lourdes accusations qui venaient d'être lancées. Après un petit silence dramaturgique, Monsieur Klamczynski reprit sa harangue :
« Ce sont toujours les mêmes qui sont stigmatisés. Quelles conclusions nos élèves vont-ils en tirer ? Quelle image donne-t-on de la diversité au collège Pablo Neruda ? » s'interrogeait le représentant syndical.
Déjà habités par leur rôle, les surveillants demeuraient tous les trois parfaitement silencieux, prenant très à cœur la consigne de mutisme de Monsieur Labatut.
« L'exercice doit être plus réaliste que l'an dernier » interrompit tout à coup Madame Molland, professeur documentaliste, qui tentait de justifier le choix de Monsieur Labatut.
« On ne peut pas systématiquement remettre en cause les décisions de la direction » continua-t-elle, la voix chevrotante.
Tel un coq de combat, Monsieur Klamczynski lui vola dans les plumes.
« Si je suis bien ton raisonnement, les autres assistants d'éducation du collège comme Léa, Clément et Yvain auraient donc des mines moins terroristes que les leurs ? » répliqua-t-il d'un ton sec, en désignant de la main les trois molosses qui sirotaient paisiblement leur café, déterminés à ne pas prendre part au débat, jouissant intérieurement de l'attention qu'on leur portait soudain.
Monsieur Trucard, qui rangeait discrètement son casier, se retourna et jeta un coup d'œil dans leur direction. Il était forcé de reconnaître qu'ils étaient pourtant beaucoup plus crédibles pour le rôle. Mais il garda sa pensée pour lui-même. Il avait eu assez de problèmes ces derniers temps.
De son côté, Madame Molland était totalement paniquée. En bégayant un peu, elle argua qu'il ne s'agissait pas seulement de faciès mais surtout de corpulence.
« Si on s'en tient au critère athlétique, je ne trouve pas le choix de Monsieur Labatut absolument scandaleux » conclut-elle en tremblant comme une feuille.
« Les esclavagistes avaient aussi ce genre de raisonnement » répliqua Monsieur Klamczynski qui cherchait à porter l'estocade.
La documentaliste aurait voulu disparaître de la surface de la terre, s'évaporer telle une fumée invisible. Mais il était trop tard. Elle avait osé contredire le délégué syndical en salle des professeurs, devant tout le monde, à l'heure de pointe. Un jour, elle en serait sûrement très fière. Pour le moment, elle était dévastée. Le soir venu, pour espérer trouver le sommeil, elle devrait doubler sa dose de Lexomil avant d'écouter sur Youtube des sons de la forêt amazonienne. Madame Molland n'avait pas l'habitude d'être au centre de l'attention. Elle passait toutes ses journées dans son coin, derrière son ordinateur, inscrivant les titres des ouvrages empruntés par les élèves, en buvant son thé vert. Elle n'était pas très considérée par ses collègues mais elle était tranquille. Elle vouait un culte aux professeurs qui devaient affronter des classes entières contrairement à elle qui n'avait affaire qu'à quelques petits groupes de jeunes lecteurs dociles et silencieux. Une fois, il lui était pourtant arrivé de sermonner un élève de sixième qui avait craché son chewing-gum sur le sol, lui rappelant les valeurs de l'écocitoyenneté. Mais elle n'avait pas coutume de hausser la voix. Les collégiens les plus durs, qui ne mettaient jamais les pieds au CDI, lui étaient d'ailleurs totalement inconnus. Ses seuls faits d'armes annuels consistaient à proposer aux professeurs tel projet interdisciplinaire sur les traites négrières ou tel plan de formation académique sur l'enseignement du génocide. Non, vraiment, on ne pouvait pas la soupçonner de préjugés racistes. Elle était la bienveillance faite chair. Elle passait son temps à élaborer des mallettes pédagogiques sur les troubles des apprentissages qui concernaient les élèves à besoins particuliers, atteints de dyslexie, de dysorthographie ou de dyscalculie. Elle était passionnée par toutes les affections humaines commençant par la syllabe dys qu'elle avait fini par vénérer, et pour laquelle elle avait consacré une étagère entière, remplie d'ouvrages scientifiques étiquetés des trois lettres magiques.
Madame Molland baissait les yeux, fixant vaguement ses Kickers violettes aux formes rondes et régressives, chaussures qui semblent avoir été créés pour l'unique usage des documentalistes.
La salle des professeurs était électrique. Les détracteurs de l'exercice lançaient des regards noirs à tous les partisans. De leur côté, quoique très amusés, les surveillants essayaient de conserver une attitude sévère. Ils jetèrent leurs gobelets puis sortirent dans la cour où ils purent rire aux éclats loin de cette salle des professeurs qui ressemblait de plus en plus à un tribunal révolutionnaire.
Monsieur Klamczynski était en totale ébullition. Il se tempéra pourtant. Au fond, il n'avait pas intérêt à se disputer avec Madame Molland qui mettait le centre de documentation du collège à sa disposition lors des réunions d'information syndicale qu'il animait une fois par mois. En plus, elle faisait grève de temps en temps, et il l'avait même croisée par hasard l'année passée à Nuit Debout, place de la République. Elle fréquentait le stand antispéciste avec assiduité. La cause animalière, ce n'était certes pas la lutte des classes. Mais c'était toujours un bon début. Enfin, Monsieur Klamczynski se rappela soudain le premier commandement du syndicaliste: Ton collègue tu ne jugeras point. Après tout, tous n'avaient pas eu la chance comme lui de goûter au fruit paradisiaque du militantisme forcené.
Le professeur d'Histoire-géographie se dirigea vers son casier, saisit une pile de brochures qui appelaient à une prochaine mobilisation et les distribua avec dévotion. Puis il reprit son réquisitoire où il l'avait laissé, réservant sa colère pour la direction, excluant la documentaliste du champ de son courroux légitime en faisant mine d'absoudre avec noblesse des propos qui frisaient la mise à l'index.
« On se fiche de nous ! lâcha-t-il tout à coup en appuyant ses mots par de grands gestes de la main. Au lieu de déguiser nos surveillants en djihadistes, l'inspection académique ferait mieux d'accéder à nos revendications en créant de nouveaux postes. Ce ne sont pas de fusils en plastique dont nous avons besoin au collège Pablo Neruda, mais de moyens pour remplir pleinement notre mission éducative et faire sortir nos élèves de ce trou à rat ! »
La plupart des professeurs approuvaient désormais. Monsieur Klamczynski possédait une remarquable force de conviction. Pendant les manifestations, on disait qu'il soulevait les foules avec son porte-voix et ses poings vigoureux qui s'élevaient dans l'air. De leur côté, les jambes de Madame Molland, qu'on avait un peu oubliée, avaient cessé de trembler, et son cœur commençait à retrouver un tempo moins alarmant.
« Demain, continua le professeur d'Histoire-géographie, notre ministre devrait annoncer la création de nouveaux contrats d'assistants pédagogiques dans les établissements du secondaire. Pour l'instant, aucune des promesses de campagne n'a été tenue. Pour ceux que ça intéresse, l'interview aura lieu à neuf heures en direct sur CNews. »
Monsieur Traoré, qui passait réparer l'imprimante, fit remarquer qu'il serait compliqué pour la plupart des collègues d'écouter l'émission parce que c'était précisément l'heure de l'exercice attentat.
« Si tu as envie de faire le larbin, c'est ton problème ! » lui lança brutalement Monsieur Klamczynski qui détestait qu'on le contrarie lorsqu'il montait sur les barricades.
« Il est hors de question que je participe à la psychose ambiante en basculant des tables, continua-t-il. En ce qui me concerne, je compte bien écouter le ministre d'une oreille sur internet pendant mon cours » conclut le représentant syndical d'une voix puissante et d'un air séditieux.
Puis la sonnerie mit un terme à la récréation des élèves et des professeurs.
14
De nombreux photographes attendaient le nouveau ministre de l'Éducation nationale sur le parvis de CNews. Ils étaient frigorifiés et se blottissaient dans leurs petits blousons. La température, qui avait chuté brutalement, était inhabituellement basse pour un matin d'octobre. Les toutes premières lueurs du jour se reflétaient dans les plus hautes fenêtres de l'immeuble de télévision tandis que sa base était encore immergée dans la nuit.
À cause des récentes manifestations intersyndicales et de nombreux heurts avec certains groupuscules d'anarchistes très informés et très mobiles, une patrouille de police stationnait à quelques pas depuis l'aurore. Deux gardiens de la paix étaient en faction devant l'entrée. De temps en temps, ils tapaient du talon le bitume de l'esplanade pour se réchauffer les jambes. Au coin de la rue, un car de CRS barrait la route à la circulation. Sur la chaussée, les hommes de la compagnie se préparaient à d'éventuelles échauffourées. Immobiles, engoncés dans leurs lourdes cuirasses, équipés de leurs épaulettes, de leurs genouillères et de leurs casques, ils ressemblaient à des scarabées épinglés, avec, au dos de leur carapace, comme une étiquette entomologique, le numéro de leur section et la lettre de leur groupe, en gros caractères blancs. Certains baillaient dans le petit matin, laissant échapper de leurs narines et de leurs bouches de petits nuages de vapeur. Ils attendaient le convoi ministériel.
Dans la presse comme dans la rue, la politique du récent gouvernement était de plus en plus contestée. On avait même évoqué l'hypothèse d'un remaniement. Le ministre de l'Éducation nationale, au centre des débats, devait s'exprimer pour la toute première fois depuis la rentrée. L'interview s'annonçait décisive.
À bord d'une Citroën C3 Picasso de couleur grise, immatriculée dans les Alpes-Maritimes, trois individus lourdement armés quittèrent le périphérique extérieur en direction des locaux de la chaîne d'information continue. Ils avaient effectué plusieurs repérages ces derniers jours et connaissaient parfaitement les lieux. La veille, au moment de se coucher, ils avaient répété la manœuvre des centaines de fois dans leur tête. Toute la nuit, l'adrénaline avait coulé dans leurs veines comme une liqueur de feu, les empêchant de trouver le repos, les épuisant jusqu'au petit matin. À l'aube, plus morts que vifs, ils s'étaient retrouvés chez Pizza Momo pour les derniers préparatifs.
Le ciel était blanc. Les yeux cernés, Sofiane Mahmoudi humait un dernier filet d'air frais par la fenêtre du siège passager. Lentement, la voiture à l'inoffensive allure effleurait les paisibles trottoirs de Boulogne-Billancourt, inconscients de ce qui se tramait à l'intérieur de l'habitacle.
Au moment où les trois hommes allaient déboucher sur la rue des Enfants du Paradis, deux motards de la police nationale les dépassèrent en les sommant de s'écarter d'un geste du bras. La Citroën grise s'arrêta au beau milieu de la chaussée. Puis un cortège, composé d'une grande berline noire et de deux autres voitures, les doubla, sirènes hurlantes.
Les trois hommes n'étaient qu'à deux cents mètres seulement de la grande porte d'entrée de la tour de CNews. Sous le crépitement des flashs des photographes, le ministre de l'éducation nationale en franchissait déjà le seuil tandis que le camion de CRS manœuvrait à nouveau au milieu de la voie, bloquant complètement le passage.
« Starfoullah ! » s'exclama Amine Zombori, à l'arrière du véhicule.
Les trois djihadistes restèrent interdits, les casquettes de la Poste vissées sur la tête. Au loin, un policier remarqua leur présence et leur fit signe de faire demi-tour. Comme la Citroën restait immobile, il s'approcha. Idriss Amri enclencha soudain la marche arrière et braqua son volant. L'automobile reprit en trombe la direction du boulevard périphérique.
« On aurait dû y aller ! Sur la vie de ma mère, on aurait dû y aller ! beuglait Amine Zombori, en s'agitant sur la banquette arrière. Je sais pas c'est qui, l'invité, mais ça avait l'air d'être quelqu'un d'important ! De très haut placé même !
̶ Pour se faire mitrailler dehors, sans caméra ? Incognito ? rétorqua Idriss Amri, crispé sur son volant.
̶ Mais c'était blindé de photographes, sur ma tête ! lui répondit Amine Zombori. Ils nous auraient vus ! Ils nous auraient bien vus ! On aurait fait la Une !
̶ On a dit qu'on voulait des caméras de télévision, pas des petits appareils numériques. Tu as té-ma leur matos ? Ils avaient rien du tout ! Ça des journalistes ? Si ça se trouve, c'était juste des touristes ! » trancha Idriss Amri, manifestement peu emballé par l'idée de mourir pour un obscur cliché.
La voiture zigzaguait sur le boulevard, sans but.
« J'ai envie de tout faire péter, là, tout de suite ! » confessa Amine Zombori, les mains crispées sur son arme, prêt à vider son chargeur sur la prochaine voiture qu'il apercevrait.
« Calme-toi ! lui cria Sofiane Mahmoudi, en se retournant vers lui, le regard sévère. Il y a toujours des imprévus, continua-t-il avec sagesse. Allah nous a donné une mission plus haute. Il veut quelque chose de mieux pour nous. Il veut mieux pour Lui. Tu comprends ça, Amine ? On va prendre la prochaine sortie et on trouvera une cible. Une cible que le Très-Haut choisira pour nous. La première qui se présentera. Inch'Allah, ce sera la bonne.
15
Le jour se levait péniblement, retardé par un brouillard épais qui semblait stagner au-dessus de la cour de récréation et des quatre bâtiments qui composaient le collège Pablo Neruda de Drancy.
La première sonnerie de la matinée venait de retentir. Les élèves rejoignaient leurs rangs avec un peu plus d'entrain que d'ordinaire. Aucun ne voulait rater l'exercice. L'an dernier, ça avait été si amusant. Monsieur Pancrace fit monter ses élèves de 4ème 5 dans sa salle de physiques-chimie située au troisième étage du Bâtiment A puis les fit s'asseoir en silence. Il avait la mine encore plus sinistre que d'ordinaire, et son blouson militaire était au bord de la rupture.
Au premier rang, Safia leva la main :
« Monsieur, à quelle heure commence l'exercice ? » demanda-t-elle d'une voix enthousiaste.
« C'est une question stupide » répondit sèchement le professeur.
La jeune fille baissa les yeux. Monsieur Pancrace sentit qu'il avait manqué de tact. Il se rappela soudain ses récentes lectures psychologiques.
« Dans la vie, il faut se tenir toujours prêt » déclara-t-il d'une voix sentencieuse, comme pour atténuer la charge de sa première réplique par une maxime universelle. Il cultivait tout un tas de devises qu'il se répétait souvent à lui-même, les jours où les élèves étaient plus durs encore que d'ordinaire. Que trépasse si je faiblis, Ne pas Subir et tout un florilège d'autres formules martiales lui donnaient la force et le courage qui parfois peuvent faire défaut, même chez un professeur aussi aguerri que Monsieur Pancrace.
Dans la salle de physique-chimie régnait un climat d'attente et de tension. Le professeur distribua un questionnaire censé occuper les élèves un bon quart d'heure afin d'accueillir l'alarme dans un silence absolu. Puis il s'assit à son bureau, avec une légère fébrilité. Et si un jour un attentat se produisait réellement au collège ? Et si des hommes en armes pénétraient vraiment dans l'enceinte ? Il fallait parer à toute éventualité. Au fond, c'était bien à cela que servait l'exercice. L'hypothèse n'était donc pas totalement farfelue.
Le professeur de physique se mit à observer les portes, les tables, les meubles. Il visualisa l'ensemble de la salle comme on étudie un lieu dans lequel pourrait se jouer un moment crucial de notre existence et où le détail le plus insignifiant pourrait avoir une importance capitale. Lui saurait quoi faire, le moment venu. Il était un des rares enseignants de ce collège de banlieue à avoir effectué son service militaire dans les règles. Il avait de beaux restes et ses activités sportives l'avaient maintenu affûté. Au fond, la possibilité d'un réel attentat l'excitait au plus haut point. En attendant, il ne fallait pas trop rêver et se contenter de répondre avec la plus grande rigueur aux exigences de l'exercice.
La veille, il avait terminé la lecture de son ouvrage sur l'art du dialogue en période de crise. Il avait même pris des notes. Il se sentait fin prêt. Il n'y avait plus qu'à croiser les doigts. Il méritait cette prise d'otage plus que quiconque. Lui n'était pas un faible, pas un dégénéré. Pas une mauviette, comme ce professeur d'arts plastiques blondinet et mangeur de graines qui se faisait quotidiennement bordéliser dans la salle qui jouxtait la sienne. Quand il croisait sa silhouette fluette dans le couloir, il détournait le regard et ne répondait pas à ses saluts. Il y avait des gens qu'il était préférable d'éviter. C'était une question d'hygiène.
Monsieur Pancrace serait sûrement filmé. Et qui sait, peut-être cité en exemple dans une vidéo que le rectorat s'empresserait de mettre en ligne et que des milliers de collègues visionneraient dans toute l'académie. Il pourrait même devenir formateur, si la menace terroriste s'implantait pendant plusieurs années encore. Ce n'était pas l'héroïsme dont il rêvait, mais c'était mieux que rien. Oui, il aurait volontiers sacrifié tout un mois de salaire pour pouvoir être au cœur de l'événement, ce matin-là.
Le professeur de Physique-chimie attendait, anxieux, tandis que ses élèves cochaient des cases sur leur feuille, silencieusement.
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Monsieur Trucard venait juste de faire monter ses élèves dans sa salle d'arts plastiques au troisième étage du Bâtiment A. En faisant l'appel, il remarqua l'absence d'Issa. Il était pourtant persuadé de l'avoir aperçu, quelques minutes plus tôt, qui traînait dans un coin de la cour avec deux autres copains.
Ce matin-là, le professeur avait choisi de passer un petit film afin d'attendre l'alarme dans le calme. Il alluma son vidéoprojecteur et lança la vidéo qu'il avait trouvée sur internet et qu'il espérait consensuelle afin de conclure sereinement une séquence contestée par tous. Il s'agissait d'un documentaire sur l'art islamique. Monsieur Trucard s'était promis la veille d'en terminer avec cette histoire de caricatures qui ne lui causait que des problèmes. Certes, la cause était noble mais la noblesse coûtait souvent bien trop de sacrifices. Avec ses futurs troisièmes, il lui faudrait d'ailleurs imaginer quelque objet d'étude moins clivant pour la prochaine rentrée s'il ne voulait pas s'attirer de nouveau les foudres de l'administration du collège, des parents d'élèves et des grands frères, qui commençaient à entendre un peu trop parler de lui à la mosquée. Il y allait de sa santé.
De son côté, dans la salle 15 du Bâtiment B, Monsieur Courcelles enfreignait allègrement les consignes de la direction. Il avait choisi d'entamer un cours de poésie assez ardu, bien déterminé à profiter de l'obstruction de sa salle. La perspective de se cloîtrer avec ses élèves l'enchantait. Pour une fois, il ne serait pas dérangé par les visites importunes des surveillants qui faisaient irruption à tout bout de champ pour ramasser des carnets et s'exprimaient dans un français tout aussi primitif que celui de ses élèves. À chacune de leurs interventions, il faisait montre à leur endroit d'une très grande froideur.
Monsieur Courcelles avait dans l'idée de réduire l'exercice à sa plus simple expression. Barricader la porte de sa salle était la seule procédure qu'il s'était prescrite. L'opération ne durerait que quelques secondes et il pourrait reprendre sa leçon dans une atmosphère de claustration monacale. Le professeur de français distribua un poème d'Étienne Jodelle. Il aimait enseigner la littérature obscure du XVIème siècle à ses élèves car elle ne générait aucune crise de nerfs, leur étant totalement inintelligible. Au début de sa carrière, il avait tenté d'aborder des sujets bien plus délicats. Il avait même projeté Shoah de Claude Lanzmann avec sa première classe de troisièmes. Mais il s'était juré de ne plus jamais recommencer. De nombreuses insultes antisémites avaient fusé et il avait eu de grandes difficultés à reprendre sa classe en main. Un autre jour, il était monté sur son bureau après avoir regardé le Cercle des Poètes disparus. Mais les yeux de ses élèves avaient nettement moins brillé que ceux des étudiants de Robin Williams. Certains s'étaient même mis à pouffer. Les autres continuaient la mastication bovine de leur chewing-gum, sans réaction. Ils en avaient vu d'autres ! Depuis ces échecs flagrants, le professeur de français faisait dans le classique et se contentait de distribuer des sonnets sur le printemps ou des textes d'amour un peu vieillis.
Tandis qu'il passait entre les rangs, quelques élèves observaient par la fenêtre des oiseaux qui disparaissaient dans le brouillard et ressortaient dans la lumière. Monsieur Courcelles commença la lecture du poème d'une voix mélodieuse. Il était persuadé qu'il parviendrait jusqu'à faire oublier le son de l'alarme à ses élèves, à la manière d'Orphée surpassant le chant des sirènes par sa propre musique tandis que les rameurs continuaient de battre les flots, quelque part en mer au large de la Colchide.
Alors qu'il était sur le point d'entamer la quatrième strophe, trois coups se firent entendre. Sans attendre qu'on lui en donne l'autorisation, Madame Leroux ouvrit brusquement la porte et annonça à la classe qu'elle avait été désignée pour la prise d'otages.
Une clameur d'exaltation s'éleva. Monsieur Courcelles demeura immobile quelques instants, fixant avec un regard navré le poème qu'il tenait dans la main. Puis il se ressaisit, déterminé à faire contre mauvaise fortune bon cœur, ayant toujours considéré l'indifférence aux choses, dont il avait fait presque sa religion, comme la plus haute vertu aristocratique. Il demanda le silence, écouta les dernières consignes de la principale adjointe et s'assit à son bureau, les jambes croisées, en attendant l'alerte.
Au même moment, Monsieur Labatut scrutait la pendule en plastique accrochée sur le mur de son bureau. La trotteuse tournait, imperturbablement. Combien de secondes avaient pu s'écouler juste au-dessus de sa tête, depuis toutes ces années exclusivement consacrées à sa mission administrative ? Vertigineux devait être le nombre. Il valait mieux ne pas trop y songer.
Soudain, le téléphone retentit. Depuis sa loge, Madame Tellal donnait le signal de l'intrusion. Les trois surveillants avaient été parfaitement ponctuels. Monsieur Labatut regarda le petit bouton noir. Il hésita un instant. Le collège était si calme. Il aurait aimé qu'il reste figé ainsi, pour l'éternité, sous une cloche de silence et d'immobilité. Machinalement, il appuya.
Alors, dans tous les couloirs du collège Pablo Neruda, de la cour au troisième étage, du réfectoire au préau, une voix enregistrée s'éleva, puissante et mélodieuse. Elle traversait l'espace avec souplesse et s'épanchait dans l'air, conquérante, faisant taire un instant les oiseaux et tous les êtres vivants en les maintenant, par la beauté de ses volutes harmonieuses et enchanteresses, dans un état de soumission inconditionnelle. C'était le chant du muezzin, qui appelait à la prière les fidèles d'un pays inconnu, louait la grandeur du Seigneur, laissait traîner et puis mourir les divines syllabes avec une suavité mystique.
Monsieur Labatut était dans un état de complète sidération. Il aurait voulu quitter le monde des vivants, s'engouffrer sous la terre ou bien suivre, quelque part dans les airs, le chemin mystérieux et solitaire qui mène à Dieu. Dans sa hâte, ce maudit technicien que lui avait envoyé le rectorat avait dû se tromper, intervertir deux alarmes et programmer une mélodie destinée à un autre usage. Pour la deuxième année consécutive, l'exercice risquait de tourner au fiasco.
En effet, déjà de nombreux éclats de rire se faisaient entendre dans les étages supérieurs ainsi que quelques Allaouh Akbar criés à la cantonade que les professeurs essayaient de contenir sans trop d'effet.
17
Vêtus de noir, Kalachnikov à la main, les trois surveillants, prêts à jouer leur rôle à fond, traversaient la cour en direction du Bâtiment B au moment où ils entendirent l'appel à la prière crépiter dans tous les haut-parleurs du collège Pablo Neruda. Un peu déboussolés, ils s'arrêtèrent un instant puis aperçurent Monsieur Labatut qui leur faisait signe. Il n'avait pas vraiment l'air dans son assiette. Le visage blême, il les encourageait pourtant par de grands gestes à poursuivre leur offensive.
Comme convenu, les trois hommes empruntèrent l'escalier du Bâtiment B puis investirent en beuglant la salle de Monsieur Courcelles qui les attendait debout devant son bureau, plein de superbe, en secouant légèrement la tête. Ils alignèrent ensuite les élèves de la 5ème 2 contre le mur du fond puis ils les obligèrent à se mettre par terre les mains sur la tête. Enfin, ils invitèrent Monsieur Courcelles à les imiter. Avec une moue suspicieuse, le professeur examina la poussière sur le sol. Il semblait peu désireux de s'y allonger. En effet, le ménage était rarement fait, ces derniers temps. Tandis qu'il frottait attentivement le lino verdâtre avec le bout de sa chaussure, il reçut un coup de crosse dans les côtes. Il se retourna, ignorant totalement lequel des trois apprentis terroristes l'avait lâchement frappé par derrière. Les surveillants arboraient un sourire insolent. Monsieur Courcelles était scandalisé. Ces trois jeunes gens n'avaient décidément aucune manière. La barbarie avait définitivement pris le pouvoir au collège Pablo Neruda.
De l'autre côté de la cour, dans le Bâtiment A, la salle de Monsieur Trucard était plongée dans le noir. Le petit documentaire sur l'histoire artistique des pays musulmans captivait les élèves de la 3ème 6. Le professeur ne se rappelait pas avoir jamais donné un cours aussi paisible. Il se promit de consacrer une séquence entière à l'art islamique l'année suivante.
Assis au fond de la classe, Monsieur Trucard palpait avec anxiété un ganglion légèrement enflé, sous son aisselle, à travers son gilet de laine de Lozère. La veille, il avait passé toute sa soirée sur internet à parcourir des forums de médecine ou des articles Wikipédia. Il balançait entre un début de leucémie et un cancer de l'estomac. Souvent, pour chercher à apaiser ses angoisses, il s'abandonnait avec une ivresse coupable à des lectures médicales, augmentant son hypocondrie à mesure qu'il découvrait, page après page, telle maladie plus grave encore que sa toute première intuition clinique.
Soudain, la voix puissante et distincte du Muezzin retentit, couvrant la musique arabe du film documentaire. Les élèves étaient aux anges. Ils se basculaient sur leurs chaises, attendant la suite des événements avec une certaine excitation. Monsieur Trucard avait du mal à interpréter la nature de ce signal. Il jeta un œil à sa montre. Il était bien huit heures et quart. Il n'y avait plus vraiment de doute possible. Le professeur aurait voulu feindre d'ignorer cette alerte douteuse afin de terminer tranquillement la séance de projection. Mais il craignait que Monsieur Labatut lui en fasse le reproche plus tard. Il avait déjà eu suffisamment de problèmes avec la direction. Il se leva, suspendit sa palpation, mit le film sur pause puis invita sans grande conviction deux garçons à pousser une table contre la porte de sa salle. Ensuite, il demanda à ses élèves de se coucher au sol. Ces derniers s'exécutèrent sans rouspéter, trop contents de retrouver une posture aussi insolite que primitive et de pouvoir se donner des petits coups de pied dans une atmosphère de folklore islamique.
Monsieur Trucard s'étendit lui aussi contre le mur du fond. Il ignorait pourquoi il avait choisi ce métier étonnant.
18
À l'intérieur de sa loge, Madame Tellal s'amusait comme une folle. Elle fut enchantée de voir les trois grands gaillards de la Vie scolaire pointer leurs armes dans sa direction, et elle s'était empressée de leur ouvrir les portes du collège après avoir fait mine de lever les mains en l'air, avec un large sourire. Elle avait actionné le bouton de la grille qu'elle laissa grande ouverte, comme le protocole l'exigeait, afin de permettre une meilleure évacuation des élèves mais aussi une plus rapide intervention des forces de l'ordre. Puis elle avait téléphoné à Monsieur Labatut qui attendait le signalement de l'intrusion depuis son bureau. Elle avait exécuté sa petite besogne à merveille, et guettait la cour, le menton dans la main, en attendant la suite.
Cela faisait maintenant quinze ans qu'elle tenait la permanence de sa loge, gardienne d'une porte qu'elle avait dû sceller et desceller plus d'un million de fois. Toujours fidèle au poste, elle n'avait jamais pris un seul arrêt maladie depuis le premier jour où elle s'était terrée dans cette niche. Elle préférait ça aux ménages, de beaucoup. C'était bien moins fatigant et ici, elle connaissait un tas de monde. C'était la plus ancienne. Elle s'amusait à dire qu'elle était la petite fée du collège, celle dont tout le monde connaissait le visage, que tout le monde tutoyait, des plus petits aux plus grands, celle qui ouvrait grand les portes à la fin de la journée pour libérer les professeurs et les collégiens. Au fond, elle était la seule à ne jamais quitter sa cage. Mais ça ne lui pesait pas. Elle regardait les autres aller et venir. Le matin, elle pouvait deviner, rien qu'à la mine de certains élèves, si leur journée allait être facile ou compliquée. Elle pressentait les conflits, remarquait depuis sa loge des choses que les autres adultes de l'établissement, qui s'agitaient et couraient partout à la fois, ne parvenaient pas à voir. Bien souvent, elle avertissait la direction de l'établissement lorsqu'elle sentait qu'un enfant n'était pas dans son assiette et que la soirée avait été sûrement difficile, à la maison. Musulmane pratiquante, elle était intransigeante sur les questions de laïcité et regardait d'un œil mauvais les mères d'élèves qui ne retiraient pas leurs voiles les soirs de remises de bulletins. Son foulard, elle ne l'avait jamais porté dans une enceinte publique. C'était pour elle une question de principe. La république et ses devoirs, chez certaines gens de milieu populaire, ont parfois encore un sens.
Madame Tellal regardait par la fenêtre. Au loin, les grandes lettres rouges électrisées du restaurant de kebabs Istanbul Délice étaient la seule touche de couleur que la rétine pouvait percevoir. La rue était déserte, et le ciel blanc, comme en hiver. Dans les airs comme le long d'une rivière invisible, le tangage des premières feuilles qui se détachaient des arbres était le seul mouvement qui accrochait le regard. Au loin, on distinguait de grandes tours qui se perdaient dans le brouillard.
Soudain, la gardienne aperçut une voiture grise qui roulait au pas, indécise. L'automobile s'arrêta devant le parvis, au beau milieu de la rue, puis le conducteur coupa le moteur. Trois fonctionnaires de la Poste, armes à la main, en sortirent calmement et se dirigèrent vers le portail du collège Pablo Neruda. Madame Tellal leur fit un signe de la main. Le sens de l'accueil était chez elle une seconde nature.
« Quelle bonne matinée ! » se dit-t-elle, bien heureuse d'être aux toutes premières loges.
C'était tout de même beaucoup plus amusant qu'un exercice incendie.
19
Dans la salle de Monsieur Courcelles, tout le monde jouait le jeu. Avec autorité, les surveillants tenaient en joue le professeur de lettres qui avait fini par s'asseoir par terre. Les élèves étaient rassemblés au fond, contre le mur, à l'extrémité de la porte. La caméra au front, Hamed faisait de lents mouvements rotatoires de la tête afin d'enregistrer la prise d'otage pour la prochaine réunion plénière où les réactions des adultes et des enfants seraient décortiquées.
Depuis les fenêtres, une lumière blanche et aveuglante tombait du ciel.
Aux environs de huit heures et demie, Monsieur Basteri quitta son bureau afin de s'acquitter d'une mission qui ne l'enchantait pas vraiment et dont le principal l'avait chargé seulement la veille. « Vous avez l'habitude de parlementer, la diplomatie est votre fort, vous serez parfait pour le rôle... » avait justifié Monsieur Labatut au cours d'un de ces interminables monologues dont il était coutumier. Monsieur Basteri n'avait pas pu refuser. Il avait pourtant choisi le métier de Conseiller d'éducation dans le seul but d'aider les élèves à se construire pendant leur adolescence, non pas pour négocier la reddition d'un groupe de trois surveillants dans une ambiance de carnaval. Il avait une vision très haute de sa vocation.
Monsieur Basteri marchait à présent d'un pas vif en faisant tourner son gros trousseau autour de son index. Les nombreuses clés dont il avait la charge et qui ouvraient la plupart des portes de l'établissement lui conféraient un air magistral. En traversant la cour en direction de la salle de Monsieur Courcelles où la prise d'otages devait avoir commencé depuis un bon quart d'heure, il aperçut trois individus lourdement armés, avec des casquettes de la Poste vissées sur la tête, qui couraient en sens inverse, sans lui prêter la moindre attention.
« Ils ne sont pas en avance » se dit Monsieur Basteri en jetant un coup d'œil à sa montre.
Les hommes prirent la direction du Bâtiment A. Le conseiller principal d'éducation songea que les consignes avaient été probablement modifiées à la dernière minute afin d'évaluer la capacité d'improvisation de chacun. Il suivit les trois djihadistes à bonne distance, monta les marches après eux jusqu'au dernier étage et les observa discrètement depuis l'angle de la cage d'escalier. Il était tout de même un peu surpris de ne pas reconnaître les silhouettes des surveillants qu'il se rappelait beaucoup plus massives. Pendant les entretiens d'embauche qu'il menait en compagnie de Monsieur Labatut, il était très attentif à ce genre de détails. La musculature n'était pas un argument négligeable lorsqu'on postulait pour ce genre de boulot.
Dans le couloir régnait un silence absolu. Idriss Amri, la main crispée sur son fusil d'assaut, paraissait particulièrement inquiet. Il s'était soudain rappelé ses années collège et n'avait pas le souvenir d'une telle quiétude.
« Tu es sûr que c'est pas un jour férié, aujourd'hui ? » demanda-t-il à Sofiane Mahmoudi.
« Tais-toi ! » répondit le djihadiste, qui cherchait à entendre des voix à travers les portes.
Il s'agissait de trouver la bonne salle, la plus peuplée, la plus grouillante. Ce matin-là, ils n'avaient pas le droit de faillir une deuxième fois. Par chance, en choisissant d'assaillir le dernier étage, ils avaient évité sans le savoir les salles de latin, de grec et d'allemand des niveaux inférieurs dans lesquelles quatre ou cinq élèves constituaient toujours un effectif complet.
Il leur faudrait prendre un maximum d'otages. Puis ils exigeraient la presse, menaçant de les exécuter. S'ils n'avaient pu aller à Cnews, Cnews viendrait à eux ! D'autres chaînes de télévision se joindraient à la fête. Les forces d'intervention n'oseraient pas donner l'assaut au milieu des enfants, sous l'œil des caméras. C'était une opportunité formidable. Ils n'avaient pas vraiment de plan. Mais ils sauraient improviser. Après tout, le Très-haut guidait leurs pas et leurs esprits.
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Les trois djihadistes allaient obscurs dans le couloir silencieux. Soudain, à travers une porte, Sofiane Mahmoudi crut entendre des cris, de l'agitation, des bruits de chaises. Il leva la main. Les deux autres hommes s'arrêtèrent en silence, l'œil aux aguets, l'oreille tendue. C'était la salle de Monsieur Trucard. Monsieur Basteri secouait la tête.
« Mais quelle idée ! » se dit-il en soupirant.
Il devrait encore apaiser les angoisses du professeur d'arts plastiques si l'exercice tournait mal, ce qui lui semblait hautement probable. Monsieur Labatut lui avait pourtant certifié que la prise d'otage aurait lieu dans la salle de Monsieur Courcelles, dans l'autre bâtiment. Ce n'était certes pas l'enseignant le plus discipliné du collège, loin s'en fallait. Mais désigner Monsieur Trucard frisait le harcèlement moral. Cette fois-ci, on risquait de le perdre pour de bon.
Monsieur Basteri esquissa un mouvement des lèvres, sur le point de suggérer aux trois assaillants d'opter pour la salle de physique-chimie de Monsieur Pancrace qui se trouvait juste à côté de celle de Monsieur Trucard. Mais il se ravisa. Après tout, ce n'était pas son problème.
Sofiane Mahmoudi appuya sur la poignée. La porte s'entrebâilla mais le djihadiste sentit ensuite comme une résistance. En entendant le tapage qui provenait de la salle, il hurla tout à coup :
« Ouvrez cette porte ou on vous rafale ! »
Monsieur Trucard était désespéré. Il fallait que ça lui tombe dessus. Il avait cru échapper à la manœuvre, la principale ne l'ayant pas informé de sa nomination avant 8h15 comme cela avait été formellement convenu pendant la réunion. Il demanda l'assistance de deux élèves. La table fut retirée et les trois hommes entrèrent dans la classe le plus tranquillement du monde.
Les troisièmes étaient assez surpris. Ils ne reconnaissaient aucun visage familier. Monsieur Trucard ne comprenait pas non plus. On lui avait pourtant assuré que les terroristes seraient interprétés par le trio des surveillants qu'il estimait tout à fait crédibles. Le rectorat avait probablement changé d'avis à la dernière minute et préféré envoyer sa propre équipe. Le principal était sûrement dans le coup lui aussi. Jouer la carte du bluff, c'était bien son genre.
Le professeur examina leurs casquettes de facteurs.
« C'est vraiment la crise, au ministère » se dit-il.
Les trois hommes tenaient en joue les enfants qui levaient les mains en l'air avec mollesse. Puis ils les firent s'asseoir par terre contre le mur du fond sans aucun ménagement, distribuant au passage quelques coups de crosse aux élèves les plus indolents.
« Ils n'y vont pas de main morte ! » constata Monsieur Trucard avec un sentiment d'inavouable volupté, rêvant depuis longtemps de pouvoir donner lui-aussi des petits coups à certains élèves hautement perturbateurs.
Pendant que Sofiane Mahmoudi les menaçait tous avec son arme, les deux autres assaillants, se barricadant à leur tour, poussèrent toutes les tables de la classe contre les deux portes en faisant tomber quelques chaises au passage.
« Allez-y mollo, les gars, je vais mettre un temps fou à tout remettre en place. Je travaille en îlots ! » leur déclara Monsieur Trucard, en leur expliquant avec le doigt comment il agençait sa classe, par petits ateliers de trois ou quatre tables.
Les trois hommes se jetèrent des regards incrédules. Idriss Amri pointa sa Kalachnikov dans sa direction.
« Non, pas tout de suite, on a encore besoin de lui » trancha Sofiane Mahmoudi, qui s'approcha de la fenêtre pour jeter un coup d'œil à la cour de récréation.
Le brouillard se levait doucement. On commençait à distinguer des formes, la cage de football, les panneaux de basket, qui apparaissaient peu à peu derrière le voile de fumée blanche. Au loin, derrière le mur d'enceinte, les grandes tours des cités voisines, dont l'immense majorité des élèves du collège étaient issus, se perdaient dans la brume. Les trois cités du Couvoir, de la Nichée et de la Ruche, pourtant séparées entre elles par une simple rue, se disputaient leur suprématie jusque dans les couloirs, les salles et la cour de récréation du collège Pablo Neruda, où affluait tous les matins cette triple marmaille, identique en tout mais prête à s'écharper pour défendre l'honneur et la réputation du sobriquet dérisoire de leur quartier d'origine.
Monsieur Trucard paraissait assez contrarié mais il était forcé de constater que l'exercice avait une certaine allure. D'ailleurs, le casting était plutôt réussi. Les trois acteurs remplissaient leur rôle à merveille et mettaient du cœur à l'ouvrage. Il les trouvait toutefois un tantinet caricaturaux, avec leurs armes lourdes, leurs blousons bien tendus au niveau du ventre et leurs mines orientales. Il ne manquerait pas de le faire savoir plus tard, le jour du bilan. Finalement, Monsieur Klamczynski n'avait peut-être pas tort : c'était toujours les mêmes qu'on stigmatisait.
Décidément, au rectorat, les amalgames avaient la vie dure.
21
Il était huit heures du matin passées lorsque le lieutenant Gomis s'assit à son bureau, un peu vaseux. Il alluma son ordinateur, qui mettait toujours plusieurs minutes avant de démarrer complètement. Il saisit machinalement son gobelet vide qu'il roula et froissa entre les paumes de ses mains. Il devait terminer de taper un procès-verbal qu'il n'avait pas eu le temps de boucler la veille. Il avait dû quitter le commissariat de bonne heure pour aller chercher sa femme à la sortie de son travail. C'était une surprise. Pour leur quatrième anniversaire de mariage, il avait réservé la meilleure table de leur restaurant indien préféré. La soirée avait été agréable. Ils avaient même commandé deux bouteilles de Brouilly.
L'ordinateur terminait péniblement sa mise à jour. Ce matin-là, le poste était particulièrement calme. Le standard n'avait pas reçu un seul coup de fil. La journée s'annonçait longue et tranquille. Certains prétendaient que le métier de policier était devenu trop administratif. Pourtant, il y avait souvent des filatures, des planques, des interpellations. Mais au fond, c'était toujours un peu la routine. Les récents attentats avaient apporté un peu de vitalité au commissariat, une sorte de qui-vive, une tension d'une nouvelle nature. Mais dans leur secteur, il ne fallait pas se faire trop d'illusions. Il n'y avait aucune cible potentielle, pas de centre culturel ni de salle de spectacle, ni aucun lieu de tourisme de masse. Au fond, les infractions commises y étaient toujours d'une insolente banalité.
Le soir, lorsqu'il rentrait chez lui, le lieutenant Gomis regardait des séries policières avec sa femme. Elles lui redonnaient foi en son métier. Ses enquêtes à lui n'étaient jamais aussi palpitantes que dans les films mais un jour, qui sait, il serait peut-être lui aussi au cœur de quelque chose de grandiose. Il ne fallait pourtant pas trop fantasmer. Il portait son arme tous les jours sur lui. Mais il ne s'en servirait sûrement jamais. Elle était pour lui comme pour une jeune fille cette robe de bal qu'elle aime plus que tout autre habit mais qu'elle possède en vain, ne recevant jamais aucune invitation nulle part.
Le bureau du lieutenant Gomis était plongé dans le silence. Tout à coup, son téléphone portable vibra sur la table et le fit sursauter. C'était le collège Pablo Neruda. Le lieutenant avait donné sa ligne personnelle à Monsieur Labatut car il intervenait régulièrement en classe afin de sensibiliser les élèves au racket ou au harcèlement.
« Merde, se dit-il, j'avais oublié ! »
Il fit glisser son doigt sur l'écran. Le principal le salua puis il lui demanda à quelle heure il pourrait se déplacer pour apporter son expertise. Le rectorat avait en effet insisté pour que l'exercice se fasse en collaboration étroite avec les services de police.
« Vous avez commencé ? Entendu. Nous arrivons dans dix minutes. »
Le lieutenant prit son blouson et avertit son collègue. Les deux hommes montèrent dans la voiture de service et prirent tranquillement la direction du collège Pablo Neruda. Ils en auraient pour cinq petites minutes. Ils n'avaient qu'à emprunter le boulevard Trotsky, la rue des marins de Kronstadt et la rue de Stalingrad, et déjà la grille du collège serait en vue.
Pendant ce temps, dans la salle de Monsieur Trucard régnait une ambiance séditieuse. Les élèves n'appréciaient pas vraiment les méthodes des trois djihadistes. Lorsque des adultes extérieurs au collège venaient en classe leur parler des maladies sexuellement transmissibles ou des nouveaux métiers porteurs, ils étaient en général toujours très souriants et bienveillants. Mes ces trois-là se prenaient vraiment trop au sérieux.
« Wesh mon frère, c'est pas comme ça qu'on tient une Kalache ! lança d'un air moqueur un des élèves à Idriss Amri qui se retourna, les yeux écarquillés et menaçants.
« C'est quoi ces casquettes de pédés ! renchérit un autre camarade. Ça joue les terroristes et ça met des casquettes de Gaulois ! C'est haram ça ! »
Les trois hommes se cherchaient du regard, un peu perdus. Sofiane Mahmoudi fixait Amine Zombori intensément. Ce n'était pas le moment de craquer.
22
Les deux policiers se garèrent à une centaine de mètres du collège. En approchant du grand portail, ils aperçurent une Citroën grise, immatriculée dans les Alpes Maritimes, en plein milieu de la chaussée.
« Au moins on ne sera pas venus pour rien, fit le lieutenant à son collègue, d'un ton amusé. Je vais te lui coller un belle prune, à celui-là, tout à l'heure. »
Avant de conclure, en secouant la tête avec un brin de fatalisme:
« Les mecs se croient vraiment tout permis, maintenant. »
Devant la grille, Monsieur Labatut les attendait, les mains derrière le dos. Madame Tellal, de son côté, avait le nez collé à la fenêtre de sa loge. De cette matinée, elle était résolue à ne pas perdre une seule miette.
Les policiers constatèrent que les portes extérieures étaient grandes ouvertes comme la procédure l'exigeait. Monsieur Labatut les accompagna ensuite dans son bureau qui faisait office de cellule de crise puis il les invita à faire le tour du collège. Le brouillard se levait peu à peu sur la cour de récréation. Les trois hommes jetèrent des coups d'œil aux fenêtres des salles de classe. Aucune tête ne dépassait. Les consignes semblaient parfaitement respectées.
Le lieutenant Gomis écoutait le silence avec une sensation étrange. Tandis qu'il traversait la cour, il se rappela ses dernières interventions, parfois houleuses, l'agitation sous le préau et dans les couloirs, les élèves qui le défiaient un peu du regard. Il en connaissait quelques-uns, qu'il appelait familièrement ses petites racailles et qui étaient très défavorablement connus des services de police. Certains mêmes avaient fait des gardes à vue prolongées au commissariat.
Le collège était tranquille, ce matin-là. Il flottait dans l'air comme un parfum merveilleux. Même dans ce secteur d'éducation prioritaire, la blancheur du ciel semblait inviter à l'étude. Une école n'était jamais aussi belle que lorsqu'elle baignait dans une atmosphère hivernale, propice aux rêveries scientifiques, à la curiosité intellectuelle. Le froid était toujours l'allié du savoir.
Le lieutenant Gomis laissait traîner ses regards un peu partout, toujours attentif aux moindres détails. Il ouvrait grand les yeux et se laissait envahir par la réalité qui l'environnait, les sens en alerte. Il se rendait perméable au monde, comme une éponge. Bien des fois, sa grande acuité l'avait tiré de situations délicates. Il sentait les choses avant tout le monde. C'était une forme d'instinct.
Les trois hommes empruntèrent l'escalier du bâtiment B, en direction de la salle de Monsieur Courcelles. Le principal espérait que Monsieur Basteri passe le relais aux deux policiers afin de donner à l'exercice de négociation un côté officiel qui plairait certainement en haut lieu. En débouchant sur le couloir, il fut très contrarié de constater que le conseiller d'éducation n'occupait pas son poste. C'était une négligence fâcheuse. Il ne manquerait pas de le convoquer plus tard dans la journée.
Monsieur Labatut était sur le point d'expliquer en quoi consistait la nouvelle variante de l'exercice attentat lorsque le lieutenant Gomis sentit vibrer son téléphone contre sa cuisse. C'était un message adressé à toutes les polices du secteur. Une Citroën C3 de couleur gris métallisée, immatriculée dans le 06, était activement recherchée avec à son bord trois individus lourdement armés et probablement dangereux.
Elle avait été repérée devant le siège de Cnews. Le comportement suspect des passagers avait alerté un officier de police. Les enregistrements des caméras de surveillance qui avaient été visionnés dans la foulée ne laissaient plus aucun doute. Les hommes paraissaient équipés d'armes automatiques. Des canons de type Kalachnikov avaient été aperçus sur les premières images.
Aussitôt, les deux officiers dévalèrent les escaliers. Ils traversèrent la cour en trombe, franchirent la grille puis s'approchèrent doucement du véhicule. Soudain, le lieutenant comprit. Il courut vers la voiture de fonction et ouvrit sa radio :
« Appel à toutes les unités, les trois hommes recherchés sont susceptibles d'être à l'intérieur du collège Pablo Neruda de Drancy. »
De son côté, Monsieur Labatut sentait qu'il perdait totalement le contrôle de la journée. Il avait bien essayé de talonner les deux agents dans les escaliers, mais sans succès. Essoufflé, il les regardait de loin s'affairer autour d'une petite voiture grise. Après tout, peut-être que tout cela faisait partie d'une procédure qu'il ignorait. En tout cas, les deux hommes préféraient manifestement travailler seuls. Pensif, il regagna son bureau la tête penchée vers le sol. Décidément, les voies de la police étaient impénétrables
Quelques secondes plus tard, le lieutenant et son collègue entrèrent à nouveau dans le Bâtiment B, les armes à la main. Depuis sa loge, Madame Tellal applaudissait tandis que Monsieur Labatut les observait derrière sa fenêtre.
« Le réalisme, se disait-il. C'est vraiment le maître mot, cette année. »
De nouveau, les deux policiers gravirent les escaliers. Mais désormais leur vigilance aiguë leur faisait prendre d'infinies précautions. Le sang battait dans leur cou. Ils avançaient lentement, ne sachant ni quoi chercher ni par où commencer, dans ce labyrinthe de contre-plaqué. Ils empruntèrent le couloir du premier étage. Tout à coup, ils entendirent plusieurs voix d'hommes à travers la porte de la salle de Monsieur Courcelles. Elles semblaient menaçantes.
« Bingo ! » se dit le lieutenant Gomis.
Cette fois, c'était du sérieux.
23
Pendant ce temps, Monsieur Basteri attendait patiemment dans la cage d'escalier du Bâtiment A. Il regarda sa montre. Dix bonnes minutes s'étaient écoulées. Les surveillants devaient avoir eu suffisamment le temps de perfectionner leur petite mise en scène, à l'intérieur de la salle de Monsieur Trucard. Le conseiller d'éducation avait reçu du principal la consigne très sommaire de négocier un peu. Il ne savait pas vraiment ce que cela voulait dire. Il avait rédigé une petite note, un peu minimaliste, qu'il sortit de sa poche. Il la déplia, se racla la gorge et, d'une voix qu'il espérait affirmée, déclara à travers la porte :
« Je m'appelle Monsieur Basteri, conseiller principal d'éducation du collège Pablo Neruda. Les forces de police ont été prévenues et sont actuellement en route. Au nom de l'ensemble de la communauté éducative, veuillez ouvrir les portes et libérer les otages dans le calme. Si vous ressentez par ailleurs le besoin de vous confier à quelqu'un, la porte de mon bureau est toujours ouverte. »
Monsieur Basteri était assez content de son petit propos liminaire. À l'intérieur de la salle, les trois djihadistes écoutaient, abasourdis. Ils n'imaginaient pas le service public capable d'une telle promptitude.
De son côté, Rania, une élève de troisième, s'était mise à tchiper bruyamment en entendant son CPE derrière la porte, avec qui elle avait eu des mots, la semaine passée. Elle reçut un coup de crosse sur le crâne, qui la fit fulminer.
« Wesh, t'es un ouf toi ! fit-elle en se levant, la main grande ouverte, menaçant d'une gifle son agresseur. Sur la vie de ma mère tu vas t'en prendre une, mon frère ! »
En reconnaissant la voix passablement hystérique de Rania, Monsieur Basteri soupira puis lui demanda de se calmer.
« Si tu dégages pas tout de suite, je bute un élève ! » lui hurla Sofiane Mahmoudi de l'autre côté du mur, la voix légèrement cassée, de plus en plus nerveux.
« Ils mettent du cœur à l'ouvrage » se dit Monsieur Basteri.
Alors, le conseiller d'éducation se mit à relire consciencieusement les petites phrases qu'il avait écrites, mais avec davantage d'emphase cette fois-ci, espérant une reddition rapide des preneurs d'otages afin de pouvoir retrouver son bureau pour se mettre réellement au travail. Il avait des tâches éducatives plus nobles à accomplir et plusieurs coups de fil importants à passer à des parents. Et puis il ne voulait pas trop se ridiculiser auprès des élèves. Il y allait de son autorité.
« On t'a dit de te barrer, fils de chien ! » beugla Idriss Amri à son tour, donnant un gros coup de pied dans le mur qui provoqua quelques éclats de rire à l'intérieur de la salle.
Dans le couloir, le conseiller d'éducation sursauta et manqua de tomber en arrière.
« Les surveillants sont encore plus immatures que les troisièmes de l'an dernier » se dit-il en se redressant.
Un peu perplexe, il approcha prudemment son oreille de la porte. Il peinait à reconnaître la voix des preneurs d'otage qui semblaient forcer leur accent. La mission devait les transcender. On ne pourrait pas leur reprocher leur manque d'implication mais ce zèle commençait à l'agacer. Monsieur Basteri se promit de les convoquer tous les trois dans son bureau, une fois l'exercice terminé, afin d'exiger des explications. Après tout, on ne pouvait pas tout se permettre à l'école. Y compris dans la salle de Monsieur Trucard. Décidément, elle réservait bien des surprises.
Sofiane Mahmoudi passait entre les tables et les chaises, son arme en équilibre sur l'épaule. Contre le mur du fond, deux filles se faisaient des tresses et des mamours. Tout sourire, un élève donnait des petits coups de pied à une camarade qui rouspétait et le menaçait d'une gifle en retour. Deux autres troisièmes jouaient à s'attraper le pouce, en rigolant. Le djihadiste avait du mal à comprendre l'hilarité générale. À la suite d'une prise d'otage, dans les émissions de télévision, les témoignages des survivants ne faisaient jamais mention de ce genre de réaction. Certes, les récits des rescapés étaient parfois étonnants, et le stress à très haute dose pouvait provoquer des attitudes totalement imprévisibles. Mais aucune anecdote de franche rigolade n'avait été rapportée, même dans C dans l'air où les experts détaillaient par le menu les mécanismes les plus surprenants de la psychologie de crise.
Sofiane Mahmoudi déambulait, perplexe. Il se demandait dans quel traquenard ils étaient tombés.
24
Dans le couloir du premier étage du Bâtiment B, en proie à une nervosité extrême, les deux policiers se placèrent de chaque côté de la porte de Monsieur Courcelles, adossés au mur, jambes fléchies, armes au poing. Le lieutenant Gomis n'avait jamais été formé pour négocier avec des preneurs d'otages. Il avait parfaitement conscience que la moindre erreur scellerait le sort des élèves et de leur professeur. Pourtant, il ne pouvait pas se permettre d'attendre l'arrivée des spécialistes. Dans ce genre de situation, il connaissait l'importance des premières minutes au cours desquelles des enfants pouvaient être exécutés. Il ne se le pardonnerait jamais.
Le corridor était sombre et silencieux. Contre les murs, quelques extincteurs rouges attendaient depuis des années la possibilité d'une alerte incendie. Le lieutenant Gomis considéra un instant son arme de service. Il se rappela soudain les centaines d'heures passées au stand de tir. Il s'était souvent demandé si elles lui serviraient un jour. Il en avait souvent rêvé, le soir, avant de s'endormir. Cependant, à présent que l'occasion semblait s'offrir à lui, il la redoutait plus que tout au monde, paralysé par l'enjeu.
Il fallait pourtant agir. Tenter quelque chose. Essayer de les raisonner. Échanger quelques mots. Parler à la fois avec l'autorité qui intimide mais aussi la mesure qui tempère. Ce qu'il craignait par-dessus tout, c'était de provoquer un coup de sang qui eût été fatal dans ces conditions extrêmes.
Le lieutenant Gomis prit la parole :
« Messieurs, c'est la police nationale. Les services d'intervention sont en chemin. Veuillez déposer vos armes sur le sol et sortir les mains sur la tête. Je peux vous promettre qu'aucun mal ne vous sera fait. »
À l'intérieur de la salle, alors qu'ils commençaient à trouver le temps long, les élèves, les surveillants et Monsieur Courcelles écoutèrent avec ravissement la sommation du lieutenant dont ils apprécièrent la force de conviction. Afin de donner le change et de se mettre au diapason, on désigna Mamadou car il avait la plus grosse voix.
« Dégage vite de là, sinon j'exécute un otage ! » cria-t-il, avec un grand sourire.
Un élève applaudit. Monsieur Courcelles lui donna une tape sur l'épaule en fronçant les sourcils. Dans le couloir, les deux policiers se regardèrent. L'intonation était nette et tranchante, le timbre glaçant de résolution. Les assaillants paraissaient déterminés. Décidément, l'opération s'annonçait délicate. Il valait mieux attendre l'équipe professionnelle et se contenter de sécuriser l'accès de la salle. Après tout, ils n'étaient que de simples flics.
À l'intérieur, les élèves nageaient dans le bonheur. Monsieur Courcelles courait un peu partout et faisait des grands gestes pour contenir les éclats de rire de l'assistance adolescente. Certains s'étaient emmitouflés dans leur capuche pour éviter de croiser la grimace de tel ou tel camarade qui eût provoqué une irrépressible cascade de fous rires. D'autres, prenant des mines exagérément désespérées, remplissaient leur rôle d'otages à la perfection, quoiqu'en forçant un peu la dose. Monsieur Courcelles les observait finalement avec une certaine satisfaction. Quitte à jouer cette pièce, autant le faire du mieux possible, se disait-il. Toute cette comédie serait d'ailleurs une formidable mise en bouche pour sa prochaine séquence sur le théâtre et l'improvisation. Finalement, le rectorat avait eu une bonne idée. Il saurait en faire son miel.
25
Monsieur Labatut regardait par la fenêtre de son bureau. Les deux policiers prenaient vraiment leur temps. Au fond ce n'était pas très rassurant. Que le ministère de l'Intérieur consente de tels efforts trahissait la réalité du risque. La menace devait être élevée. Les services de renseignement avaient certainement eu vent de quelque chose. Leur secteur faisait peut-être l'objet d'une attention plus particulière encore.
Il en était à ces réflexions lorsque le téléphone retentit.
« Monsieur Labatut, j'écoute, fit-il d'une voix autoritaire, en prenant l'initiative de l'échange.
̶ Monsieur Frossin, recteur d'académie. Monsieur le Préfet m'informe à l'instant qu'une prise d'otage est actuellement en cours dans votre établissement, êtes-vous en mesure de confirmer l'information ?
̶ Absolument, tout se passe comme convenu, Monsieur le Rectum » répondit le principal. Il se mordit la lèvre pour se punir de son impardonnable lapsus dont il espérait qu'il n'avait pas été relevé par son supérieur hiérarchique.
« Je supervise la cellule de crise en attendant vos nouvelles instructions » poursuivit Monsieur Labatut en essayant de se ressaisir un peu.
D'une voix grave, Monsieur Frossin prévint le principal du collège Pablo Neruda de l'arrivée imminente de la Brigade de Recherche et d'Investigation. Afin de permettre leur accès, les portes de l'établissement devaient rester grandes ouvertes.
« Elles le sont, fit Monsieur Labatut d'une voix pleine d'assurance. Nous appliquons la procédure à la lettre depuis ce matin. »
Monsieur Frossin lui demanda ensuite de rester à proximité du combiné en cas de nouvelles directives et de préparer le plan détaillé de l'établissement qu'il devrait remettre immédiatement à la brigade antigang.
En raccrochant, Monsieur Labatut fut inondé d'une joie profonde. Dans toute l'académie, c'était son établissement qui avait été sélectionné pour évaluer la fiabilité de l'exercice. La presse en parlerait sûrement. Le collège Pablo Neruda serait cité. Son nom apparaîtrait peut-être. Il se sentait enfin considéré. Il était un rouage essentiel du ministère. Sans lui, la belle mécanique du service public d'éducation était bloquée. Il posa solidement les coudes sur son bureau et attendit les ordres. Ce matin-là, il n'aurait quitté son poste pour rien au monde.
Vingt minutes plus tard, un peu avant dix heures et quart, deux camions de la BRI se garèrent devant le parvis, à une distance raisonnable de la voiture des djihadistes. Une dizaine d'hommes armés et cagoulés pénétrèrent dans l'enceinte et se firent indiquer le bureau du principal par Madame Tellal qui prenait des photos avec son petit téléphone. Elle comptait bien les montrer à sa fille le soir même. Cette année, le rectorat n'avait vraiment pas lésiné. C'était un beau cadeau qu'il faisait au collège Pablo Neruda.
Une camionnette de déminage arriva sur les lieux trois minutes plus tard dont deux hommes sortirent en combinaison complète. L'équipe se mit à inspecter la Citroën grise avec d'infinies précautions. Autour de la voiture, un périmètre de sécurité avait été dressé tandis que la rue était barrée à ses deux extrémités.
Monsieur Labatut salua le commandant, lui souhaita la bienvenue et lui présenta Madame Leroux ainsi que sa jupe fuchsia.
« Savez-vous précisément où sont retranchés les assaillants ? lui demanda brusquement le chef de la brigade, expédiant la cérémonie d'accueil et froissant le petit ego de la principale adjointe.
̶ Absolument, ils sont actuellement en salle 15, dans le Bâtiment B, de l'autre côté de la cour, en compagnie de la cinquième 2 et de leur professeur de français. Deux agents de police sont sur place depuis plus d'une heure. »
Monsieur Labatut saisit deux feuilles qu'il avait mises en évidence sur son bureau et les remit au commandant. Il s'agissait de la liste des vingt-trois élèves qui composaient la classe ainsi que le plan du collège. Ce dernier jeta un œil plus attentif au second document. Il était particulièrement intéressé par les accès que le principal lui détailla avec une très grande minutie. Monsieur Labatut ne pouvait se permettre la moindre fausse note. Il devait exécuter sa partition avec maîtrise et fluidité. Sa compétence serait probablement récompensée plus tard.
En quelques minutes, l'ensemble des bureaux de la direction et du secrétariat furent réquisitionnés et transformés en quartier général. Le commandant étudia la plan de l'établissement avec l'ensemble de son effectif, visualisa les espaces prioritaires d'intervention et ordonna une double manœuvre. Il s'agissait à la fois de circonscrire un périmètre autour de la salle 15 tout en évacuant les autres salles du Bâtiment B, les unes après les autres, dans la plus grande discrétion. Les deux opérations devaient se faire conjointement et à l'insu des terroristes. Par bonheur, ils ne pouvaient surveiller ce qui se passait dans les couloirs et dans la grande cour. En effet, les fenêtres de la salle de Monsieur Courcelles ne donnaient que sur une petite rue adjacente.
Monsieur Labatut admirait la force de conviction du commandant. Il contempla son bureau, d'ordinaire si morne, qui fourmillait à présent. L'intervention se déroulait exactement comme dans la réalité. En tout cas, c'est comme ça qu'il se l'était imaginée. Il observait ces policiers d'élite qui consacraient leur existence au métier des armes et risqueraient un jour leur vie pour sauver celle d'otages impuissants. Dans les moments tragiques, les hommes retrouvaient la grandeur primitive de leur espèce. Le fort se mettait au service du faible comme le père volait au secours de son enfant. La vie se battait pour la vie, se mettant elle-même en jeu. Jamais Monsieur Labatut ne s'était senti si vivant, pour lui-même et pour les autres. Jamais il ne s'était senti aussi fier d'appartenir à la fonction publique, cette immense machine d'humanité.
Une première équipe de la BRI fut rapidement constituée afin d'organiser l'exfiltration de tous les élèves du Bâtiment B, cloîtrés dans leurs salles. À l'inverse, le commandant résolut de ne soumettre les élèves du Bâtiment A à aucune procédure d'évacuation. Pour eux, le confinement était encore la stratégie la plus sûre.
Une seconde équipe, constituée des hommes les plus aguerris, devait se préparer à donner l'assaut dans la salle numéro 15, théâtre des opérations.
26
Le soleil dissipait les dernières vapeurs du brouillard matinal. Du haut de la salle d'arts plastiques, Sofiane Mahmoudi aperçut des hommes en armes traverser la cour de récréation en leur tournant le dos. Il fit un signe à ses deux complices qui se postèrent derrière les encadrements des fenêtres, les canons pointés vers les forces d'intervention, prêts à ouvrir le feu à son commandement.
Étonnamment, les hommes de la BRI se dirigeaient vers le second édifice, sans leur prêter la moindre attention. Les trois djihadistes ne parvenaient pas à saisir leur tactique. Faisaient-ils diversion ? Allaient-ils mettre des tireurs sur le toit ?
Dans la salle d'arts plastiques régnait une atmosphère étrange. Les élèves commençaient à ressentir une légère anxiété. La première excitation avait laissé place à une sorte d'inquiétude, une forme d'intuition. De son côté, Monsieur Trucard avait hâte que tout cela finisse. Cela faisait maintenant plus d'une heure et demie qu'il partageait les quatre murs de sa salle avec ces hommes aux mines patibulaires. Les trois preneurs d'otages n'avaient pas ouvert la bouche depuis dix longues minutes. Le silence était tendu, électrique. Amine Zombori était particulièrement crispé. Le nerf de son pouce battait sa propre cadence irrépressible, à la manière du néon du plafond dont le clignotement erratique semblait s'affranchir de toute forme de tutelle. De son côté, Sofiane Mahmoudi était pensif. Il ne s'attendait pas à un tel scénario. Il avait l'impression que la situation lui échappait complètement, lui qui avait l'habitude de tout contrôler. L'attaque qu'il avait planifiée méticuleusement depuis des semaines était tombée à l'eau. Et il ne sentait pas vraiment ce plan B. Il regardait les élèves, les uns après les autres, silencieusement. Ils étaient tous vêtus avec une forme de modestie. Les garçons portaient des survêtements sombres, les filles des tenues amples, et tous avaient des visages apaisants. Il en était persuadé à présent. Il aurait mille fois préféré la compagnie indécente de journalistes télé en costumes et en tailleurs. Eux au moins savaient provoquer chez lui un sentiment de haine infaillible.
Sofiane Mahmoudi remarqua tout à coup les œuvres des élèves accrochées sur les murs. Des mosquées habillées d'arcs, de coupoles et de grands minarets se mêlaient à des sourates en arabe, peintes en belles lettres d'or. Des étoiles et des croissants de lune apportaient à la pièce une lumière religieuse. Un instant, Sofiane Mahmoudi eut l'impression d'être dans une salle de prière. Il considéra Monsieur Trucard. Était-il un converti ? Sa petite barbe était ambiguë. Le chef de guerre examina la tenue vestimentaire du professeur avec plus d'attention. Cette fois, il n'y avait plus aucun doute : les ourlets de son pantalon de velours étaient remontés bien au-dessus de ses chaussettes.
Vraiment, les trois djihadistes avaient joué de malchance ce matin-là. Il y avait dans le pays toute une armée de croisés à combattre, tout un peuple de mécréants à abattre et de kouffars à châtier. Mais il avait fallu qu'ils finissent leur longue chevauchée dans ce lieu qui respirait la sainteté, en compagnie d'un frère d'âme dont la piété semblait rare. Ses élèves avaient de la chance. Sofiane Mahmoudi rassembla ses lointains souvenirs de collège. Il ne se rappelait pas avoir jamais eu un enseignant dans son genre. En arts plastiques, lui n'avait fait qu'étudier Guernica quatre années de suite. Mais au fond, il n'aimait pas vraiment Picasso. Et la guerre civile espagnole ne l'avait jamais particulièrement intéressé.
De son côté, Monsieur Trucard, assis en tailleur, ne comprenait pas pourquoi cet homme inconnu le dévisageait. Il avait décidément un faciès très antipathique. Très mal à l'aise, le professeur baissa la tête, fixa ses chaussures et n'osa plus faire le moindre mouvement.
Les troisièmes commençaient à s'impatienter. Ils étaient fatigués. Assis contre le mur du fond au milieu de ses camarades, un élève effritait une grosse gomme blanche. Il en rompit un bon morceau qu'il lança vivement dans la direction d'Idriss Amri. Le projectile atteint le djihadiste sur le sommet du crâne. Furieux, ce dernier fit volte face et les menaça tous de son arme.
« Cheh ! lança Rania qui avait été témoin de la petite scène. Bien ouèj mon frère, tu l'as pas raté, avec sa grosse tête ! Bien fait pour sa gueule ! »
Idriss Amri passa les élèves en revue. Il les examina tous avec une attention soutenue, la mine sévère, l'œil noir. À l'intérieur des blousons des garçons les plus durs, on apercevait les nombreux stylos-bille quatre couleurs qu'ils avaient fauchés à leurs petits camarades en classe, pendant les cours. Ce butin de guerre marquait leur ascendant sur les élèves dociles et besogneux, systématiquement dépossédés de leurs Bic que les implacables détrousseurs fixaient ensuite fièrement à une poche. Leur nombre indiquait le degré de puissance, comme les décorations sur le veston d'un gradé.
Certains élèves pouffaient de rire. Idriss Amri semblait vraiment habité par son rôle. Soudain, l'homme aperçut le coupable qui cachait quelque chose dans la poche de son sweat-shirt. Le djihadiste ouvrit solennellement la paume de sa main, lui intimant l'ordre de lui remettre l'objet du délit.
« Wesh ! Vous êtes fou ou quoi ? cria l'élève. C'est pas moi ! Vous accusez sans preuves, ça se fait pas ! »
L'arme en bandoulière, Idriss Amri s'approcha de lui et se mit à le fouiller. L'élève de troisième se débattit et lui serra le cou.
« Je vais porter plainte, vous allez voir ! Wallah, vous avez pas le droit de faire ça ! » criait-il, en invoquant la justice à la manière d'un juriste tatillon.
Le garçon était très excité. Tel un pitbull saisissant un chien par la gorge, il ne semblait pas vouloir relâcher sa proie.
« Crari tu fais le beau gosse avec ta kalache, mais attends un peu à la sonnerie, tu feras moins le malin devant le collège ! » poursuivit-il d'un ton comminatoire, suscitant des mouvements de tête approbateurs parmi ses petits camarades.
« Wallah ! sur le Coran de la Mecque, je vais te péter si on se croise à la sortie ! » conclut-il avec feu, libérant enfin le terroriste d'une étreinte qui commençait à devenir dangereuse.
Idriss Amri se redressa, le cou tout rouge, marqué de traces de doigts. L'homme fixait l'élève du regard. Ce n'était pas l'envie de l'abattre qui lui manquait. Il aurait bien volontiers vidé son chargeur sur sa face insolente mais il fallait respecter les consignes fixées par Sofiane. Pour l'instant, il devait attendre, ronger son frein, faire preuve de discipline. Le moment de combattre viendrait inévitablement. Ce petit impertinent serait le premier sur sa liste. Décidément, les jeunes d'aujourd'hui ne respectaient plus rien.
De son côté, Amine Zombori était extrêmement nerveux. Son cœur battait la chamade. Il errait entre les tables, les yeux hagards, sans but. Quelques gouttes de sueur coulaient contre ses tempes. Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi Sofiane n'ordonnait aucune exécution. Depuis l'aube, ils n'avaient encore tué personne. Aucun d'entre eux ne mériterait de franchir les portes du jardin céleste. Il se sentait de plus en plus oppressé et commençait à trembler. Il observait son index qui bougeait malgré lui, tapotant la détente de son fusil d'assaut. Ses mains étaient moites. Dans son blouson bourré d'explosifs, il mourrait de chaud. Il aperçut une petite bouteille d'eau d'Évian qui traînait sur le bureau de Monsieur Trucard. Il y déposa son arme, la but d'une traite et s'appuya contre le mur, en essayant de faire le vide dans sa tête.
Soudain, pour une raison inconnue, deux élèves se jetèrent l'un sur l'autre et se donnèrent des coups de poing. Monsieur Trucard se précipita vers eux pour les séparer, manquant de s'en prendre un au passage. Sofiane Mahmoudi le regardait faire avec une certaine admiration. Vraiment, ce devait être un homme très pieux. Travailler avec de tels sauvages exigeait un immense sacrifice. C'était sûrement son djihad à lui. Peut-être avait-il un lourd passé à expier ? Peut-être avait-il commis un crime inavouable ? Ce métier, ce devait être sa rédemption. Il ne pouvait en être autrement.
De l'autre côté de la porte, Monsieur Basteri attendait désespérément la seconde sonnerie qui marquerait la fin de cette comédie. Il n'avait pas quitté son poste depuis bientôt une heure et se sentait bien seul. Monsieur Labatut l'avait totalement oublié. Il ne savait plus quoi inventer pour donner un peu d'épaisseur à l'exercice, qui retombait comme un soufflé. Il regarda sa montre en soupirant. Après tout, il avait des tâches plus nobles à accomplir. Il descendit les marches en direction de son bureau, abandonnant à leur sort les élèves de Monsieur Trucard, ignorant tout du drame qui se jouait à l'intérieur de la salle d'arts plastiques.
27
Aux abords de la salle de Monsieur Courcelles, les hommes de la brigade antigang avaient rejoint le lieutenant Gomis. Dans la pénombre du couloir, ce dernier confia à l'expert négociateur les maigres informations dont il disposait. Les forcenés étaient probablement au nombre de trois. Ils semblaient déterminés et leur fanatisme illimité. Les deux policiers furent ensuite invités à quitter leur poste. Désormais, la BRI prenait en main les opérations.
Au bout du couloir, le lieutenant se retourna une dernière fois en direction de la porte, tourmenté par un terrible pressentiment.
« Personne n'en sortira vivant » se dit-il tout à coup. Un voile noir lui passa devant les yeux comme un oiseau de mauvais augure. Il descendit les marches un peu groggy avec au fond des entrailles un atroce sentiment d'impuissance. Il avait la sensation d'être passé à côté de quelque chose, d'avoir manqué à son devoir autant qu'à son destin. Il fallait se rendre à l'évidence. Il ne serait jamais un grand flic.
Sans dire un mot, son collègue marchait devant lui, en direction de la voiture. Il envoyait quelques messages avec son téléphone portable, le visage sombre lui aussi. Le lieutenant Gomis s'arrêta un instant dans la cour pour respirer un grand bol d'air frais. Il regarda le ciel moqueur. La lumière du jour avait vaincu les vapeurs du matin. Il faudrait retourner au poste, reprendre le fil ordinaire des choses, terminer la rédaction de ce satané procès-verbal en suivant d'un œil les avancées de l'enquête sur le petit écran de télévision. Il considéra une dernière fois les deux bâtiments principaux. La vie devait grouiller, anxieuse et fragile, derrière chacune des fenêtres. Il imaginait les enfants encore inconscients du drame qui se préparait dans leur école. Pourtant, ce matin-là, ils avaient tous eu un peu plus de chance que leurs petits camarades de la salle numéro 15. Au fond, ce n'était peut-être que ça, la vie : une simple question de chance.
À travers une des fenêtres du dernier étage du Bâtiment A, le lieutenant Gomis crut apercevoir la silhouette d'un homme et le canon d'une arme de guerre. Sa frustration devait lui jouer des tours. Il était temps de rentrer au commissariat. Au loin, son collègue l'attendait les bras croisés, adossé à la voiture. Oui, il était vraiment temps de partir.
Dans le Bâtiment B, la négociation piétinait devant la salle de Monsieur Courcelles. La communication était particulièrement difficile. Les assaillants avaient refusé de donner leur numéro de téléphone portable à l'expert de la BRI. Tous les échanges se faisaient en criant à travers la porte et le bouclier blindé «sarcophage» qui résistait aux tirs de gros calibre et aux explosifs. Systématiquement, le négociateur devait demander aux hommes retranchés de répéter leurs propos qu'il avait du mal à comprendre. Leur accent du bled ne simplifiait pas les choses. Par ailleurs, il ne semblait pas y avoir d'interlocuteur privilégié. Les trois hommes prenaient la parole à tour de rôle, de manière plus ou moins intelligible. Leurs revendications paraissaient confuses. Ils étaient comme livrés à eux-mêmes, sans dessein ni chef. C'était le pire des cas de figure. Chez ce genre d'individus, la panique était le risque le plus élevé. S'ils se sentaient acculés, ils pourraient commettre une véritable tuerie. Leur motivation était encore inconnue, même si quelques Allahou akbar beuglés de manière intempestive semblaient laisser peu de doutes sur la nature de leur organisation.
Juste derrière le négociateur, trois tireurs attendaient l'ordre d'un éventuel assaut, tapis derrière le porteur du bouclier de tête. À l'intérieur, l'épaule contre une des fenêtres, Monsieur Courcelles aperçut tout à coup des hommes armés qui couraient au bout de la ruelle, d'ordinaire parfaitement calme. Des gyrophares, au loin, se reflétaient dans la vitrine d'une petite épicerie.
« Ça commence vraiment à avoir de la gueule ! » se dit-il moitié amusé, moitié écœuré.
Au fond, il n'aurait jamais imaginé les Ministères de l'Éducation nationale et de l'Intérieur capables d'une telle mise en scène. Elle frisait même l'indécence. Il avait souvent eu l'impression dérangeante que l'État se désintéressait du sort de son établissement. Lorsque des émeutes avaient éclaté devant la grille du collège il y a deux ans, la police n'était même pas intervenue. À la place, la mairie avait envoyé trois médiateurs. On les appelait les grands frères. Ils n'avaient aucun insigne. Il leur suffisait d'apparaître, avec leurs barbes et leurs djellaba, et tout rentrait immédiatement dans l'ordre. En réalité, ils avaient plus d'autorité sur les enfants qu'un commando de parachutistes. Monsieur Courcelles n'avait d'ailleurs jamais trop su quoi en penser. Grâce à leurs interventions fréquentes, les rixes avaient cessé et le collège repris une activité normale. Certains collègues avaient hurlé au scandale. La laïcité était bafouée, la République humiliée. Mais lui les trouvait diablement efficaces et plutôt respectueux. Et puis, il avait pu recommencer à enseigner la poésie.
Au fond, c'était tout ce qu'il demandait.
28
Issa et ses deux copains étaient enfermés dans les toilettes du Bâtiment A depuis plus de deux heures. À la première sonnerie du matin, ils n'avaient pas suivi leurs camarades de classe et s'étaient cachés discrètement, les poches pleines à craquer. Ils avaient amassé un véritable arsenal, constitué de pétards de type Mammouth, Bison, Tigre, Cobra, Démon et Corsaire. Les trois garçons attendaient le moment judicieux, tapis derrière la porte. Ils s'étaient adossés contre les gros carreaux de carrelage blanc, recouverts d'inscriptions en l'honneur des cités avoisinantes, d'insultes adressées à des enseignants qui ne les liraient jamais, de petits dessins rudimentaires semblables, au fond, à ceux des grottes préhistoriques que les premiers hommes peignaient aux couleurs de leur fantasmagorie naissante.
« Wallah, je vous jure, on va foutre la trouille à Trucard ! » déclara Issa à ses deux complices, en faisant claquer avec autorité sa main droite dans la paume de sa main gauche.
« Sur ma tête, la trouille de sa vie, répétait-t-il pour s'encourager. On va bombarder sa salle. Sur la tête de oim, on va le martyriser ! un vrai attentat, c'est juré ! »
L'élève de troisième regarda son téléphone. Il était 10h10. C'était l'heure habituelle de la récréation. À cause de l'exercice, ils en avaient été privés. Le moment était venu. Les trois garçons passèrent la tête à travers la porte et examinèrent le couloir, à l'affût du moindre mouvement. Ils avaient développé de grandes compétences dans cette discipline. Dans la cité, ils servaient souvent de choufs pour les plus grands. Depuis les halls d'immeuble et les parkings, ils scrutaient la rue pendant les transactions, veillant à ce que la police ne vienne pas déranger leur petit commerce de proximité.
Tout semblait parfaitement calme. Soudain, Issa aperçut une silhouette à l'angle de la cage d'escalier. C'était Monsieur Basteri qui descendait.
« Qu'est-ce qu'il fout là, lui ! » murmura Issa à ses deux compagnons.
Ils refermèrent discrètement la porte des toilettes et attendirent que le conseiller d'éducation pousse celle de son bureau. Désormais, la voie était libre. Ils gravirent lentement les trois étages et se postèrent devant la salle d'arts plastiques, étrangement silencieuse. D'ordinaire, un brouhaha continu gagnait tout le couloir lorsque Monsieur Trucard faisait cours.
Les consignes étaient claires. Issa les avait répétées plusieurs fois, à la manière d'un chef de guerre. Chacun connaissait son rôle à la perfection. Issa saisit deux gros pétards dans sa poche et les cala délicatement entre la porte et la poignée. De leur côté, les deux autres complices bourrèrent l'encadrement de très nombreux explosifs, en les répartissant de manière rigoureusement équidistante, à la manière d'une garniture pâtissière, et en tressant leurs mèches les unes avec les autres. Puis ils se cachèrent dans la montée d'escalier pour faire le guet. Issa jeta un dernier coup d'œil dans leur direction afin de s'assurer que personne ne contrariait leur plan. Il sortit ensuite un briquet de la poche intérieure de son blouson. La flamme illumina son iris noir. Il la considéra un instant, qui dansait dans l'air, inoffensive encore. Il n'était pas trop tard. Il pouvait encore faire machine arrière. Mais il sentait monter en lui, avec délectation, l'irréversibilité du geste qu'il s'apprêtait à accomplir. Il n'avait pas peur. Qu'est-ce qu'il pouvait craindre, au fond ? Les membres du conseil de discipline seraient indulgents, comme toujours. Il saurait, le moment venu, jouer la comédie de la contrition, qu'il maîtrisait à la perfection. Et puis il ne se ferait peut-être même pas attraper.
Il approcha la flamme de la porte et détala. À peine avait-il eu le temps de rejoindre ses deux camarades dans la cage d'escalier que plusieurs détonations d'une très forte intensité retentirent dans tous les couloirs et toutes les salles du Bâtiment A.
29
Comme un seul homme, les djihadistes sautèrent ventre à terre. Sofiane Mahmoudi était complètement sonné. Ses oreilles sifflaient. Ses pensées se bousculaient dans sa tête. La BRI avait réussi une manœuvre parfaite. Comme des bleus, ils étaient tombés tous les trois dans le panneau. Trop occupés à regarder les policiers aller et venir dans l'autre bâtiment, les soldats d'Allah avaient négligé la surveillance de leur propre couloir. C'était impardonnable. Ils ne seraient probablement pas dignes du Paradis.
Une épaisse fumée entrait dans la salle par l'encadrure. Le feu ennemi semblait considérable. À l'extérieur, ils devaient être des dizaines, armés jusqu'aux dents. Ils n'avaient même pas laissé le temps aux équipes de télévision de s'installer dans la cour de récréation.
Soudain, Sofiane Mahmoudi leva les yeux, plein de stupeur. Debout au milieu de la salle, Monsieur Trucard les menaçait tous les trois, armé d'une Kalachnikov.
Dans la seconde qui avait suivi les détonations, il avait été mu par un réflexe primitif qui tirait probablement sa source des zones les plus reculées de son cerveau reptilien. Il avait bondi au moment où les trois hommes s'étaient jetés au sol puis il avait saisi l'arme d'Amine Zombori posée sur son bureau. Ses gestes, comme sous l'effet d'un instinct surgi de la nuit des temps, s'étaient réalisés avec une sorte d'automatisme implacable.
Le professeur d'arts plastiques était stupéfait par ce qu'il venait d'accomplir bien malgré lui. Au fond, il était fier de son geste, qui lui vaudrait sûrement les félicitations de Monsieur Labatut. Avec une telle mise en scène pyrotechnique, le rectorat attendait certainement de lui une initiative minimale. Il n'avait pas rechigné devant la besogne, ce matin-là. Pour une fois, on n'aurait rien à lui reprocher.
De leur côté, une poignée d'élèves se disputaient les deux autres Kalachnikov que les preneurs d'otage avaient laissé tomber à côté d'eux. Deux garçons robustes réussirent à se les approprier, les arrachant des mains de leurs camarades plus chétifs qui s'en étaient emparés les premiers, manquant à plusieurs reprises d'appuyer sur la détente au milieu de cette joyeuse mêlée.
Couchés à plat ventre, les trois djihadistes se regardaient. Une sorte de paralysie les empêchait d'agir. Un terrible sentiment d'impuissance les tenait immobiles, incapables de la moindre réaction. Amine Zombori tremblait de la tête aux pieds. Il était dans un état d'extrême secousse. Les yeux révulsés, il baragouinait quelques paroles inaudibles. Les élèves l'observaient stupéfaits. Il semblait en transe, totalement habité par son rôle.
Idriss Amri mit la main dans son blouson, prêt à actionner sa ceinture d'explosifs. Il regarda Sofiane Mahmoudi et attendit l'ordre. Celui-ci se mit à chercher un signe de la Providence. Il leva la tête et contempla le ciel dont la blancheur imperturbable semblait comme renoncer à délivrer le moindre message, à donner la moindre consigne. Alors, il considéra de nouveau les murs de la salle. Il fixa son attention sur une belle calligraphie, tracée avec une immense piété, juste au-dessus de lui. Sofiane Mahmoudi secoua la tête. La mort n'avait plus beaucoup de sens ce matin-là. Il fallait se rendre à l'évidence. Rien depuis l'aurore ne se passait comme ils l'avaient prévu. Leur attaque était un cuisant échec, et les otages s'étaient montrés d'une insensibilité déroutante. C'était à croire qu'ils s'y étaient exercés toute leur vie. Il sentit au fond de lui, comme une espèce d'évidence, que tous ces enfants méritaient un sort meilleur. Ils étaient tous de bons musulmans, avec une belle vie de croyants à accomplir.
Idriss Amri et Sofiane Mahmoudi levèrent les mains en l'air et admirent leur défaite.
De leur côté, les élèves contemplaient Monsieur Trucard pour la toute première fois. Certains d'entre eux l'applaudissaient. L'exercice avait été une belle réussite. C'était encore mieux que l'an passé. Un des deux garçons considéra l'arme qu'il tenait dans les mains avec plus d'attention. Il la trouvait un peu lourde. Dans la boutique du père de Djibril, il en avait essayé plein, des comme ça. Mais celle-ci faisait tellement vraie ! À la manière des moudjahidin, il la pointa en l'air et pressa la détente. Une rafale de calibre 7.62 fit voler le plafond en éclats. Tous les élèves se précipitèrent sur le sol, les mains contre les oreilles, dans un nuage de poussière blanche.
Alors, le regard perdu, Amine Zombori se leva. Il prononça quelques paroles inintelligibles et plongea la main à l'intérieur de son blouson, cherchant la goupille avec son index. Lui ne renoncerait pas au ciel. Lui ne serait pas un lâche. Il irait rejoindre les soixante-douze vierges qui l'attendaient quelque part, dans l'autre monde. Dans la pièce, la poudre du plafond retombait doucement comme un nuage de plumes d'oies. Amine Zombori s'imaginait déjà dans le paradis blanc. Il ferma les yeux et tira lentement sur la chevillette d'acier. Tout à coup, une intense détonation retentit. L'homme s'écroula, une balle logée dans le front.
Sur le pas de la porte, le lieutenant Gomis avait le bras tendu. Au bout du poing, le canon de son arme de service fumait encore.
30
À l'intérieur du Bâtiment B, de l'autre côté de la cour, la confusion était totale. De multiples détonations d'explosifs suivies d'une rafale de Kalachnikov avaient plongé les hommes de la BRI dans la plus grande sidération. Manifestement, les terroristes étaient très bien organisés. Une deuxième équipe attaquait l'autre bâtiment tandis qu'ils étaient plantés là, devant cette salle où la négociation semblait piégée. Au fond, la prise d'otages qui les occupait n'était peut-être qu'une simple manœuvre de diversion.
À travers les orbites de leurs cagoules, ils se fixaient, médusés, dans un silence de mort, incapables de la moindre réaction. Ils attendaient des consignes que personne ne semblait vouloir prendre. Soudain, un nouveau coup de feu retentit, au loin. Comme un éclair, il brisa la glace de leur stupeur. Le commandant ordonna à cinq hommes d'abandonner leur poste et de courir en direction du deuxième édifice.
À l'intérieur de la salle de français, Monsieur Courcelles et les surveillants se regardaient, les sourcils froncés. Il se passait décidément quelque chose d'étrange. D'un commun accord, ils prirent l'initiative de déplacer les tables qui bloquaient la porte au risque de compromettre le bon déroulement de l'exercice. Monsieur Courcelles sortit le premier dans le couloir, talonné par les trois surveillants et les vingt-trois élèves de sa classe de cinquième. Dans la pénombre, le professeur aperçut des lampes torches et des canons pointés vers lui. Ébloui, il recula d'un pas puis leva les mains le plus haut qu'il put. Une puissance surnaturelle émanait de ces hommes en noir, qui imposait une immédiate soumission.
« La comédie est terminée » se dit Monsieur Courcelles à qui l'envie de rire était totalement passée.
Sans faire de détail, les hommes de la brigade mirent au sol les quatre hommes et leur passèrent les menottes. Un des policiers pénétra dans la salle et s'empara d'une des armes en plastique, en équilibre contre le tableau noir. Sur le bureau, un petit paquet de feuilles était posé en évidence. Il en prit une entre ses mains gantées de kevlar et lut. Elle informait les parents d'élèves de la date de l'exercice attentat.
L'homme leva doucement la tête et regarda ses collègues.
« Merde ! » leur fit-il.
Sous sa cagoule, on devinait sa bouche, grande ouverte.
Soudain, les hommes de l'antigang comprirent l'immense méprise dont ils avaient été victimes. La vérité leur sautait à présent aux yeux, dans toute son absurde limpidité. Ils libérèrent sur le champ leurs prisonniers factices et coururent rejoindre leurs collègues dans l'autre édifice pour leur prêter main forte.
Dans le Bâtiment A, les explosions avaient brutalement tiré les élèves de leur ennui. L'exercice prenait un tour résolument festif. Des professeurs inquiets avaient dégagé les tables pour aller voir ce qui se passait dans les couloirs. De nombreux collégiens échappèrent à leur surveillance et couraient dans tous les sens tandis qu'une colonne d'hommes casqués et vêtus de noir empruntait les escaliers, armés jusqu'aux dents. En les apercevant, certains enseignants paraissaient contrariés. Monsieur Labatut n'avait pas fait mention d'une telle manœuvre le jour de la réunion plénière. Il se fichait du monde.
Les bras grands ouverts, les enseignants essayaient de contenir leurs élèves, tous bien trop curieux de connaître l'origine de la pétarade. Ces derniers montaient et redescendaient les escaliers dans tous les sens, compliquant l'intervention des hommes de la BRI qui tentaient de se frayer un chemin au milieu des heurts et des hurlements.
Le commandant de la brigade aperçut Madame Ramonez qui gesticulait et criait sans succès, regrettant probablement de ne pas être allée voir son médecin traitant le matin même, comme elle se l'était pourtant juré. Il se félicita secrètement d'avoir choisi un métier beaucoup moins anxiogène.
Dans la salle de Monsieur Klamczynski, les élèves travaillaient paisiblement et paraissaient tout ignorer de l'exercice en cours. Aucune table n'avait d'ailleurs été déplacée. Debout sur le palier, le professeur d'Histoire-géographie fulminait, les bras croisés. Il était déjà suffisamment contrarié. Les propos du ministre de l'Éducation nationale sur CNews l'avaient mis hors de lui. Il avait écouté l'interview au casque pendant que ses élèves coloraient une grande carte qu'il leur avait distribuée pour avoir la paix. Le ministre, qui avait éludé toutes les questions fâcheuses sur les suppressions de postes et les restrictions budgétaires, avait promis des portiques plus sûrs pour toutes les écoles car la menace terroriste était soi-disant encore très haute. Au lieu de consacrer l'argent public au service de l'éducation, le ministre alimentait l'hystérie sécuritaire. Et voilà que, de surcroît, des policiers profanaient son collège dans un tapage assourdissant, semant terreur et zizanie.
L'œil noir, Monsieur Klamczynski les regardait monter les escaliers. La détestation de la police, des uniformes et des armes était profondément inscrite dans son ADN syndical. Il faut dire que les forces de l'ordre ne l'avaient pas toujours ménagé lors des innombrables manifestations qu'il animait avec son mégaphone. Il se prenait régulièrement des petits coups de matraque lorsqu'il s'attardait un peu trop en queue de cortège en compagnie des anarchistes et des fédérations autonomes. Une fois même, il avait reçu une décharge de Taser au cours d'un sitting contre les violences policières organisé par plusieurs associations libertaires. Un autre jour, pendant une manifestation contre la loi Macron, il avait manqué de se faire casser l'épaule par un tir de flash-ball à bout touchant. Le lendemain, de retour au collège, il arborait fièrement ses ecchymoses, gages de sa lutte implacable en faveur des droits des travailleurs, stigmates de son engagement mystique et infaillible pour la cause salariale.
Arrivés devant le seuil de la porte de Monsieur Trucard d'où semblaient provenir les bruits, les hommes de la BRI ralentirent leurs pas. Ils étaient sur les nerfs. Au sol, ils aperçurent des débris rouges. Un des policiers se baissa et ramassa un des nombreux morceaux. Il s'agissait d'un bout de pétard. La porte était entrouverte. On donna un grand coup de pied et tous les hommes de la brigade entrèrent en formation serrée à l'intérieur de la salle.
La poussière était presque totalement retombée. Désormais, la lumière du soleil inondait la pièce. Complètement déchiré par les impacts de balle, le plafond menaçait de s'effondrer, et des lambeaux de contre-plaqué pendaient, comme des stalactites. Le lieutenant Gomis, en uniforme, et Monsieur Trucard, dans son chandail, pointaient leurs armes en direction de deux terroristes, face contre terre. Au sol, un troisième suspect semblait raide mort. Le professeur d'arts plastiques, qui avait ordonné aux élèves de déposer les deux autres Kalachnikov à l'autre bout de la salle, tenait la sienne avec autorité, le regard sévère, faisant régner une discipline de fer. Dans le fond, les élèves s'étaient couchés contre le mur.
Les hommes de la BRI prirent possession des lieux, évacuèrent les enfants et saisirent les trois fusils d'assaut pour les confier aux enquêteurs. Les deux djihadistes furent menottés ventre à terre sans opposer la moindre résistance. L'équipe de déminage désamorça leurs charges puis un médecin constata le décès du troisième assaillant.
Monsieur Trucard regroupa ses élèves dans la cage d'escalier. Il descendit les marches la tête haute, posant la main sur la rambarde avec une autorité royale. Les enfants le suivirent en procession, deux par deux, dans un silence presque religieux.
31
Les deux forcenés furent embarqués dans un fourgon. Les équipes opérationnelles commençaient à ranger leur matériel. Dans le couloir du bâtiment administratif, le commandant de la Brigade de Recherche et d'Investigation réconfortait Monsieur Labatut dont un urgentiste prenait la tension. Il avait manqué de défaillir plusieurs fois lorsqu'il avait aperçu la civière, la housse et le médecin légiste.
Dans la cour de récréation, à peu près secondée par un Monsieur Basteri blanc comme un linge, Madame Leroux passait les effectifs en revue en tenant d'une main tremblante la liste de tous les élèves du collège, rangés par classe avec leur professeur. Les 4èmes 5 manquaient à l'appel. En effet, ces derniers se racontaient les exploits de Monsieur Trucard au fond du préau. Le récit de ses faits d'armes avait fait le tour du collège en quelques minutes, comme une traînée de poudre. Il était au centre de toutes les conversations.
« Je suis choquée ! » répétait une élève, les yeux exorbités.
Elle avait encore du mal à imaginer l'héroïsme de la scène.
Au loin, la principale adjointe aperçut les vingt-deux élèves qui paraissaient totalement livrés à eux-mêmes. Elle regarda son planning.
« Théoriquement, ils devraient être sous la responsabilité de Monsieur Pancrace » fit-elle remarquer d'une voix chevrotante à Monsieur Basteri, immobile comme une momie et incapable de la moindre initiative.
On fit le tour du collège, on visita sa salle. Il semblait s'être volatilisé. On interrogea les élèves, mais aucun ne savait où était passé leur professeur de Physique-chimie. On commençait à craindre le pire.
Monsieur Labatut, qui se remettait tout doucement de ses émotions, fut prévenu par son adjointe. Ils empruntèrent tous deux les escaliers du Bâtiment A, passèrent devant la salle d'arts plastiques dont des policiers scientifiques étaient en train de terminer l'inspection et poussèrent la porte de la salle adjacente.
« On a déjà regardé partout » fit remarquer Madame Leroux, de plus en plus inquiète.
D'abord, Monsieur Labatut ne vit rien. Il marchait entre les microscopes et les armoires pleines de tubes à essai. Une odeur âcre, vestige d'une ancienne expérience chimique, le prenait à la gorge, déjà suffisamment nouée par le stress de cette incroyable demi-journée de branle-bas. Il s'approcha du tableau noir. Tout à coup, il découvrit le coin d'un pantalon de type treillis militaire qui dépassait de la toute dernière estrade du collège dont Monsieur Pancrace avait refusé qu'on le prive lorsque l'établissement avait été réaménagé il y a quelques années.
Le principal demeura bouche bée quelques instants.
Lorsque les trois preneurs d'otages avaient investi la salle de Monsieur Trucard, des voix inconnues attirèrent l'attention du professeur de Physique-chimie de l'autre côté de la porte mitoyenne. Il s'était placé derrière et regardait par le trou de la serrure tandis que ses élèves terminaient leur QCM. Il avait alors songé à plusieurs options. La meilleure lui avait semblé d'attendre le moment judicieux pour bondir et s'emparer d'une des répliques de Kalachnikov. La providence ferait le reste. Ses lointains souvenirs du service militaire aussi. Avec fascination, il avait observé Monsieur Trucard, qui tournait en rond, les bras ballants.
« Il sert vraiment à rien » s'était-il dit plusieurs fois en secouant la tête.
Mais Pourquoi diable Monsieur Labatut avait-il choisi le cours d'arts plastiques pour cet exercice capital ? C'est ce qu'il n'était pas arrivé à comprendre. Il en était à ces réflexions lorsque plusieurs détonations avaient brisé le silence des quatre murs de sa salle de sciences. Monsieur Pancrace avait manqué de se jeter par la fenêtre. Il s'était finalement caché derrière une armoire tandis que tous ses élèves volaient en direction des couloirs et des escaliers, abandonnant leur professeur à son sort, trop contents de goûter aux joies d'un mardi-gras anticipé. Il était en train de se relever péniblement lorsque la rafale avait soudain retenti. C'est à ce moment précis qu'il s'était précipité sous son estrade comme vers un refuge providentiel. Il attendait qu'on vienne le secourir depuis plus de deux heures à présent. Monsieur Labatut trouva les mots justes pour le faire sortir de sa cachette. Il fut retrouvé indemne et confié aux soins de la cellule psychologique.
De leur côté, Monsieur Trucard répondait aux premières questions des enquêteurs dans le bureau du principal tandis que Monsieur Courcelles répondait aux premières questions des journalistes sur le parvis du collège. Il tentait d'expliquer le quiproquo dont il avait failli être la victime absurde au milieu des youyous des nombreux parents d'élèves qui s'étaient attroupés devant les grilles et fêtaient l'heureux dénouement dont ils venaient d'être informés par le préfet de police. Certains découvraient même le collège pour la toute première fois, ayant prudemment évité les fastidieuses soirées de remise de bulletins.
Devant les caméras de CNews, quant à lui, Monsieur Klamczynski mettait en cause le manque de moyens en éducation prioritaire et les récentes restrictions budgétaires.
« Ce ne sont pas de portiques de sécurité dont on a besoin ici, mais de personnels d'éducation. On ne combat pas le terrorisme avec des armes ou des alarmes, mais avec des convictions et des livres » déclara le représentant syndical à la chaîne d'information continue, le torse un peu bombé, la mine accusatrice, le doigt levé vers le ciel républicain.
Pendant ce temps, à quelques encablures, les tout premiers badauds affluaient Place de la République, brandissant un lumignon ou une pancarte sur laquelle on pouvait lire, en belles lettres multicolores, Vous n'aurez pas ma haine, Même pas peur ou bien encore Je suis Pablo Neruda. Ils avançaient en silence, filmés par quelques journalistes de France Télévision à peine arrivés sur place, pour le Journal de 20 heures.
32
Mardi 21 novembre, en fin d'après-midi, le collège Pablo Neruda reçut la visite officielle du ministre de l'Éducation nationale, du recteur et de l'inspecteur d'académie. Le podium du réfectoire avait été surélevé spécialement pour l'occasion. Monsieur Traoré y avait installé une paire d'enceintes qu'il avait eu grand soin de tester plusieurs fois dans la matinée.
Monsieur Labatut et Madame Leroux s'étaient mis sur leur trente-et-un. Quelques jours plus tôt, ils avaient reçu tous les deux un courrier recommandé avec accusé de réception qui les informait de leur accession anticipée à l'Ordre des palmes académiques pour dévouement et service exemplaire. Monsieur Trucard devait être décoré lui aussi pour faits de bravoure dans l'exercice de ses fonctions. En ouvrant son casier jaune, il avait été très heureux de découvrir la lettre officielle que Monsieur Labatut y avait glissée un peu à contrecœur. En effet, ce dernier aurait préféré goûter seul aux joies de la distinction. Mais il fallait reconnaître que le professeur d'arts plastiques avait été d'une étonnante réactivité le jour de la prise d'otage. Le principal ne l'aurait jamais cru capable d'un tel exploit. Monsieur Trucard se faisait rudoyer du matin au soir, y compris par les élèves latinistes, et voilà qu'il avait réussi à maîtriser des djihadistes avec une arme de guerre. C'était à n'y rien comprendre.
Dans le grand réfectoire, tous les professeurs attendaient les innombrables discours qui allaient ponctuer cette cérémonie solennelle. Monsieur Lombard prit la parole en premier. Il désirait saluer avec force l'ensemble des enseignants pour le sang froid dont ils avaient fait preuve pendant ces événements douloureux. Il félicita plus spécialement l'équipe de direction avec laquelle il travaillait en pleine confiance depuis tant d'années. La cellule de crise avait été supervisée de manière exemplaire.
« Dans ces circonstances extrêmes, la vie des otages tient souvent à un fil. Et vous avez été, Madame Leroux et Monsieur Labatut, la trame invisible et essentielle de toute cette opération, menée de bout en bout de main de maître » conclut l'inspecteur d'académie avec emphase, jetant des œillades doucereuses en direction de la principale adjointe qui était en extase dans son tailleur jaune mimosa.
Moins galant, le recteur saisit le micro que l'inspecteur lui tendait avec déférence et se contenta de complimenter Monsieur Labatut qu'il était heureux de rencontrer pour la toute première fois. Le principal du collège Pablo Neruda avait fait preuve à la fois d'une très grande maîtrise au téléphone et d'une très grande efficacité sur place, quand il s'était agi d'accueillir et de renseigner les forces d'intervention dès leur arrivée. Ivre de plaisir, Monsieur Labatut baissait pourtant la tête, la mine grave, cherchant à afficher son sens aigu des responsabilités par une posture empreinte d'humilité.
En point d'orgue de cet admirable crescendo protocolaire, le ministre de l'Éducation nationale prit ensuite le relais que lui tendait le recteur et rendit hommage au courage de chacun. Il promit, dès la rentrée suivante, un nouveau portique de sécurité pour le collège.
Au premier rang, Madame Tellal arborait un large sourire. Elle adorait la nouveauté. Elle avait mis sa plus belle robe et filmait toute la cérémonie sur un petit caméscope que Monsieur Traoré lui avait confié. Assis à côté d'elle, les épaules en arrière, les trois surveillants roulaient des mécaniques dans leurs costumes noirs achetés pour l'occasion.
« La sécurité de nos élèves est notre bien le plus précieux, rappela le ministre. Nous avons à cœur de préserver un climat serein aux apprentissages afin que notre école soit ouverte sur le monde et sur la société, ouverte à toute forme d'humanisme.»
Debout au fond du réfectoire, son casque de moto à la main, Monsieur Klamczynski, resté jusqu'à présent silencieux, gronda d'une voix puissante :
« Vous voulez l'ouvrir ou la barricader, notre école ? Il faudrait savoir ! »
Quelques enseignants approuvaient de la tête. Sur l'estrade, le principal sentit son sang se glacer. Les huiles se jetèrent des petits regards inquiets. Le ministre ignora la question fielleuse du leader syndical puis il se fit apporter une petite boîte par son collaborateur. Il épingla les trois médailles au tailleur de Madame Leroux, au costume de Monsieur Labatut ainsi qu'au chandail de Monsieur Trucard. Le professeur d'arts plastiques paraissait très ému mais il n'arrivait pourtant pas à profiter de l'instant. Il était particulièrement préoccupé par un photographe du Parisien qui immortalisait la scène au premier rang. Celui-ci portait une barbe assez équivoque et avait déposé un gros sac noir à ses pieds. Monsieur Trucard lui jetait de temps en temps des petits coups d'œil suspicieux.
De son côté, Monsieur Klamczynski fulminait littéralement. Il détestait les décorations, vestiges d'une société autoritaire et pyramidale. Il y avait des dossiers plus urgents à traiter pour l'ensemble de la communauté éducative que l'accrochage de quelques insignes insignifiants. Et puis il avait un mot à leur dire. Car au fond ils étaient tous un peu responsables. Il considérait l'attaque des trois djihadistes comme une conséquence directe de l'état d'urgence et de la politique de terreur du gouvernement.
Monsieur Labatut observait attentivement le professeur d'Histoire-géographie. Il redoutait un esclandre de plus. Le déplacement des plus hauts dignitaires du ministère était une tribune rêvée pour ses revendications syndicales. On pouvait craindre le pire. Mais cette fois-ci, il ne se laisserait ni voler la vedette ni prendre en otage par cet intégriste du Grand Soir. Après tout, cette cérémonie, c'était la sienne.
Il en était à ces réflexions lorsqu'il vit Monsieur Klamczynski s'approcher de la grande estrade. Il cherchait manifestement à passer à l'offensive. Souple et féroce comme un tigre, Monsieur Labatut se précipita sur Madame Leroux qui était en train de remercier l'ensemble des personnels du collège. Il lui arracha brutalement le micro des mains et invita toute l'assistance à bien vouloir se déplacer au fond du réfectoire où un apéritif dînatoire les attendait, concocté par le chef des cuisines. Le ministre fut un peu surpris par cet empressement subit. Au fond, il était plutôt soulagé. Il n'aimait pas les trop longs discours, surtout quand ce n'était pas les siens.
Debout sur le podium, Monsieur Labatut toisait Monsieur Klamczynski d'un air glorieux tandis que l'assistance et les hauts dignitaires, ignorant tout de la partie qui s'était jouée entre les deux fauves et du scandale qui venait d'être évité, se dirigeaient tranquillement vers le buffet. Le principal savoura un instant sa victoire, immobile, la médaille saillante et lumineuse. Il sentit monter en lui une fierté indicible, un plaisir primitif.
À quelques kilomètres de là, au même moment, le lieutenant Gomis éteignait l'ordinateur de son bureau qui prenait toujours quelques minutes avant de s'arrêter complètement. Il posa son regard sur le doux visage de Marianne gravé sur la médaille d'honneur de la police Nationale. Elle lui avait été remise la semaine précédente par le préfet. Il la laissait sur son bureau, bien en évidence. Désormais, elle l'aiderait à accomplir les tâches les plus ordinaires avec l'enthousiasme et la satisfaction du devoir accompli.
Dans la cour du collège, Monsieur Courcelles était sorti fumer une cigarette tandis qu'on entendait sauter quelques bouchons de mousseux à l'intérieur du réfectoire. Secrètement, il remerciait la providence. Il avait vraiment frôlé la mort. Quelques minutes de plus et l'assaut aurait sûrement été donné. Un mauvais geste de sa part, un instant de panique en sortant dans le couloir et un policier aurait tiré. Il se voyait, tombant au milieu de ses élèves. L'auraient-ils pleuré ? Auraient-ils pensé à lui, des années plus tard ? Il l'ignorait. Heureusement, le dieu de la comédie en avait décidé autrement.
Il regarda les nuages qui s'étaient amoncelés dans la nuit, longue, orageuse et noire.
Quelques instants plus tard, bien que très satisfait d'une soirée où il avait pu briller et échanger quelques phrases avec le ministre, Monsieur Lombard sortit du réfectoire d'un pas énergique. En effet, il n'était pas du genre à s'éterniser. Au loin, l'Audi flamboyante attendait son maître devant le parvis. L'inspecteur appuya avec insistance sur la sonnette de la grille, très impatient qu'on vienne lui ouvrir les portes lugubres d'un collège qu'il était pressé de quitter. Comme par réflexe, il sortit de sa poche la clé de sa voiture et actionna l'ouverture des portes à distance. Son bolide se mit à clignoter puissamment, illuminant d'une belle couleur orangée les quelques immeubles alentour. Soudain, surgissant de nulle part, la capuche sur la tête, Rayan B., élève de quatrième option foot, se précipita vers l'engin, ouvrit la porte du passager et disparut dans la nuit, emportant avec lui le cartable en cuir de Monsieur Lombard dans lequel étaient méticuleusement classés ses précieux rapports d'inspection. Stupéfait, ce dernier saisit les barreaux du portail entre ses mains, retenu prisonnier dans l'enceinte de l'établissement, tandis que Madame Tellal courait difficilement en direction de la loge avec ses talons hauts.
Puis l'inspecteur hurla dans la nuit drancéenne :
« Mes pages ! mes pages ! »
Épilogue
Mardi 28 novembre, peu avant huit heures du matin, Issa se dirigea vers le dernier pilier du préau. Ses deux camarades l'attendaient avec impatience. Ils avaient quelque chose d'important à lui demander.
La veille, Monsieur Labatut et Madame Leroux leur avait remis à chacun un certificat d'excellence. Il n'avait pas été trop difficile pour Monsieur Basteri de les confondre, et les trois complices n'avaient pas cherché à nier les faits. Bien au contraire, depuis qu'ils avaient compris les conséquences heureuses de leur sabotage, ils bombaient le torse en traversant la cour à chaque récréation. Leurs rapports avec les enseignants du collège s'étaient largement pacifiés et leur assiduité en classe était désormais infaillible. Issa était même passé en direct sur CNews pour raconter son petit exploit et il avait été récemment contacté par les équipes de Canal Plus. Depuis quelques jours, son portable n'arrêtait pas de sonner. Tout le monde se l'arrachait. Il était sur un petit nuage, même s'il ne savait pas vraiment comment l'information avait fuité. Dans la cité, on disait qu'il avait sauvé la vie à tous ses camarades. À la maison, la ligne du téléphone était constamment occupée. Des journalistes et des cousins du bled appelaient sa mère sans cesse. Elle répondait toujours la même chose, toujours avec le même plaisir, ressassant l'exploit de son petit héros.
Issa salua ses deux copains.
« Paraît que tu vas passer sur Canal ? lui demanda Moussa la gorge serrée, un peu envieux du sort que les médias lui réservaient exclusivement.
‒ Tu nous oublies pas, hein ? Tu feras croquer ! intervint Ibrahim, très désireux lui aussi de faire partie de la fête.
‒Juré les gars, sur la vie de ma mère je vous envoie un SMS quand je connais la date. On a fait ça ensemble, on ira là-bas ensemble ! » promit Issa en leur tapant dans la main.
Sur son jogging flamboyant qu'il avait récemment ressorti de son armoire, le canon d'Arsenal semblait menacer le lion bleu de Chelsea et le diable rouge de Manchester United des vestes de survêtement de ses deux copains. Avec un sentiment de fierté, ils arboraient chacun les écussons de leurs clubs de cœur, à la manière des blasons des chevaliers.
La première sonnerie de la matinée retentit. Monsieur Trucard fit monter ses élèves au troisième étage du Bâtiment A. Dans les escaliers, il salua Monsieur Traoré qui venait de changer la serrure de la porte de Madame Ramonez, obstruée la veille par des mines de crayons. Il sentait comme une pointe au cœur. Pour la toute première fois depuis les événements, il allait retrouver sa salle d'arts plastiques dont l'accès avait été condamné pour les besoins de l'enquête et les réparations. Entre temps, on lui avait prêté celle de Monsieur Pancrace, arrêté par son médecin pour une période de trois mois et toujours pas remplacé. Mais Monsieur Trucard n'aimait pas y enseigner. Elle lui donnait l'impression d'un laboratoire sévère. Il avait hâte de retrouver son havre.
D'une main tremblante, il glissa la clé dans la serrure, ouvrit la porte et appuya sur l'interrupteur. Il examina les murs. Ils étaient désespérément blancs. Toutes les œuvres de ses élèves avaient disparu.
Il fit entrer sa classe dans le calme et envoya les deux délégués chercher le principal sur le champ. Monsieur Labatut, inquiet de cette démarche inhabituelle, arriva un peu essoufflé devant la salle d'arts plastiques. Il redoutait que Monsieur Trucard ait été victime d'un choc post-traumatique en redécouvrant les lieux pour la toute première fois. Il exhibait fièrement sa décoration, qu'il ne quittait jamais et qu'il épinglait de costumes en costumes.
Les bras croisés, Monsieur Trucard lui montra les murs d'un geste de la tête, sans ouvrir la bouche, le regard accusateur.
« Toutes les affiches ont été décrochées pour les besoins de l'enquête et confiées à l'examen de la police scientifique, pour un temps très indéterminé, lui fit Monsieur Labatut. Mais soyez assuré que je ne manquerai pas de vous les faire remonter, dans l'hypothèse où elles seraient récupérées. »
Monsieur Trucard n'était pas dupe. Au fond, il sentait bien que le principal n'avait jamais apprécié ses travaux. Il le remercia de s'être déplacé et lui claqua la porte au nez.
« La médaille lui est montée à la tête » se dit Monsieur Labatut en redescendant les escaliers, très courroucé. Il n'était pourtant pas mécontent de son petit stratagème. Quelques jours plus tôt, il avait demandé à Monsieur Traoré de jeter tous les dessins aux ordures. Il les jugeait trop ambigus, surtout depuis que les motivations exactes des trois terroristes avaient été révélées par la presse.
De son côté, Monsieur Trucard était révolté. Les amalgames du chef d'établissement le mettaient hors de lui. Son rejet des arts islamiques démontrait un esprit obtus et étriqué. Dans la salle régnait un silence parfait. Certains élèves revivaient intérieurement quelques scènes de la prise d'otage, d'autres examinaient plus particulièrement l'endroit où le corps était tombé. Ils avaient eu une sacrée initiation ce jour-là ! Désormais, ils étaient exercés au pire.
Issa demeurait assis, sans rien dire. Il regardait son professeur avec une sorte de soumission. Il n'avait jamais respecté personne entre les murs d'une classe. Il s'y était toujours senti tout-puissant. Pour la première fois de sa vie, il sortit sa trousse en devançant tous ses petits camarades. Puis il leva la main pour demander quel était le programme de la séance. Monsieur Trucard avait prévu d'entamer une toute nouvelle séquence sur le cubisme.
L'ordinateur effectuait une longue mise à jour. Le professeur était pensif. Soudain, un éclair le traversa. Ses yeux se mirent à briller. Il alluma les deux grosses enceintes à fond et fit une rapide recherche sur YouTube. Puis il ouvrit grand les fenêtres.
Alors, du préau jusqu'au réfectoire, de la salle des professeurs jusqu'aux bureaux de l'administration, une voix s'éleva, puissante et mélodieuse, conquérante et solennelle, qui montait dans l'air comme un cantique. Monsieur Labatut, qui venait de regagner son bureau, crut d'abord qu'il était victime d'une hallucination sonore. Il avait été sujet à ce genre de crises, dans son lit, la nuit, ces derniers temps. Il ressortit dans la cour en titubant, comme pris de vertiges. Il n'y avait plus de doute possible maintenant. La voix du muezzin résonnait dans tout le collège Pablo Neruda.
Le principal leva la tête. Au troisième étage, il aperçut le professeur d'arts plastiques qui se penchait à la fenêtre de sa salle comme depuis un minaret, arborant une mine glorieuse et sacerdotale, entouré de tous ses élèves qui applaudissaient.
Madame Leroux sortit en courant et demanda au principal ce qui se passait.
« Il ne manquait plus que ça, lui dit-il à mi-voix. Je crois que Monsieur Trucard s'est radicalisé. »
Puis il tourna le dos au professeur triomphant et rentra dans le bâtiment administratif.
« Tout le monde le voulait, cet attentat, finalement » songea-t-il en refermant la porte de son bureau.
Thomas Clavel
Juillet 2017
L’Exercice Attentat, de Thomas Clavel
· Il y a environ 7 ans ·Encore un roman sur l’école ! J’ai abordéExercice Attentatsnon sans quelques préventions, je dois bien l’avouer ! Il y a euEntre les murs de Bégaudeau mais il y a eu aussi le dérisoirePortique de Philippe Delerm dont j’avais gardé un souvenir pénible. L’auteur, qui semble régler des comptes avec un inspecteur, déploie sa verve satirique en forçant grossièrement le trait : il joue sur une antithèse sommaire entre d’une part l’institution, ses lubies, ses pesanteurs mortifères, et d’autre part le professeur de français qui, bravant le risque d’être brimé par son inspecteur, s’affranchit des ineptes consignes de l’institution. Esprit libre, il fait souffler dans sa classe un vent de vivifiante liberté. On note au passage cette phrase insupportable dans la bouche d’un professeur de lettres : « Au collège, quand on s’était débarrassé de son comptant d’orthographe, de grammaire, il restait un bel espace de liberté. » (p. 127) Débarrassé ! Passons ! Autre appréhension au moment d’entrer dans la lecture : le recours possible de l’auteur au persiflage. Si Voltaire lui a donné ses lettres de noblesse, il faut bien reconnaître qu’avec le développement des blogs et autres réseaux sociaux, le persiflage est devenu une des plaies de la Toile. C’est le ton commode qui permet à n’importe qui de le prendre de haut avec n’importe quel interlocuteur, ce dernier fût-il une autorité dans son domaine. C’est ravageur et fatigant. Il est certes bien difficile d’y échapper mais qui veut exercer son esprit critique a bien d’autres armes à sa disposition, Mais revenons à notre sujet :L’Exercice Attentats.Dès les premières lignes le ton est donné : ce sera la satire. Et pour qui connaît de l’intérieur le monde de l’école, c’est un régal que tous ces croquis saisis sur le vif. C’est Daumier dans les couloirs du collège ! Chacun semble faire de son mieux pour ressembler à sa propre caricature. La phrase est acérée et le trait mordant. Plus d’une fois on se surprend à penser : comme c’est bien vu !Et si le persiflage s’impose souvent, on pardonne à l’auteur ses charges contre les individus tant il réussit à mettre en lumière le fonctionnement souvent ubuesque de l’Éducation nationale. Il y aurait de quoi rire si l’on oubliait l’état de faillite d’une institution qui, au bout d’un demi siècle de fonctionnement erratique, est parvenue, au nom de l’égalité, à créer le système scolaire le plus inégalitaire d’Europe ! Alors on se prend à reconsidérer le regard qu’on porte sur les enseignants. S’il y a quelque chose de positif qui subsiste dans l’institution, c’est grâce au dévouement, au courage, à la conviction républicaine de tous ces maîtres qui essaient de sauver ce qu’ils peuvent de la langue et de la culture. Convoqué à une réunion, j’entre un jour dans un amphithéâtre parisien sur les gradins duquel se serraient des profs venus de toute la France, chenus de toute évidence, et chevronnés disait-on. J’étais atterré ! C’étaient autant de caricatures ! La déformation professionnelle atteignait jusqu’aux visages ! Mais une fréquentation un peu plus longue m’a fait découvrir chez la plupart de la passion, de la curiosité intellectuelle, une vie de l’esprit qu’on aurait pu croire éteinte sous le poids de la fonction. Il y avait là des trésors d’humanité, y compris chez le plus caricatural de tous. Petit, tête ronde, crâne lisse, petits yeux gris derrière des lunettes rondes, ton compassé : un vrai repoussoir ! Ce fut pour moi une salutaire leçon le jour où je découvris ce qu’il y avait derrière ce masque. Depuis j’ai appris humblement à porter un autre regard sur mes collègues… Il est facile de pointer les travers des enseignants, ils restent l’honneur d’une institution qui a perdu le sien. Les phrases défilent, le scénario se complique et voilà que le lecteur s’aperçoit que bien malgré lui, le correcteur au stylo rouge est en train de se réveiller devant la copie d’un jeune collègue ! On n’échappe pas à la déformation professionnelle ! Y a-t-il un remède ? Je n’en vois guère d’autre que celui qui consiste à jouer avec clichés et stéréotypes. Alors jouons ! Et jouons le plus loin qu’on pourra ! Imaginons le rapport d’inspection que pourrait s’attirer ce jeune collègue – avec la volée de bois vert qui accompagne nécessairement ce sous-genre « littéraire »…
« Monsieur Thomas Clavel est un jeune professeur talentueux et qui pousse le zèle jusqu’à proposer à ses élèves un texte de son cru. Il faut reconnaître que, malgré les risques encourus, il n’est meilleur maître que celui qui prêche d’exemple. Il a donc écrit une longue nouvelle afférant au genre policier et dont le théâtre est un collège. Étant l’auteur, il n’aura aucun mal à en tirer parti pour ses cours de français. À partir de ces quelques dizaines de pages, il trouvera matière à élaborer plusieurs riches séquences pédagogiques sur les structures narratives par exemple, sur le jeu des acteurs et des actants, sur l’intertextualité ou encore sur les registres de langue. Pour les structures narratives, il fait preuve d’un art du quiproquo quasiment moliéresque, à ceci près qu’il en joue non dans le cadre étroit d’une scène mais sur la totalité du récit. Rien ne saurait mieux se prêter à une excellente leçon sur la double énonciation tandis que, sur un autre plan, on trouvera plusieurs passages susceptibles de rendre évidente et lumineuse aux yeux des élèves la distinction entre énoncé ancré dans la situation d’énonciation et énoncé coupé de la situation d’énonciation… Monsieur Thomas Clavel pourra aisément faire découvrir à ses élèves les ressources de l’intertextualité faisant lui-même preuve en la matière d’une remarquable capacité à nourrir son écriture des plus riches œuvres de la littérature. Virgile pointe l’oreille, mais aussi le Flaubert des comices agricoles ou encore, parmi tant d’autres, le roi Ubu. On saura gré à Monsieur Clavel d’être un des rares professeurs de lettres de sa génération qui aient luDom Juan jusqu’à la dernière ligne (« Mes gages ! mes gages ! »). En ce qui concerne les registres de langue, on lui donnera acte de sa maîtrise de la satire. On l’invite cependant à mettre en garde ses élèves, familiers de la Toile et adeptes à coup sûr des réseaux sociaux, contre les facilités, les complaisances et les excès du persiflage. Dans cette louable intention, on ne peut que lui conseiller de proposer à ses élèves une analyse contrastive qui confrontera persiflage et humour. Il leur fera découvrir que tout en restant, selon Max Jacob, « une étincelle qui voile les émotions, répond sans répondre, ne blesse pas et amuse », l’humour est d’une efficacité redoutable pour stimuler l’esprit critique. On tiendra pour une peccadille facile à corriger la manie de Monsieur Clavel de parler avec persévérance des enfants, alors que la République ne veut connaître que des élèves. Quant à la charge contre son collègue Lombard, un inspecteur ne saurait mieux faire, justement, que de prendre les choses avec humour… On accordera volontiers à Monsieur Clavel l’excuse de la jeunesse et on ne doute pas que, l’âge aidant, il saura manifester à l’égard de ses collègues la même bienveillance (au meilleur sens du terme) que celle dont il use avec ses élèves. Brillant professeur, Monsieur Clavel est promis à une belle carrière à moins que, renonçant à blanchir sous le harnais et succombant à l’attrait de la gloire, il n’embrasse la carrière d’écrivain, pour laquelle il montre de si heureuses dispositions. Ce serait, n’en doutons pas, une grande perte pour l’Education nationale et on ne pourrait que le regretter. Il convient enfin de souligner une dimension essentielle et qu’il n’es pas question de passer sous silence, à savoir l’analyse socio-politique qui sous-tend le récit… » Mais là on n’a plus envie de rire. Les frictions entre les valeurs de la République et celles d’un islam qui exerce une pression continue pour imposer une autre vision du monde apparaissent sous le jour le plus cru. On mesure à quel point, dans les « territoires perdus » de la République, la laïcité n’a plus force de loi et on sent les valeurs républicaines perdre encore un peu plus de terrain. On découvre avec stupeur que le titre d’un récent essai L’imam de la République, n’est pas aussi saugrenu qu’il y paraît… Seize ans après un certain 11 septembre, vingt ans après le livre de Samuel Huntington sur le clash qui nous menace, l’École de la République est toujours sous le choc. L’humour risque d’être une arme bien dérisoire… François Aguettaz
aguettaz
Un roman décalé, d'un humour parfois léger, parfois grinçant -- et pourtant très proche de la réalité comme l'a prouvé ce fait d'actualité (j'ai cru à une plaisanterie) où un collège a réellement organisé une simulation d'attaque dans ce genre.
· Il y a environ 7 ans ·J'ai surtout apprécié la galerie de portraits / caricatures que tu nous proposes, avec quelques détails bien sentis et amusants. La "désinvolture toute littéraire", Monsieur Pancrace et son barème ethnique (malheureusement il y en a des comme ça, j'ai eu un enseignant de ce type au lycée, tristement véridique quoique rendu drôle et grinçant sous ta plume), le prof d'arts plastiques...
Plusieurs formules et paragraphes affûtés avec leurs pastiches de références littéraires m'ont aussi fait sourire. Mention spéciale à l'Enfer dans le chapitre III, aux djihadistes "allant obscurs dans le couloir silencieux" et aux "insignes insignifiants" - assez vrai là aussi il faut dire.
Bref, une plume très plaisante et une écriture vraiment maîtrisée. On sent le vécu par ailleurs. Tout le monde en prend pour son grade dans ces caricatures vraiment très poussées comme l'a aussi noté François Grospiron, si bien qu'on termine cette lecture avec surtout beaucoup d'interrogations en tête et un certain regard cynique sur ce qui apparaît comme une vaste farce noire à laquelle l'actu ressemble pas mal.
Merci pour cette lecture dynamique, qui nous tire souvent un sourire tantôt franc tantôt en coin, et laisse pas mal de questions après ces constats. La démarche du prof d'arts et la satire qu'on lit derrière m'a particulièrement interpellée -- comment éviter les éternels amalgames, protéger à la fois les croyances et cette éternelle liberté d'expression sans devenir justification offerte à tout... Coup de cœur pour le dernier chapitre avec la remise des "récompenses" et le "theatrum mediatii".
Jeannie Croset
Merci et bravo pour cette tonique et tonitruante pré-rentrée ! Cette imbrication de trois histoires et de trois groupes qui se télescopent en s’ignorant (jolie métaphore de nos sociétés, d’ailleurs), le ton général qui mêle l’humour, la satire et le polar m’ont beaucoup plu… Il y a en outre du meilleur Daudet dans votre manière de camper les personnages.
· Il y a environ 7 ans ·Ce qui me gêne pourtant, moi qui fut du sérail comme vous y êtes aujourd’hui, c’est la satire : ou, plus précisément, ce qui me gêne c’est que sur l’école et le monde enseignant, mais plus généralement sur tout ce qui touche au politique au sens large, tout discours rationnel a disparu au profit de la satire, du pamphlet, de la caricature, quand ce n’est pas du sarcasme et de l’insulte : l’autre est nul, par définition. Et on voit fleurir et caracoler devant les médias de nouveaux « Monsieur Jourdain » qui rajoutent des «-ismes » dès qu’ils ne comprennent pas ou ne veulent pas comprendre, avec pour seuls arguments des effets de tignasse, de menton, d’yeux au ciel et de haussement d’épaules… Monsieur Jourdain, au moins, s’émerveillait de ce qu’il ne comprenait pas !
Il est vrai aussi, et vous les avez très bien épinglés, que les « Mr. Jourdain » à l’ancienne, qui s’ébahissent (surtout devant un inspecteur) dès qu’on sort un truc nouveau font toujours florès ! Sans parler des bons vieux pitbulls syndicaux… Mais là encore, si on revient à la réalité (seul sujet que l’on n’aborde en fait jamais !...), il existe aussi un syndicalisme qui pense avant de réagir comme des chiens de Pavlov, de même qu’il existe aussi des enseignants qui pensent, lisent, se cultivent même en dehors de leurs 18h obligatoires, et qui, même parmi ceux qui se préoccupent de renouveler la pédagogie, gardent un souci de contenu et de transmission !... Pour être franc, je ne vous cacherais pas que le 1° paragraphe de votre chapitre 2, outre qu’on sent l’auteur prendre le pas sur le narrateur, m’a un peu fait tordre le nez !
Je sais bien que le risque de mes remarques est d’appeler au retour d’un « héros positif » de l’enseignement, comme aux pires heures du réalisme socialiste ! Je n’ai pas d’exemples sur ce sujet en littérature, mais je connais deux films qui abordent ce problème d’une manière que je trouve courageuse, radicale, et hors des pavlovismes de tous bords, sans tomber justement dans les caricatures « positives » que j’évoquais à l’instant: le premier, que vous connaissez sans doute, « La Journée de la Jupe », avec, en dernier plan, un très beau clin d’œil à « West Side Story ». Je me souviens que ce film avait fait grincer quelques dents, de tous bords.
Plus fort encore, à mon avis, « L’Ennemi de la classe », un film slovène de Bicek Rok, sorti en 2013. Film que nous avons présenté lors de rencontres du cinéma d’Europe Centrale en 2015 et qui, je pense, vous plairait. On le trouve en DVD. Comme « la Journée de la jupe », un film qui donne à penser !... Deux films qui disent combien le métier met en jeu du savoir ET du relationnel : je ne pourrai jamais faire aimer ce que j’aime à des gens si je ne les aime pas, d’une manière ou d’une autre, et même si la meilleure manière de les aimer est de les brusquer et de les déranger !
Je n’aime pas donner dans l’œcuménisme à tout prix, mais je pense qu’au fond, nous sommes d’accord sur les valeurs que nous défendons, vous et moi. C’est sur les stratégies que nous nous séparons… Les stratégies peuvent toujours se discuter…
Vous avez compris que mes remarques ne visent pas la qualité de votre récit, elles n’expriment que mon regret qu’aucun débat de fond, serein, n’ait lieu sur les problèmes de l’école, et de note société… Mal français ? Mais je suis conscient qu’à trop me passionner, j’en perds parfois le sens de l’humour, l’indispensable sens de l’humour !
Bien amicalement, merci et bravo encore pour ce récit et les débats qu’il suscite !
François GROSPIRON
François Grospiron
"Ibant obscuri..." ;-)
· Il y a environ 7 ans ·J'ai beaucoup aimé lire cette fiction pas si improbable !
Un style drôle et efficace, plein d'ironie et de lucidité, des personnages et des situations caricaturés juste ce qu'il faut pour qu'on s'y retrouve tout en souriant, bref, bravo ! Je ne manquerai pas de partager le lien pour mes collègues !
aemilia
Totalement génial ! à lire absolument, je suis fan !!!
· Il y a plus de 7 ans ·Sonia Delannier
Roman très drôle sur un sujet pourtant délicat et de très grande actualité. Le style est vif et mordant, et le suspens nous tient en haleine jusqu'à la fin!
· Il y a plus de 7 ans ·philippeaurdier
Très bien écrit, très drôle, et surtout, très réaliste, big up à nos confrères d'un certain syndicat. :)
· Il y a plus de 7 ans ·odeanox
Le sujet, pourtant assez sensible et de ce fait propice aux discours les plus creux, est très intelligemment traité, avec beaucoup de légèreté et de mordant, dans un style nerveux et drôle. Mais le plus délicieux n'est peut-être pas tant cette suite de quiproquos improbables que les nombreuses descriptions in vivo des différents protagonistes de l'Education nationale, des élèves les plus régressifs aux fonctionnaires les plus médiocres et bornés. Autant vous dire qu'on est presque autant dans de la sociologie que dans de la littérature.
· Il y a plus de 7 ans ·Si le roman se lit vite, c'est pour mieux nous donner envie d'y revenir picorer ses saillies drolatiques et pleines d'esprit !
Axel Fouquet
excellent moment passé dans la compagnie de tous ces personnages plus vrais que nature et tous plus ridicules les uns que les autres
· Il y a plus de 7 ans ·guillaumenups
Je viens de finir la lecture. L auteur a vraiment du style. L idée est très originale et on ne s ennuie pas !
· Il y a plus de 7 ans ·mazarine11
Ah vraiment génial !
· Il y a plus de 7 ans ·Du début à la fin !
Merci pour cette lecture !
bartleby
Un récit très bien écrit à la fois drôle et mordant. Hâte de lire la suite !
· Il y a plus de 7 ans ·mazarine11
Oh non !
· Il y a plus de 7 ans ·Déjà !
Il est super ce début d'histoire !
bartleby
merci, la suite et la fin en ligne aujourd'hui
· Il y a plus de 7 ans ·Cordialement,
Thomas Clavel
Bonjour Thomas, je suis certain que nous attendons tous la suite de votre roman avec impatience :-).
· Il y a plus de 7 ans ·magenta
Je relis votre roman ce matin. Je ris jaune car je trouve que l'étape suivante consisterait à lire Soumission de Houellebecq.
· Il y a plus de 7 ans ·magenta
ahahah bien vu! merci pour la lecture et vos retours
· Il y a plus de 7 ans ·Thomas Clavel
Publiez-vous d'autres récits?
· Il y a plus de 7 ans ·Je serais heureux de vous lire.
Pour une fois qu'on écrit les choses sans se "voiler la face" (si je puis me permettre:-)).
magenta
Je suis en train de réfléchir à un nouveau projet littéraire, mais rien d'autre en boutique pour le moment ;)
· Il y a plus de 7 ans ·Thomas Clavel
Tous ces personnages sont intéressants. Ne pourraient-ils pas réapparaître dans une autre histoire ?
· Il y a plus de 7 ans ·bartleby
J'aurai deux questions à vous poser.
· Il y a plus de 7 ans ·Tout d'abord et à travers ce récit, pensez-vous qu'il n'y ait plus d'espoir pour notre pays?
La deuxième est beaucoup plus légère et concerne votre projet littéraire: quel est-il?
magenta
Je suis en train de songer à une suite, sur une toile de fond un peu plus légère peut-être. A suivre... quant à l'avenir de notre pays, je n'ai pas vraiment d'avis, mon idée était de construire une fiction légère et amusante qui redonne un peu le sourire, notamment à tous mes collègues enseignants, dans ces temps pas toujours drôles...
· Il y a plus de 7 ans ·Thomas Clavel
C'est dommage d'exercer un aussi beau métier que l'enseignement et d'expliquer ici que vous n'avez pas d'avis. On enseigne par engagement et conviction, non?
· Il y a plus de 7 ans ·magenta