L'Héritage

audevaisselle

« Mes chers amis, quand je mourrai,

Plantez un saule au cimetière.

J’aime son feuillage éploré ;

La pâleur m’en est douce et chère,

Et son ombre sera légère

À la terre où je dormirai ».

Alfred de Musset, Le Saule

 

 

L’Héritage

 

Arno et Alexandrin Harpel descendaient le massif de la Scantine depuis les Alpes Autrichiennes vers la vallée reculée de Lippova, en Lombardie. La cadence répétitive de la marche berçait leurs pensées. Le soleil allait bientôt disparaître derrière le col de San Ticino et la lumière rasante du coucher de soleil éclairait de rouge les sous-bois qu’ils traversaient. Les rayons du soleil firent miroiter ce soir là, le long du sentier, quelque chose d‘irrégulier au sol. Ils s‘approchèrent.

Une fine plaque argentée serrait le pied d‘un mélèze alpin. Ils s‘agenouillièrent devant l’arbre pour y lire : « cî-grandit en paix Ivos Vos, mort à l‘âge de 165 ans » suivi du nombre « 35277399303 ». Ce numéro, ils le savaient, ne correspondait pas à une immatriculation posthume mais se référait à un calcul dont l‘unité représentait une quantité dépensée pendant une vie entière. Selon la médaille, cet homme avait du vivre simplement. Le collier témoin était à peine abîmé, l‘enterrement avait dû être récent.

L’arbre poussait droit vers le ciel. Ils reculèrent, levant les yeux pour contempler sa cîme, puis s‘éloignèrent.

Les deux frères Harpel rejoignirent Lippova et se renseignèrent auprès de ses habitants. On les écouta et on leur répondit :

— Non, personne n‘est mort au village ces jours-ci.

Puis, on s‘est souvenu :         

— Une famille était venue, plus tôt dans la saison, endeuillie par la mort d‘un de leurs proches survenue l‘année précédente. On les avait vus prendre la direction que les deux alpinistes avaient suivi. On connaissait le défunt, l‘aïeul était né à Lippova.

Alors, on leur raconta.

Le village, isolé de toute civilisation, avait une coutume qui ne s‘était pas étendue au-delà des cimes et des crêtes alpines qui encerclaient la vallée depuis des millénaires. Aussi, les habitants de la vallée de Lippova avaient gardé leur propre interprétation de la cérémonie mortuaire et de sa commémoration.

L‘empreinte écologique d‘une vie humaine, dont le décompte était devenu une valeur morale partout ailleurs, se rachetait ici post-mortem sous une forme végétale afin de conserver l‘environnement naturel intact et de participer à sa régénération. On ne croyait pas en la réincarnation, mais au rééquilibre écologique perturbé par l‘impact du temps de vie d‘un homme. Tout homme vivant, même modestement, abîme l‘environnement naturel, principalement sous forme de rejet de dioxyde de carbone. Afin de rétablir ce déséquilibre, on plantait le jour de l‘enterrement, une jeune pousse de la taille du défunt, qui allait ensuite devenir le plus majestueux des végétaux.

En grandissant, un arbre absorbe davantage de dioxyde de carbone qu‘il n‘aspire de dioxygène. Son système d’inspiration lui permet d‘accrocher des molécules de carbone et ce souffle est nécessaire pour bâtir l‘épaisseur de son tronc, la force de ses racines et le panache de son ramage. On se servait de cette respiration naturelle pendant la croissance de l’arbuste afin d‘effacer la dette écologique d‘un homme. Puis, quelques années plus tard, l‘échange gazeux s‘équilibrait : un arbre de taille adulte inspire autant de dioxyde de carbone que d‘oxygène, en alternance avec la nuit et le jour et échange assez d’air pour permettre à quatre personnes de respirer.

Aucun chemin cependant ne devait mener à l’arbre commémoratif. La nature prend ses forces dans le rythme imposé par les saisons et chaque printemps est différent, renouvelant d’année en année le paysage. Elle dissimule de cette façon et intègre à cet Éden, l’humble mémorial symbolique, préservant ainsi le repos du défunt. Aussi, lorsque l’on venait se recueillir, une marche d’errance était nécessaire pour retrouver l’arbre planté le jour de la mise en terre. L’effort aidait à dissiper la douleur, et la forêt à se recueillir. Les Alpes, tombeau sauvage, inspiraient vers le ciel.

Le caveau en marbre d‘autrefois donnait à l’existence humaine un sens immuable et linéaire, un destin final qui se prolongeait, au-delà de mémoire d‘homme. La disparition naturelle inscrivait la mort d‘un homme dans un cycle qui dépassait le temps d‘une vie humaine, comme une autre forme d‘éternité. Un corps mort a alors un rôle spirituel et nourrit discrètement un terreau, fertile à une deuxième vie végétale, héritage utile à la préservation d‘un patrimoine naturel. Cette fusion avait permis aux habitants de la région de développer leur propre conscience écologique de l‘environnement qu‘ils occupaient. Le lieu choisi était intouchable - protégé par l‘esprit du défunt - mais l‘arbre pouvait être abattu dès qu‘il n‘était plus identifiable et brûler pour les vivants. On croyait à Lippova que l‘âme des défunts s‘animait dans les flammes d‘un feu et veillait sur ceux qui le contemplait.

Ils quittèrent le village le lendemain matin à l‘aube, méditant les paroles entendues la veille. On raconte que, bien longtemps après, le corps de l‘un d‘eux fut enterré dans la vallée.

 

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