L’heure tranquille où les lions vont boire à la source...

poisson-bleue

Il est sorti de scène couché sur le brancard du Samu. C’est un soir comme tous les autres soirs de début d’été, nous étions réunis autour d’un magnifique feu. Marcel, un oncle de Grand Père avait offert aux braises une vieille bicyclette orange trouvée quelque part. Des reflets illuminaient tout le petit monde que nous étions. Les enfants qui piaillaient en faisant la ronde, les hommes à la guitare et nous, les femmes et les jeunes filles, nous qui dansions encore et encore sans même sentir nos pieds fatigués par le sol dur de terre battue.

Et puis il y avait le Père, notre Dieu, le Chef du Clan. Notre chanteur vénéré. Le père de tous les enfants, l’ami de chacun. Ce soir là, il chantait du Luis Mariano et du Salvator Adamo. Les femmes qui ondulaient du ventre, le feu crépitait, la nuit tiède qui s’enfuyait toujours rapidement dans une forte odeur de feu de bois. Nous étions heureux. Et puis le Père a chanté « Mexico ». Il a mis toute sa ferveur et dans un ultime« Mexxxiiiiiiiiiiii… », il a porté la main à son cœur fragilisé par le dernier hiver et il est tombé en arrière dans le feu.

On a regardé la scène pendant quelques instants. Le temps s’est arrêté, l’air des guitares suspendu. La nuit noire rougeoyante. Et puis un bébé a crié. Les hommes ont jeté leurs guitares au sol et ont attrapé le père. Une femme, n’importe laquelle, a saisi le nourrisson et l’a collé à son sein. Le Père était noir, les hommes l’ont allongé par terre devant l’Ancien qui dormait en faisant des bulles. J’ai poussé un cri strident, ai ramassé une poignée de suie et me suis peinturluré le visage avec. Tous m’ont imitée. Un homme a repris sa guitare. Et puis les autres ont fait pareil, les guitares aux cordes déglinguées, malmenées, ont jouées sous les doigts habiles des hommes les plus belles chansons que nous connaissions en hommage à notre Père adoré.  Les enfants se sont éparpillés dans la nuit emportant avec eux leur peine immense et nous, femmes, filles, épouses et tant encore du Roi de la tribu, on a entamé des cris venant du plus profond de nos âmes pour ne pas nous briser en pensant à demain. Le Père était mort majestueusement, tel un grand artiste.

VAE11

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