L'histoire du chat à qui on a donné une langue

Un jour, on m'a offert un bien très précieux. Trop précieux. Alors j'ai pensé que je devais bien m'en occuper. C'était un présent très étrange mais très important à la fois. Comme la personne qui me l'a donné. Je ne sais plus si c'était un cadeau mais cette personne m'a demandé de m'en occuper parce qu'elle en avait plus besoin. Alors je l'ai pris. Ce très grand et précieux présent.

Je suis le chat à qui un monsieur a donné sa langue.

C'est très amusant comme situation. Bien sûr, je ne parle pas beaucoup. C'est très fatiguant de parler ; moins qu'écouter mais toujours fatiguant. Alors la plupart du temps, je me tais. Puis des fois, je prononce des mots. Je préfère dormir pour être sincère mais le monsieur a dit que je devais être plus énergétique. Bien sûr, j'ai essayé de l'écouter. Mais puisqu'écouter, c'est fatiguant, j'ai écouté la moitié. Je suis maintenant énergétique.

Mais dans mon sommeil uniquement. Je rêve beaucoup. Je suis un chat rêveur, parce qu'en tant que chat, il y a beaucoup de choses que je ne peux pas faire. Maintenant que je peux parler, je me suis dit que j'allais pouvoir rêver dans la réalité. Mais c'est très différent. Parce qu'il est fatiguant d'écouter, les gens aussi, n'écoutent pas un chat qui parle.

Je ne parle jamais deux fois, parce que répéter ne sert à rien. Je parle une fois et je me tais. Je suis comme ça. Un chat. On pense souvent que nous sommes flemmards mais ce n'est pas le cas. Nous apprécions seulement la simplicité du calme et du rêve, occasionnellement. C'est pourquoi je parle beaucoup de rêves ; parce que je suis un chat. Les hommes rêvent-ils ? Les hommes sont très étranges mais ils peuvent rêver j'imagine. Le monsieur que je connais rêve aussi.

Il me dit souvent que ses rêves à lui étaient impossibles à réaliser. Alors je lui ai répondu que les miens étaient encore plus impossibles. Il m'a alors parlé de voler. Je lui ai parlé de la magnifique chatte de la voisine que je ne pourrais pas approcher. Il m'a alors montré son amoureuse à lui. J'ai capitulé. C'était en effet impossible pour lui.

Le monsieur que je connais m'a donné sa langue. Mais il parle, vous savez. Avec ses yeux. On se comprend. Il a toujours l'air triste, inaccessible. Il devrait être énergétique aussi. Mais il est comme moi. Un chat. Un chat dans le corps d'un monsieur. Dans ses yeux, des fois, j'ai l'impression qu'il a envie de pleurer. Mais il ne pleure pas ; avant minuit en tout cas. Il se dit souvent être fort, mais je rigole quand il le dit. Bien sûr, il ne le dit pas, il fronce les sourcils en affichant son air costaud. Mais il le dit. Dans ma tête.

Le monsieur et moi, parlons de nos rêves. Il en a beaucoup ; moi aussi. Mais il en a beaucoup plus, parce qu'il est solitaire. Une fois, son frère est venu. Il lui a demandé pourquoi il était seul. Le monsieur a répondit qu'il aimait sa solitude. Quand le frère est parti, le monsieur s'est mis à pleurer. Il voulait des amis. Il ne pouvait pas en avoir.

Le monsieur n'est pas si fort que ça.

Lui et moi, sommes pareils. Nous n'aimons pas sortir. Mais c'est un homme alors, il a des idées bizarres. Un jour, il m'a regardé et il a parlé. J'ai refusé, bien sûr, c'était impossible pour moi. Mais on l'a quand même fait. On est sortis. Le monsieur déteste le soleil. Il a grimacé la plupart du temps. J'aurais aimé lui dire qu'il était un idiot. Mais il le savait déjà alors je ne voulais pas me fatiguer à le lui redire.

Après cinq minutes, il a voulu rentrer. Alors on a pris le chemin du retour. Puis, en marchant, on a vu une très jolie demoiselle. Elle était très charmante. Le monsieur s'est arrêté. Je me suis rappelé. C'était son amoureuse. Mais il est le seul à l'aimer.

Le monsieur que je connais est trop étrange. Il l'observe de loin parce qu'il n'ose pas l'approcher. Il disait qu'elle était toujours entourée, c'était pour ça ! Il n'osait pas lui parler quand elle était entourée. Mais ça fait 360 jours qu'il la regardait de loin. 360 jours qu'il n'avait jamais eus d'opportunités. Le monsieur que je connais est tellement désespérant. Je compatis des fois en le regardant. J'aimerais bien qu'il l'observe de plus prêt. Mais il n'est pas fort, il n'est pas courageux, il n'est pas beau, il n'est pas populaire, il n'est pas joyeux. Mon monsieur est tout un tas de défauts entassés. C'est pour ça que son amoureuse ne pourra jamais l'aimer. Mais j'aimerais vraiment qu'il lui parle un jour. Un petit salut. Un petit coucou.

Alors mademoiselle amoureuse même si vous ne pouvez pas l'aimer, j'aimerais que vous acceptez un ami aussi étrange que mon monsieur que je connais.

J'aurais aimé le lui dire à la demoiselle. Je peux parler. Je pourrais. Mais c'est fatiguant de parler. C'est fatiguant d'écouter. Puis mon monsieur ne veut pas. Il est parti, comme d'habitude. Il essaie de l'oublier.

Aujourd'hui, ça fait 361 jours. Dans la langue des hommes, mon monsieur est vu comme un stalker. Mais mon monsieur n'est pas méchant, ni vilain. Il est étrange, c'est tout. C'est un chat dans la peau d'un homme. Mon monsieur est mignon mais personne ne le voit, parce que lui aussi, on l'observe de loin. Aujourd'hui, 361 jours, je me suis ennuyé. Donc je suis sorti pendant qu'il dormait. Il dort beaucoup, profondément. Ce n'est pas comme si je suis sorti en cachette mais mon monsieur posera des questions. Je déteste les questions. C'est fatiguant.

Je suis sorti. J'ai erré. Je suis un chat après tout. Finalement, j'ai une idée. J'ai vu une demoiselle. Elle était charmante, elle aussi. Moins que l'amoureuse de mon monsieur mais elle avait l'air gentille. Je suis allé vers ses chevilles. Puis j'ai prononcé de la belle langue qu'on m'a donnée.

« Mademoiselle, mademoiselle. Vous pouvez aimer mon monsieur ? »

C'est très fatiguant de parler. C'est très fatiguant d'écouter. Mais j'ai parlé et elle a écouté.

« Qui es ton monsieur, petit chat que tu es ? »

Je ne suis pas petit. Je suis grand. J'ai six ans. Je suis vieux.

« C'est le monsieur qui n'est pas fort, pas courageux, pas beau, pas populaire, pas joyeux. Vous allez aimer mon monsieur, mademoiselle ? »

« Je ne peux pas aimer ton monsieur, petit chat. Mais je peux t'aimer toi. »

Les hommes sont très bizarres. Je me suis tourné et je suis parti. Moi, j'aime la chatte de la voisine qui m'aime aussi. Quand je suis rentré, mon monsieur dormait toujours. Ça devrait aller. Je suis là pour mon monsieur, moi, après tout. Mais je suis un chat, je ne suis pas assez. Mon monsieur a besoin d'aimer et d'être aimé.

362 jours. Aujourd'hui, mon monsieur ne dort pas. Mais il agit étrangement, plus étrangement que d'habitude. Alors je lui ai demandé ce qui n'allait pas. C'était un jour spécial selon lui. C'était l'anniversaire de la charmante demoiselle. Mais la demoiselle ne le connaît pas. Pourquoi devrait-il connaître son anniversaire. Mon monsieur dit qu'il l'aime. Mais il ne devrait pas. Elle ne le connaît pas. Je ne comprends pas les sentiments de mon monsieur. Mais il est triste et heureux. Il pleure et il sourit. Il veut lui parler, je le sais. Mais aujourd'hui encore, il ne pourra rien faire, parce qu'il n'est pas fort, pas courageux, pas beau, pas populaire, pas joyeux.

Lui et moi, nous sommes pareils, nous sommes allés dormir sans rien faire.

Le lendemain, c'était mon jour à moi. Je voulais voir la chatte de la voisine. Elle était là. Elle est belle et elle me connaît. Je l'approche et elle me regarde avec ses beaux yeux de félins ; comme les miens, bien évidemment. Je lui souris et je la charme. Moi, j'ai mes chances mais mon monsieur n'en a pas. Pourquoi moi et lui pas. Parce que je suis un chat et qu'il est humain ? Mais les humains communiquent bien. Les humains peuvent se parler. Alors pourquoi lui ne peut pas lui parler.

Finalement, je me suis rappelé. Mon monsieur n'a plus de langue.

Moi et la chatte, nous vivons heureux. Mon monsieur vit seul et pas joyeux. Il n'est pas joyeux parce qu'il ne parle pas ? Mais mon monsieur m'a donné sa langue à moi. Je n'ai jamais demandé à mon monsieur pourquoi il m'a offert ce bien. Je ne sais pas, c'est étrange. Un bien étrange mais si précieux. Important. Comme mon monsieur.

« Pourquoi tu ne parles pas ? »

Il ne répond pas.

« Pourquoi tu as donné ta langue à un chat ? »

Il ne répond pas.

« Pourquoi je parle, pourquoi tu ne parles pas ? »

Il ne répond pas.

« Pourquoi je ne te comprend plus. »

Les yeux de mon monsieur ne s'expriment plus.

Je n'arrive plus à comprendre mon monsieur. Je ne comprends pas. Il ne dit rien. Je ne vois rien. Je dis beaucoup de choses pourtant. Même si c'est fatiguant. Je lui montre tant de signes, mais il ne me montre rien. Essaie-t'il ? Je ne sais pas. Mon monsieur et moi, ne pouvons plus communiquer. Mon monsieur et moi, nous ne nous comprenons pas.

C'est fatiguant. C'est si vain. Rien ne change. Rien ne redevient. Mon monsieur me manque mais il est bien là. Je suis un chat. Je suis un chat à qui on a donné une langue. Mais cette langue ne me sert à rien. La chatte de la voisine m'appelle. Je n'ai pas envie aujourd'hui. Mon monsieur dort. Je suis en colère. Je sors. J'erre. Je suis un chat après tout.

Je reste un chat dans tous les cas.

Je suis un chat qui voit une charmante demoiselle.

Mon monsieur est désespérant, mon monsieur me rend triste. Il ne peut pas parler. Mais je peux. Je peux mais il ne peut pas.

« Mademoiselle, mademoiselle. »

C'était un rêve impossible, un rêve bien trop lointain. Un rêve qu'il ne pouvait pas atteindre. Sûrement pas.

« J'ai un secret à vous confier. »

Je suis un chat qui parle. Je suis un chat qui voit une charmante demoiselle.

« Vous voyez, un jour, un monsieur est venu me voir. Il pleurait. Il était triste. Il me disait sans cesse qu'il était si triste. Il me demandait pourquoi je ne parlais pas. Il me demandait pourquoi lui parlait. »

C'est l'amoureuse de mon monsieur. Mon très important et étrange monsieur.

« Alors, il m'a offert un bien étrange présent. Mais ce présent était sûrement le vôtre au fond. »

Mon très important et étrange monsieur qui était amoureux de la demoiselle qui ne pouvait pas parler.

« Je suis un chat qui vous offre sa langue et un monsieur pas fort, pas courageux, pas beau, pas populaire, pas joyeux. »

La demoiselle muette qu'il ne pouvait pas approcher.

« Mademoiselle, mademoiselle, pouvez-vous aimer mon monsieur ? »

« Je vous en prie. Aimez-le. »

365 jours. Aujourd'hui, j'ai perdu ma langue et mon monsieur.