L'homme de l'ombre

lorine

Ce texte fait partie de la série "La petite fille aux yeux dorés".

   Tu rôdais autour du village, sans doute à la recherche de chair fraiche, de voyageurs imprudents. La première fois que je t'ai repéré, tu n'étais qu'un bruissement dans les buissons nus de l'hiver. Moi aussi, je pensais trouver une proie pour me rassasier. Je me souviens que je me suis tassée sur le sol, j'avançais dans les ombres jusqu'à monter dans un arbre, le plus discrètement possible. Un vrai félin dans un corps de jeune fille.

   Tu étais assis sur un tas de rocher, les yeux perdus dans le vide. Tu ne semblais ni perdu, ni mélancolique, juste froid. Comme moi. Tu n'étais pas très grand pour un homme, plutôt fin. J'appréciai la finesse de tes traits, la douceur de ton visage. Ta peau était blanche, très laiteuse et tes yeux aussi bleus que la glace. Tu étais vêtu de vêtements aussi noirs que la nuit. Un long manteau de cuir recouvrait ton corps et chatouillait tes chevilles. Ton cou était protégé par un espèce de col en plumes noires. Tu ne semblais pas vraiment à ta place dans ce décors si lugubre.

   Je n'ai pas remarquée tout de suite ton appartenance, puis tu as tourné tes yeux dans ma direction, sans me repérer. Je les ai vu. Ils étaient comme les miens, dorés, brillants d'intelligence et de sauvagerie.

   Je ne sais pas combien de temps je suis restée là, à te regarder. Depuis plus d'un an que j'étais cachée dans ce village de malheur, je n'avais jamais recroisée de vampire, pensant que tous ceux de la région avaient péris ou s'étaient enfuis.

   En revoir un avait provoqué en moi une émotion que je détestais : la nostalgie. Mais en même temps, je n'arrivais pas à ne pas te regarder. Voir un des miens représentait pour moi un cadeau inestimable. Tu étais tellement beau, comparé à tous les badauds de Clairetour.

   Au bout d'un moment, tu as entendu un bruit dans les arbres. Tout comme toi, j'ai reconnu les bruits de pas - peu discret - d'humains. Ils étaient deux. Tu as disparu dans les ombres. J'ai eu le temps de lire la faim et la haine dans tes yeux.

  

   Ça fait deux semaines que j'espère te recroiser pendant mes chasses nocturnes. Je sais que tu es là et je pense que tu m'as repéré. On dirait qu'un jeu du chat et de la souris s'est instauré entre nous sans qu'une seule parole ne soit échangée. Et tu sais quoi ? Je me sens réellement vivante depuis cette nuit où je t'ai vu, assis sur tes rochers. 

   Je me sens moins seule dans cet univers si loin du mien, bloquée dans une époque que je déteste, dans un corps voué à rester jeune et fragile pour l'éternité. Ta vision m'a redonné un nouveau souffle de vie exaltant. Et si je dois décimer la moitié du village pour te retrouver, pour te parler, pour partager ces pensées qui nous sont propres, si singulières, crois moi que je le ferais.


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