L'homme du brouillard

yaroslavna

Un adolescent passe les vacances chez son grand-père dans l'Oblast de Novgorod. C'est par hasard qu'il découvre l'homme du brouillard, un personnage qui a donné naissance à de nombreuses légendes.

Le soleil s'endormait sur Novgorod. La brume s'épaississait sur le champ abandonné dont l'herbe n'était plus touchée par les roues des tracteurs depuis une décennie. Un voile blanc couvrait les palissades à moitié moisies, les anciennes isbas d'où vacillait la lumière artificielle, les routes boueuses où se dessinaient les traces des pneus. 

Les villageois craignaient la brume, soi-disant par peur de s'égarer dans ce milieu où tout semblait devenir mystérieux. Le chant des rossignols se transformait en une symphonie assourdissante, les gouttes de rosée imbibaient le pantalon telles des aiguilles qui pénétraient dans la peau, et l'herbe fraîche s'accrochait aux jambes comme si les esprits voulaient nous emprisonner. Les parents faisaient peur aux enfants pour les protéger de la menace imaginaire que présentait le brouillard. Un voile de légendes résidait autour de ce phénomène naturel.

Cependant, un villageois osait pénétrer dans la brume pour y disparaître. C'était un beau gaillard de type nordique. Il avait l'apparence d'un honnête homme, pourtant personne ne s'en approchait comme par tabou. On ne regardait même pas dans sa direction quand il allait rendre visite. Les fermiers et les forestiers l'évitaient furtivement. Même les enfants, pourtant des êtres curieux par nature, le fuyaient sous l'influence des parents superstitieux. La vague de légendes et de malédictions s'emparait de l'esprit des gamins, même de ceux qui n'étaient pas du pays.

Quand la brume commençait à coudre son paysage sinistre et mystérieux, la silhouette de l'homme se dessinait à travers les nappes pâles. Il ne bougeait pas. Il ne parlait pas. Il demeurait seulement debout face au village, contemplant les maisons d'un œil accusateur et mélancolique, mais il ne recevait jamais de réponse. Il avait un crâne de veau dans les mains qu'il tenait fermement. C'était peut-être le détail qui effrayait le plus les habitants, surtout Alexandra Ivanovna, une vieille qui avait perdu sa dernière vache laitière un an auparavant. Une tête d'un animal qui broutait paisiblement l'herbe, et à qui les mauvais esprits ont ôté l'âme. Ce crâne blanc et lisse représentait ce que les habitants craignaient : le contact avec l'au-delà.

Alors l'homme demeurait silencieux et immobile pendant des heures en été jusqu'à ce que les nuits blanches ne l'emportassent avec le brouillard ...



Volodia était un garçon potelé de treize ans qui habitait à Novgorod avec sa mère. Comme tous les étés, il venait passer un mois chez son grand-père Vassili Mikhaïlovitch (que l'on nommait familièrement « Mikhalytch »). Ce n'était pas toujours plaisant de rendre visite à Mikhalytch pour Volodia. Peu de jeunes de son âge venaient passer du temps au village. Le garçon s'ennuyait. Comme il avait eu des mauvaises notes en russe, sa mère lui avait donné beaucoup de livres. Son grand-père lui faisait des dictées, mais comme il avait été élève indiscipliné lui aussi, il laissait le garçon se débrouiller. Volodia essayait alors de perdre du temps comme il le pouvait. Souvent il sillonnait les routes sinueuses à vélo, un engin qui datait des temps de l'Union Soviétique et qui servait encore à Mikhalytch. Des fois celui-ci demandait de l'aide à Volodia pour des tâches ménagères simples. La vieillesse abattait cet homme à feu lent, et même s'il préférait, comme son père décédé, se débrouiller seul, il devait parfois sacrifier sa fierté sur l'autel de sa santé. 

Ce jour-là, il était alité à cause d'un mal de dos dévastateur qui le rongeait petit à petit. Il avait donc chargé Volodia de ramener les moutons. Mikhalytch n'était plus dans l'âge de s'occuper d'un troupeau considérable, mais il gardait une dizaine de brebis pour avoir de la compagnie en hiver — cela lui donnait l'impression d'être encore utile. On prenait une demi-miche de pain pour affriander les moutons, et lorsque l'un d'entre eux était attiré par cette odeur gourmande, le reste du troupeau se mettait à le suivre aveuglément.

Cependant, ce jour-là, Volodia n'apercevait pas ces bêtes blanches à l'horizon. Le trajet s'avérait long. Il avait décidé de prendre le vélo, mais il le regretta lorsqu'il se retrouva dans les champs. L'herbe haute et dense s'accrochait aux roues — cette année, à cause des pluies, on tardait avec la fauchaison. Il posa alors son vélo près d'une grange abandonnée en espérant le récupérer au retour.

Les isbas s'éloignaient au fur et à mesure qu'il avançait dans le pré. Son pantalon militaire fut trempé dès les premiers instants de marche intense et cadencée, et des gouttes d'eau ruisselèrent à l'intérieur de ses bottes en caoutchouc couvertes de boue. Des morceaux d'herbe se collèrent au tissu. Sa respiration devenait de plus en plus lourde et profonde. Le rythme de sa marche ralentissait progressivement. Ses pieds s'enfonçaient dans la boue. La sueur suintait sous sa casquette délavée, ce qui attirait les moustiques et les moucherons. Volodia mit la capuche, mais elle ne le sauvait guère. Ces insectes assoiffés de sang se jetaient sur chaque humain qui avait l'audace de traverser ces terres délaissées.

Le garçon s'arrêta un instant auprès du marais que l'on surnommait poétiquement et sinistrement « le marais du trépassé », car un jeune homme s'y était noyé cinquante ans auparavant. Il essuya la sueur sur son front tout en contemplant le paysage. De loin il apercevait l'isba de son grand-père. La cheminée éjectait de la fumée grisâtre — le mois de juin était pluvieux et froid, et donc Mikhalytch chauffait la maison au bois. Un bouleau s'élevait auprès de la palissade, et sa chevelure verte s'agitait au gré des vents, dévoilant toute son anxiété.

La journée se terminait. On entendait le grondement des moteurs et des claquements lourds çà et là : les tractoristes rangeaient le matériel. Le village était tellement désert et silencieux que l'on arrivait à entendre des bruits mécaniques de très loin.

Soudain, Volodia aperçut un homme qui fixait le village. Il partit en courant vers lui. Il espérait en effet qu'il pourrait l'aider à retrouver le troupeau avant que son grand-père ne s'en allât à son tour à sa recherche en jurant.

Ce qui impressionna alors le jeune, c'est avant tout la haute taille de l'homme : il n'était simplement pas habitué à croiser la route de personnes si grandes. Mikhalytch avait un physique propre aux slaves baltes et ne dépassait pas ses voisins en taille. L'inconnu observait le village de ses yeux d'acier, ses cheveux blonds s'échappaient en boucles sous sa casquette, la peau bronzée par le soleil nordique contrastait avec les poils dorés de sa barbe rare. Dans ses traits Volodia reconnut quelque chose d'étrangement familier. Il était habillé comme un paysan pauvre : une chemise à carreaux sale avec les deux premiers boutons d'en haut arrachés, un pantalon large sombre que l'homme attachait à sa taille avec une ficelle, des bottes noires qui lui arrivaient jusqu'au genoux.

Puis, il regarda l'homme en face.

Et c'est alors qu'il le vit.

Le crâne de veau.

« Ah ! » Volodia posa sa main sur le cœur, choqué et épouvanté. Ce n'est pas tous les jours qu'il voyait cet abominable spectacle. Ce n'est pas tant la tête de veau qui le terrifiait, mais tout un ensemble de circonstances : un homme habillé à l'ancienne, dont le regard était perdu à l'horizon et qui, en plus, tenait un crâne d'animal dans les mains ! Le garçon demeura muet.

L'homme restait immobile, ne contemplant que le village comme s'il voulait ignorer l'adolescent.

Que faire ? Partir en courant ? Et que dire au grand-père ? « Désolé, j'ai vu un type étrange dans les champs, il m'a fait peur et je suis parti ? » Mikhalytch rirait en entendant ces propos, puis jurerait de mécontentement. Ce n'était pas raisonnable de le perturber vu comme il était obligé de se soumettre à la maladie. Volodia tenta de réfléchir à la situation. Il y avait beaucoup de raisons à ce comportement anormal de cet homme, mais cela ne voulait pas dire qu'il présentait une menace.

« Euh ... Monsieur ? »

Le jeune tenta de capter le regard de son interlocuteur, mais ce fut impossible. Celui-ci n'avait même pas cligné de l'œil.

« Monsieur ... essaya-t-il pour de bon. S'il vous plaît, aidez-moi ! Vous n'avez pas vu par hasard un troupeau de moutons passer ?.. Une dizaine de moutons, tous blancs ... fin, ils sont sales, ils sont pas tondus ... Je les ai perdus ! »

Un écho répondit à Volodia : sous l'émotion, il avait parlé beaucoup plus fort que d'habitude. Il fixait désespérément l'homme qui ne tournait pas la tête. « Hé, vous m'entendez, Monsieur ? » Cette rencontre le rendait fou jusqu'à la moelle osseuse ... Deux sentiments contradictoires naissaient dans son esprit : celui de fuir de toutes jambes pour rejoindre Mikhalytch, son sauveur dans ces terres anonymes, et celui de rester pour contempler ce jeune homme, pour lui adresser la parole, pour observer ses réactions et pour enfin savoir où étaient partis les moutons. Ces deux sensations croissaient côte à côte, s'élevaient vers les hauts de sa conscience et se mêlaient pour former l'essence qui hébétait Volodia. Il avait l'impression que ses pieds s'étaient mués en racines qui poussaient dans la terre enivrée par la brume.

Tout d'un coup, l'homme fit un mouvement. Volodia ne crut pas à ce qu'il voyait, et une nouvelle vague de panique l'emporta. Le paysan tenait le crâne de veau dans sa main droite, mais son bras gauche se levait lentement, presque d'une façon mécanique. Les autres membres ne bougeaient pas comme si la brume même les figeait. Le regard s'égarait toujours à l'horizon noir.

Le mécanisme dérangeant s'arrêta. Le bras de l'homme demeura inerte, pointant dans la direction du sud-est et puis retomba, nonchalant, comme si le paysan n'était plus un homme, mais une marionnette.

Volodia retomba dans les bras de la stupéfaction, en tentant de comprendre ce que cette réaction de la part de l'interlocuteur signifiait : si c'était une aide de sa part ou au contraire, un moyen de tromper le jeune citadin et de s'amuser à le voir piétiner à travers les forêts ténébreuses et hostiles. Ce geste était tellement mécanique, tellement saccadé que l'adolescent se demanda s'il ne devenait pas victime d'une hallucination, si l'inconnu ne l'emporta pas dans le royaume du brouillard.

Peut-être il fallait fuir, fuir cette réalité ambiguë ...

C'est ce que Volodia fit lorsque cette idée lui avait traversé l'esprit, comme un lièvre discret qui traversait les bois où rôdaient les loups affamés. Il fallait rejoindre Mikhalytch et le village qui gardait pieusement ses mystères, avant que le non-être n'engloutisse le jeune homme à jamais. Il fallait courir pour sauver sa peau et celle des bêtes avant que la limite entre songe et réalité ne se brouillât. Alors l'instinct de protection prit le devant. Volodia détourna le regard, et il eût l'impression de briser les barreaux de la prison qui allait l'enclaver pour l'éternité. Il décida de s'enfuir là où le paysan lui avait indiqué d'aller — il était trop sûr de lui pour se demander s'il s'agissait d'un piège. Il jeta l'œil, pour la dernière fois, vers cet homme qui demeurait tel une statue en se dissolvant dans la brume.

« Merci ! »



Lorsque Volodia fit entrer les moutons, l'aiguille de l'horloge montrait neuf heures du soir. Mikhalytch avait déjà préparé le dîner qui se composait de trois pommes de terre pour chacun et d'une tasse de thé noir pour le dessert. Il n'avait pas interrogé son petit-fils sur sa longue absence, mais il avait consacré ce temps à l'attente, ne voulant pas dîner seul. Son regard pensif se dirigeait vers la fenêtre de la cuisine qui donnait sur la maison voisine. Avant, ses deux sœurs et son neveu y vivaient paisiblement, il y avait toujours du monde, mais depuis que le neveu était disparu mystérieusement, l'isba majestueuse semblait inhabitée. Les membres de la famille avaient quitté tôt ou tard cette résidence où régnait le sentiment de la culpabilité et de la terreur. Mikhalytch ne pouvait pas y entrer sans faire couler une larme — ce qu'il faisait rarement en temps normal. 

Le tractoriste ne parlait pas à table, mais la présence de Volodia suffisait à calmer ses angoisses. La fraîcheur et la gaieté naïve de son petit-fils contrastaient avec le décor austère de la cuisine : une table sobre sans nappe, un samovar ancien qui servait encore à son père Mikhaïlo, une vieille radio qui marchait à peine et l'icône de Jésus. Le regard sévère du Sauveur englobait la cuisine comme pour annoncer une malédiction qui allait s'acharner sur le village et puis sur le monde entier. Mikhalytch priait pour éviter le châtiment qui le tourmentait, mais il réalisait déjà qu'il était maudit.

Volodia avala sa part et leva la tête pour observer son grand-père. Celui-ci mâchait avec difficulté un bout de la pomme de terre : ses dents pourries ne lui rendaient plus service comme avant. L'adolescent eut un besoin urgent de raconter ce qu'il avait pu voir durant son voyage — il lui semblait indispensable de résoudre le mystère de l'homme du brouillard. Il appuya sa joue contre sa main en écrasant avec sa cuillère à soupe une pomme de terre.

« Mange, tant que c'est pas froid, ordonna Mikhalytch d'une voix étouffée et toussa.

— Faut que je te raconte quelque chose.

— Tu me raconteras ça quand on aura fini de manger. »

Volodia ne fut pas satisfait de sa réponse. L'impatience dévastatrice l'empêchait même d'avaler sa nourriture. Ici et maintenant ... Ce besoin de savoir la vérité sur le paysan surpassait le garçon de telle sorte que cette idée avait fini par l'obséder.

« Tu sais, j'ai vu un type étrange dans les champs ... »

Mikhalytch prit le dernier morceau de pomme de terre dans la bouche, comme s'il voulait avoir plus de temps pour réfléchir à la réponse. Il avait l'impression que Volodia allait lui témoigner de son camarade qu'il avait retrouvé dans les champs, ivre, et qui s'était mis à lui conter sa jeunesse avec un accent extraordinaire. Son petit-fils attendait docilement, mais avec difficulté — il savait que son interlocuteur n'aimait pas les personnes impatientes.

« Dis-moi tout ... finit par lancer Mikhalytch avec un air fatigué.

— En fait, j'ai cherché les moutons partout, mais ils sont partis très loin ... Je voulais me reposer après une longue heure de marche ... Et j'ai vu un gars bizarre. Il s'est caché dans la brume comme s'il m'attendait. Il était habillé comme un moujik ... Et surtout, il bougeait pas, et il arrêtait pas de regarder le village ! Je sais même pas s'il m'a vu ... Je lui ai demandé où était partis les moutons, il m'a juste montré où il fallait aller ... Et il m'a pas menti ! »

Mikhalytch blêmit en entendant ces paroles. On aurait cru qu'il était en proie d'une crise cardiaque. Il fixait désespérément Volodia sans même pouvoir respirer et, tout d'un coup, se prit par la tête avec les doigts crispés. Il lâcha un lourd soupir. La dernière étoile s'était éteinte en lui avec la révélation de cette vérité.

Volodia ne savait pas comment réagir ... Il demeura perplexe face à un tel comportement. C'était la première fois qu'il voyait son grand-père, d'apparence placide, entrer dans un état de panique et d'énervement. Une vérité dérangeante se cachait derrière cet homme du brouillard. Fallait-il achever Mikhalytch en lui demandant, de façon déplacé, ce qu'il se cachait derrière ce gars ? Ou valait-il mieux se taire ? Dilemme. Volodia préféra rester silencieux.

Soudain Mikhalytch se leva, posa sa grosse main sur l'épaule de l'enfant et lui demanda, la voix pleine d'émotions :

« Volodia, mon garçon ... Lui parle plus, l'approche plus et surtout le regarde pas dans les yeux ... »

Une larme de perle brilla dans son œil.

Et il s'était tu.

La nuit qui suivait était chargée d'angoisse et de morosité. Volodia avait dormi moins bien que d'habitude. D'une part, il était davantage intrigué par l'homme qu'il avait rencontré. D'autre part, il s'inquiétait pour Mikhalytch qui, dans la chambre voisine, essayait d'étouffer ses sanglots douloureux. Le garçon n'osait même pas regarder son grand-père dans les yeux.

Volodia réfléchissait à une stratégie qui satisferait son esprit curieux. Il pensait à demander la réponse aux villageois, mais peut-être ils allaient réagir comme Mikhalytch : le sujet était banni des conversations. Il voulait alors partir soi-disant à la recherche des moutons et s'arrêter pour dialoguer avec l'homme du brouillard. Cependant, son grand-père lui avait ordonné de chauffer le bain, et sous ce prétexte il avait fait rentrer les moutons tout seul. Volodia avait pitié de Mikhalytch : celui-ci avait l'air malade, déprimé ; les cernes noires contrastaient avec le gris-clair de ses yeux, en leur donnant un éclat démoniaque, et l'expression de son visage était celle d'un homme démuni. Il refusait plusieurs fois de parler, demandant sur un ton lapidaire de le laisser seul. Le soir, après les bains, il s'était allongé sur son lit en fixant le mur, et il s'était endormi ainsi.

Volodia décida alors d'aller à l'encontre de sa seule envie. Il prit les habits les plus discrets et quitta la maison à travers la fenêtre. En cours de route il ramassa un bâton pour s'appuyer dessus et accélérer sa marche.

Le pré était délicieusement calme durant cette nuit blanche. On entendait le cri-cri des sauterelles qui grouillaient dans l'herbe dense. Un vent frais accompagnait Volodia : c'était le Dieu des vents qui cheminait auprès de ceux qui cherchaient la vérité à travers le mensonge. Les arbres nordiques qui brillaient de mille nuances de vert la journée étaient tous de couleur des marais qui se noircissait au fur et à mesure que Volodia s'approchait. Le jeune marchait, cherchant à traverser la brume épaisse, mais ce voile blanc semblait inatteignable.

Le temps s'était mis à ralentir. Les minutes paraissaient des heures qui s'écoulaient lentement comme du goudron.

Soudain, l'homme du brouillard apparût, tel une image qui apparaît dans un miroir. Cette fois, il regardait en face, les yeux dans les yeux.

Et Volodia oublia les recommandations de son grand-père.

La brume qui le séparait de l'homme du brouillard se dissolut d'un coup. Elle forma un cercle autour des futurs interlocuteurs. Cette vision inhabituelle troubla un peu Volodia, mais il était prêt malgré cela pour dialoguer avec celui qui l'intriguait autant.

« Qui êtes-vous, Monsieur ? Pourquoi vous êtes ici et pourquoi vous bougez pas ? Je vois que les habitants sont pas à l'aise quand vous êtes là, surtout mon grand-père ... Ils veulent pas vous parler ... Et moi, je veux vous parler ! »

Le rire nerveux embrasa l'homme du brouillard, découvrant ses dents blanches qui ressemblaient à des crocs. Le rire, d'habitude, était un signe de joie et de bonne santé, mais en ce moment présent, ce rire reflétait clairement la folie.

« Hé, je vois que c'est la curiosité qui t'a poussé jusqu'à moi  ! Tu es venu comme un sot et tu ne t'es même pas rappelé les conseils de ton grand-père. Ah, maudits soient les hommes curieux ! Eux qui cherchent la vérité sur la vie et eux qui lui tournent le dos quand ils apprennent qu'elle ne leur convient pas !

— Mais ... Vous avez pas répondu à ma question, Monsieur, » sortit Volodia sous l'effet de choc.

À dire vrai, il ne comprenait pas grand-chose à ce que l'homme du brouillard disait. Ce dernier continua  :

« Je suis ici parce que j'ai perdu quelque chose.

— Allons-y, Monsieur ... Volodia prit gentiment l'interlocuteur par le poignet. On va chercher ensemble ce que vous avez perdu. »

L'homme du brouillard retira brusquement sa main et répliqua avec un sourire moqueur :

« Tu es bête ! J'ai perdu le sens à la vie ...

— Faut lire les livres ... » Le garçon se gratta la nuque de façon pensive.

Il ne s'était jamais posé des questions philosophiques, menant une vie d'un simple écolier.

« Moi, j'en lis pas beaucoup, mais mon père aimait ça. Je le voyais toujours en train de lire les livres avant qu'il meure ... Il a eu un accident de voiture, vous savez ?

— La vérité n'est pas écrite dans un seul livre. C'est un ensemble de réflexion des hommes perdus dans ce monde. Et les hommes, ce sont des tas de pourriture ! »

Volodia prêta attention au crâne de veau que l'homme du brouillard tenait entre ses mains au niveau de la poitrine. Bizarrement, il voulut alors toucher cet objet intriguant, mais il arrêta son geste au dernier moment, pensant que cela ne plairait pas à son interlocuteur.

« Pourquoi vous avez ce crâne de veau sur vous ? »

Il toucha tout de même le crâne, mais l'homme du brouillard semblait indifférent.

« C'est le symbole de dieu Vélès, le dieu de la sagesse, de la sorcellerie et le dieu qui unit les trois mondes : le monde souterrain, le monde terrestre et l'au-delà. Il représente le voyage entre le monde matériel et le monde spirituel ... C'est le dieu qui n'avait pas peur de la vérité !

— La vérité ? »

Volodia enleva sa casquette, car il ne savait pas quoi répondre à cette affirmation.

« Si tu es ici, Vladimir, ce n'est pas par hasard ... Tu n'as pas écouté les recommandations des villageois et tu es allé à mon encontre. Tu n'as pas eu peur de la vérité, alors tu dois la découvrir. »

L'homme du brouillard s'assit sur l'herbe, invitant Volodia à se mettre à sa gauche. Il posa le crâne de veau devant lui.

« Je vois que tu es un garçon curieux ... et même tu n'en es pas conscient, tu mènes une lutte incessante depuis ta naissance ...

— Désolé, je me bats pas, j'ai pas de bleus.

— Ah, quel idiot ! Tu es comme ton grand-père ... » rit l'homme.

C'est alors en ce moment que Volodia vit dans les yeux de son interlocuteur une lueur d'étrangeté menaçante. « Comment vous connaissez mon grand-père ? » L'homme du brouillard détourna le regard. « C'est une autre histoire. »

« Consciemment ou non, nous luttons tous pour trouver un sens à notre existence. Nous avons tous un vide infini au fond de notre cœur qu'on cherche à remplir avec des choses futiles : des biens matériels ou des sensations de plaisir. On a beau remplir le vide avec ces choses-là, mais nous ne sommes jamais satisfaits. »

Et il avait raison ... Volodia avait beau chercher dans son entourage des personnes vraiment heureuses, il ne trouvait pas. Son père, quand il était vivant, était plongé dans des livres, sa mère semblait triste depuis qu'elle était devenue veuve et son grand-père était toujours morose et asocial.

« Ce vide vient d'une chose que l'on ne connaît pas. Certes, ce n'est pas la chose que l'on sait pas, mais je suis sûr que nous pourrons jamais la savoir. Tu sais, Vladimir, l'âme de l'homme est curieuse, c'est pour cela elle qu'elle est en quête de ce qui pourrait la rendre parfaite ... Or, elle est prisonnière du corps, ce qui l'empêche de connaître l'ultime chose qui abreuvera sa soif de perfection. C'est justement cette contradiction qui sème un sentiment de tristesse et de vide au sein de l'humanité.

— Pourquoi on vit alors, si on peut pas le savoir ? demanda avec inquiétude Volodia.

— Bien sûr qu'on peut le savoir ... Mais tous les hommes sont déçus quand ils apprennent quelle est cette chose. »

Alors le garçon tira impatiemment l'homme du brouillard par la manche en s'exclamant :

« Faut pas en faire toute une généralité, vous savez ! Moi, je veux savoir ce que c'est ! Comme ça, je deviendrai plus intelligent et ma mère sera pas agacée quand j'aurai des mauvaises notes. »

L'homme ne put que rire face à une telle affirmation.

« Toute ma vie a été une lutte pour la quête du sens de la vie ... Je ne pensais pas que mon savoir allait servir. Et maintenant, je peux te le transmettre ... Enfin. »

Sa voix fut teintée d'une certaine gravité, et un vide remplit son regard d'acier. La réaction de l'homme du brouillard troubla légèrement Volodia, mais il se sentit prêt à accueillir ce qu'il ignorait auparavant — et ce que les autres ignoreraient.

« Eh bien, cette chose, c'est l'opposé de la vie, et c'est la mort même ! »

Un immense désespoir remplit le cœur de Volodia tout d'un coup, désespoir mêlé d'appréhension. Il eut l'impression que tout ce en quoi il croyait s'était transformé en ruines d'un seul coup. Et rien, rien ne le maintiendrait sur cette Terre qui recrachait la contradiction et le désespoir.

L'homme du brouillard prit Volodia par la main :

« Maintenant que tu connais la vérité, viens avec moi. Je t'invite à rejoindre Vélès dans la Nav', le monde des morts ... L'existence dans le monde terrestre n'est que pourriture !

— Je viens avec vous », proclama le garçon contre sa volonté.

Et lui-même, il se sentit dissoudre dans la brume ...



Une semaine plus tard, le soleil arrosait généreusement la terre de Novgorod, en séchant les larmes de pluie. Les villageois étaient ressortis de leurs isbas. Ils pouvaient enfin reprendre leurs outils pour faire ce qu'ils n'avaient pas achevé de faire. Nikolaï Alexeïévitch bataillait toute une matinée pour réparer sa vieille Moskvitch noire. Les mains et le visage couverts de mazout, il s'assit sur le perron de l'isba où il habitait avec sa femme et sa belle-mère. Il alluma une cigarette. La nappe de fumée devant ses yeux donnait à sa Moskvitch une allure démoniaque.

Sur la route sablonneuse du village passait Valentina Pavlovna. Depuis que son état de santé s'était amélioré, elle s'était mise à accomplir, avec une humeur enthousiaste, toutes les missions qu'elle avait retardées. C'est avec joie qu'elle capta le regard de son vieil ami Nikolaï.

Celui-ci avait l'air mécontent. On aurait dit que sa Moskvitch lui avait ôté toute force. Il avalait avec avidité la fumée de tabac, comme s'il désirait oublier son propre échec contre une ferraille.

« Que le Christ soit avec toi, Nikolaï Alexeïévitch ! encouragea Valentina son ami.

— Hé, Valentina Pavlovna ! J'ai déjà fini. »

Nikolaï posa son mégot dans le cendrier et essuya ses mains avec un chiffon pour ressembler un peu plus à un homme.

« Tu veux pas prendre un petit thé ? demanda-t-il, comme s'il se culpabilisait de ne pas avoir accueilli son amie comme il le fallait. Il y a Alexandra Ivanovna et Natasha chez moi. »

Valentina sourit avec douceur face à une telle proposition :

« Volontiers ! J'allais justement chez Natasha ... Faut que je lui rende les mille roubles. »

Nikolaï se mit de côté pour la laisser passer en posant une nouvelle question de manière furtive :

« T'as pas les nouvelles de Mikhalytch par hasard ?

— Ah, soupira Valentina, inquiète, il s'est consumé de chagrin depuis que Volodia s'est noyé ... Il arrête pas de boire. Il s'occupe pas de ses moutons, qu'est-ce que tu veux, il mange même pas ! Des fois, quand je suis en bonne santé, je lui prépare à manger ... Il va pas mieux !.. Il est même pas allé à l'église ce dimanche, pourtant il est très pieux ! »

Nikolaï baissa les yeux. Il se faisait du souci pour Mikhalytch depuis que la tragédie avait frappé ce dernier, mais il savait qu'il ne pouvait pas faire grand-chose.

Soudain, la porte s'ouvrit.

« Hé, Valia ! Natasha sortit de chez elle aux côtés d'Alexandra Ivanovna. Comment vas-tu, avec ton mal de dos ?

Valentina étreignit sa vieille amie et répondit :

« Ça va, ça va. J'arrive à mieux marcher ... J'ai rendu visite à Mikhalytch aujourd'hui ! »

Natasha posa la main sur le cœur. Le suicide de Volodia dans les circonstances mystérieuses avait bouleversé tout le village — on s'était mis à attendre une sorte de malédiction générale. Quand à s'imaginer à la place de Mikhalytch, Natasha n'y arrivait pas.

« Il boit toujours ? demanda-t-elle avec amertume.

— Oui ... Il parle pas trop.

— Pauvre garçon ... Il avait pourtant toute la vie devant lui ! Et il s'est tué comme ça, sans raison !

— On pourrait jamais savoir les raisons de la mort de Volodia, intervint Alexandra Ivanovna. Mikhalytch peut pas nous en parler non plus. Il a jamais été sociable. Il était juste copain avec Kolia avant sa retraite.

— C'est vrai, confirma Nikolaï, mais malgré ça, il m'a jamais trop parlé de ses problèmes. Pourtant, des problèmes, il en avait plus que nous ... C'est à cause de son père.

— Mikhaïlo, c'était un cas à part ! s'exclama Natasha. Pourtant, il avait tout pour être un honnête homme ... Je pensais qu'il l'était quand il était encore en vie ... J'étais encore petite. Il avait l'air de s'appliquer au travail et je jouais avec ses enfants qui étaient adorables. Il nous a fait monter dans son tracteur une fois. Quand on a grandi, on l'appelait Mikhaïl Démianovitch, mais pour nous, il était toujours tonton Micha.

— C'était qu'une image !

— Je sais ... D'ailleurs, je voyais quelque chose dans son regard. Contrairement à son fils qui respirait la vie, Mikhaïlo avait l'air éteint. C'était pas à cause de la fatigue, je pense que c'était à cause de la mauvaise santé.

— Vous savez pas ce qu'il avait, Alexandra Ivanovna ? demanda discrètement Valentina.

— Apparemment rien ! Ou, peut-êt', j'ai raté quelque chose. Pourtant, je le voyais tous les jours pendant au moins une dizaine d'années, tu sais, c'est quand j'étais trayeuse. Il était de mon âge ... Il me disait même bonjour tous les matins. Il était très investi dans son travail de tractoriste. Aucun problème de santé apparent. Mais il était toujours taciturne, maussade ... Il allait jamais au cinéma, pourtant tous ses collègues y allaient pour faire des avances aux filles du village. Il a d'ailleurs fondé une famille tôt, mais c'était seulement pour faire comme tout le monde. Dès qu'il avait l'occasion de partir pour de retrouver seul, il le faisait. Peut-êt' qu'il avait quelque chose qui le chagrinait ...

— Peut-être la guerre ...

— Peut-êt' ... Il a perdu ses parents lors d'un bombardement. Il était orphelin. De toute façon, on le saura plus ... Quand je lui demandais c' qui allait pas, il me répondait : « J'ai perdu le sens à la vie » et il s'en allait. Des rumeurs couraient à ce sujet, mais Mikhaïlo, pour moi, était honnête homme. On disait qu'il battait sa femme, mais je la voyais souvent (elle était trayeuse comme moi), et elle était en bonne santé. On disait qu'il affamait ses enfants, mais son fils Vassia était dégourdi, et ses filles Lida et Masha travaillaient bien à l'école. On disait qu'il buvait, mais il sentait pas l'alcool et était lucide. Il était juste renfermé sur soi-même, mais pour moi il parlait pas pour rien dire. Lui, au moins, il était intelligent, pas comme tous ces gars arrogants du village !

— Rien de très grave alors ... dit Nikolaï. Juste un caractère insociable ... Mais pourquoi on le déteste autant ? Même Mikhalytch, son fils, l'aime pas beaucoup, on dirait.

— C'était à cause d'une bêtise ... J'avais une trentaine d'années à l'époque. Le vingt-et-un décembre on a vu des flammes brûler chez Mikhaïlo, mais c'était pas un incendie. Certains disaient que c'était un rituel païen, mais lui, il en disait pas grand-chose. Mais durant l'été qui suivait le temps était désastreux, c' qui a influé sur la fauchaison et la récolte. On a lié cette catastrophe au « rituel » chez Mikhaïlo, et toute une histoire est née comme ça. On a cru qu'il faisait de la sorcellerie pour nuire aux villageois. Et Mikhaïlo faisait rien pour se défendre. La vengeance contre lui fut terrible. Au travail, on lui disait plus bonjour, on le regardait avec mépris et haine, on parlait mal dans son dos ... Sa femme et ses enfants ont souffert aussi, mais pas autant que lui.

« Un jour, en automne, je rentrais du travail en retard avec ma collègue Zina. J' suis passée près de la grange abandonnée et j'ai entendu une voix et des gémissements qui venaient de là-bas. On est rentrées à l'intérieur et on a vu Mikhaïlo par terre. Il avait les vêtements déchirés et il était couvert de sang et de traces de coups… j'ai été horrifiée. Il a été battu par des paysans du village qui se sont déchaînés sur lui. Il arrivait même plus à marcher. Quand il nous a vus, il s'est mis à délirer, à lancer des phrases sur la vie et sur la mort sans enchaînement logique et à rire… son rire était tellement déplacé et tellement choquant que j'en avais froid dans le dos. Il croyait qu'il était mort, car on lui avait frappé à la tête, et il s'en est jamais remis.

« Il a guéri vers l'hiver et on a un peu oublié ce qu'il s'est passé. Il a jamais demandé de l'aide à qui que ce soit, peut-êt' parce que c'était une honte pour lui. Il est devenu encore plus triste. La vie a perdu sa valeur pour lui, et il s'est mis à l'éviter. Il se mettait souvent près de cette grange où il a été battu et jouait aux dés. Pour lui, c'était une parfaite représentation de sa vie. On disait qu'il était devenu fou et on se moquait de lui, mais plaire ou pas, ça lui était égal. Sa santé l'intéressait plus. Il passait près des tracteurs comme s'il voulait être écrasé. Il était également volontaire pour monter aux toits, et marchait toujours près du bord. Une fois, il y avait un incendie dans l'étable, et Mikhaïlo a été le premier à se jeter dans le feu. Les nouveaux disaient que c'était « de l'héroïsme », mais pour moi, c'était juste effrayant et lamentable à voir. Il était pas quelqu'un qui se sacrifierait pour l'entourage parce que cet entourage lui plaisait pas. S'il faisait ce genre de choses, c'était parce qu'il allait vers la mort. C'est ça qui était terrible. Des fois, j'étais là quand il se mettait à délirer, et il me disait que la mort, qu'il nommait « l'idéal » c'était la seule chose qui lui manquait.

« Sa famille souffrait aussi avec lui : difficile de vivre avec quelqu'un qui veut toujours mourir ! Sa femme me racontait que Mikhaïlo s'occupait plus des enfants, parlait pas et s'en allait pour la nuit. Elle essayait souvent de discuter avec lui, mais c'était vain. Elle savait pas comment l'aider parce que c'était quelque chose d'inhabituel pour elle et pour les docteurs. J'avais aucun conseil à lui donner… ça me faisait de la peine.

« Il a vécu ainsi six mois, jusqu'à ce que les beaux jours arrivent.

« Un jour, je l'ai croisé. Mikhaïlo m'a souri et m'a dit bonjour, on a échangé quelques phrases, il est monté dans son tracteur ... Et je l'ai plus revu depuis. Les tractoristes ont retrouvé son cadavre plus tard, dans le marais que l'on surnomme maintenant « le marais du trépassé ». On sait pas ce qui lui est arrivé, mais moi, j' suis sûre qu'il s'est suicidé. Il avait trente-cinq ans quand il a mis fin à ses jours.

« On arrêtait pas de discuter de lui. Un an après sa disparition, Mikhaïlo est réapparu dans les champs, là où on a retrouvé son corps. Il était habillé comme le jour où il était mort. Je me souviens de cette chemise à carreaux orangés avec des boutons en moins ... Et surtout, il avait un crâne de veau entre les mains !.. Ah, que le Dieu me juge, mais Mikhaïlo était bizarre ! Son apparition a éveillé tout le village. Tous le monde est sorti pour le regarder, certains sont allés jusqu'à lui pour l'insulter et lui jeter des pierres. Mais c'était qu'un mirage. Lorsqu'ils sont revenus, ils étaient blancs comme un linge et ils parlaient pas. Et le lendemain, on les a retrouvés morts. Ils se sont noyés dans la rivière lors de la pêche. D'après les témoins, ils sont allés volontairement vers le suicide…

« Depuis ce jour on a établi une nouvelle règle : éviter Mikhaïlo à tout prix, car le trépas attend celui qui le regarde dans les yeux ... »

Un lourd silence envoûta les villageois. Tous les quatre ont baissé la tête, Valentina soupira tandis que Nikolaï jeta un coup d'œil vers le marais du trépassé où il a vu Mikhaïlo, l'homme du brouillard pour la dernière fois.

« Maintenant j' comprends Mikhalytch et son chagrin, même si j'ai jamais rencontré son père, dit Nikolaï à voix basse. Il a souffert toute son enfance à cause de son père, et maintenant il a perdu son petit-fils encore à cause de lui ! Pourtant, on disait à Volodia de pas approcher Mikhaïlo, et il y est allé quand même !

— Que veux-tu, Kolia ? rétorqua Natasha. C'est l'âge où on est tous curieux. »

Alors Valentina se sentit obligé de raconter ce qu'elle avait appris :

« Quand j'ai vu Mikhalytch la dernière fois, il m'a tout raconté ... D'habitude il est taiseux, comme son père, mais là, je crois, il a bu un peu trop, et il se contrôlait plus. Effectivement, il a plongé dans la misère après le suicide de Mikhaïlo et sa mère était accablée et épuisée. Mikhalytch s'est mis à travailler dur à quatorze ans pour sauver ses deux sœurs. Sa santé a commencé à se dégrader : il a commencé à avoir les premières douleurs dans le dos. Au travail, on a cherché à l'éviter en pensant que les délires de son père étaient héréditaires. Et un jour, il s'est réveillé et il a compris que tous les problèmes venaient justement de son père, que c'était lui l'initiateur. Il s'est mis alors à le haïr. Un an après la mort de son père, en passant près du marais du trépassé, il a craché dans l'eau et il a crié : « je te maudis ! » Neuf jours plus tard, il passait dans le pré par hasard, et il a senti une main sur son épaule. C'était Mikhaïlo. Il lui a dit alors : « C'est toi qui va être maudit, Vassili ». Au début, Mikhalytch a pas cru, mais plus tard toute la lignée masculine a été maudite. Son fils a eu un accident de la route, son neveu est disparu, son petit-fils, Volodia, s'est noyé ... Et à chaque fois son père venait le hanter dans ses cauchemars. Quant à Mikhalytch, il souffre encore des maux de dos terribles. Aucun médicament le soulage. C'est justement à cause de Mikhaïlo qu'il est devenu très croyant. Au fond, il cherchait à se libérer de cette malédiction malgré tout, mais maintenant, c'est presque perdu pour lui.

— Voilà pourquoi on cherche à fuir la brume, murmura amèrement Nikolaï. C'est dans la brume que rôdent les esprits les plus obscurs ... »



Pendant que les habitants évitaient furtivement le brouillard, Mikhalytch se dirigeait vers l'inconnu, le fusil à la main. Les neufs jours qui avaient suivi le décès de Volodia étaient douloureux pour lui. Il avait prié dieu pour que celui-ci sauvât le garçon, la seule consolation, le seul espoir pour lui. Mais ce jour-là, Mikhalytch perdit espoir. Le destin, aussi cruel soit-il, était plus puissant que lui. C'était à lui de trépasser. Il décida alors de pointer le canon du fusil dans le crâne de son triste sort. Si le destin se jouait de lui, c'était à lui de se jouer du destin.

L'herbe haute lui chatouillait les mains. Les moustiques tournaient en rond au dessus de sa tête couverte de casquette. Les cieux ténébreux ouvraient ses horizons.

Mikhalytch passa devant le marais du trépassé, là où il avait retrouvé le cadavre de son petit-fils, ou plutôt ce qui restait encore de lui : la casquette de Volodia. Cet objet précieux était accroché à une croix en bois que le vieil homme avait fabriqué en guise de tombeau. La croix était enfoncée profondément dans la terre. « Ici est mort Gorev Vladimir Alexandrovitch ». Lorsque Mikhalytch revoyait cette inscription terrifiante, le sang se glaçait à l'intérieur des veines. C'était légitime d'inscrire également le nom de Mikhaïlo sur la croix, mais pour Mikhalytch il était encore vivant dans les esprits des villageois. Inutile de se souvenir d'un monstre pareil. Le tractoriste avait entendu parler des védouns, les sorciers païens slaves. « C'en était bien un », se disait-il parfois avec un rire sans joie, tourmenté.

Quand la silhouette de son père apparût à l'horizon, Mikhalytch arracha sa croix sur la cou avec violence et la jeta dans l'eau. Le père et le fils se regardèrent dans les yeux.

« Tu aurais dû laisser cette croix, proclama l'homme du brouillard avec une certaine menace. C'était ta seule protection. »

Mais une immense furie véhiculait Mikhalytch. Il était prêt à toute faire pour venger son petit-fils.

« T'as pas honte ?! il pointa du doigt la casquette de Volodia. Il avait toute sa vie devant lui, et t'as osé le tuer ?!

— C'est lui qui a exprimé son désir de tendre vers l'idéal.

— Ah, sois maudit avec ton p'tain d'idéal ! »

Mikhalytch s'apprêta à presser la détente, mais tout d'un coup il sentit son bras se dissoudre dans le brouillard. Il avait capté le regard de son adversaire — l'erreur fatale. Mikhaïlo était de marbre. Il manipulait à distance le corps de son fils comme une marionnette. Soudain, Mikhalytch sentit le canon de fusil sous son menton et son index sur la détente.

« Et maintenant, tu vas tuer ton fils ? sourit-il avec aigreur.

— Que veux-tu, mon garçon ? demanda Mikhaïlo avec une douceur dérangeante. On meurt tous un jour. »

Mikhalytch tenta de bouger. Peut-être que, sous l'effet de l'alcool, il avait cette maudite impression d'être manipulé. Mais son corps ne lui obéissait pas. Il était bel et bien sous l'emprise de son père, où plutôt du mirage de celui-ci.

« Regarde, Vassili, continua Mikhaïlo, nous portons tous le même nom de famille, « Gorev ». Toi, moi, ton neveu, ton fils et ton petit-fils. Nous sommes destinés à être malheureux.

— Et moi, le destin, j'y crois pas ! »

Mikhalytch affirma cela avec une telle furie qu'il réussit à s'arracher des bras de son ennemi bien-aimé. Il pointa le fusil vers le cœur de Mikhaïlo. Il appuya avec haine sur la détente. Mais ses mains tremblèrent. La balle éclata le crâne de veau en mille morceaux. Mikhalytch lâcha son fusil, et l'arme chuta loin de lui. Cela ne lui posa pas soucis. Il retroussa les manches avec ferveur pour s'en prendre au nouveau à l'homme du brouillard dans un combat corps à corps.

Il essaya de frapper Mikhaïlo à la tête, mais sa taille l'empêcha de le faire. Son adversaire esquiva le coup. L'amplitude des bras donnait un avantage à Mikhaïlo. Lorsqu'il gifla son fils, celui-ci ne put pas bloquer le coup, et cette attaque eut l'effet d'un marteau assommoir. Mikhalytch tomba à l'eau. Devant lui flottaient des cercles de couleurs caustiques. L'alcool et la brume effaçaient la limite entre réalité et fantasme.

Alors que tout semblait perdu, à travers l'herbe il vit se dessiner la crosse du fusil. Mikhalytch tendit, avec un vague espoir, la main vers le fusil, mais son père posa son pied sur son poignet. Mikhaïlo saisit le fusil et l'observa avec curiosité.

« C'était le fusil de ton neveu, n'est-ce pas ? » demanda-t-il.

Mikhalytch acquiesça avec un signe de tête. Il sentait la panique l'immobiliser de façon lente et cruelle.

« C'était un gars arrogant et sûr de lui, mais il était admirable. Toutes les filles du village ont couru derrière lui. Grand chasseur. Excellent tireur. Quand il a disparu, cet événement a éveillé tout le village. On croyait qu'il s'est fait dévorer par un ours, mais il s'est tiré une balle dans la tête quand il m'a vu.

— Salaud ! s'écria Mikhalytch avec fureur. Enculé ! Sois maudit, espèce de sorcier ! Comment t'oses massacrer toute la ... »

Mikhaïlo pressa la détente. La balle pénétra dans le ventre de son fils. La fontaine de sang jaillit ardemment, et Mikhalytch sentit la douleur l'enivrer. Il vit trouble devant lui, mais il ne savait plus si c'était le brouillard ou la folie héréditaire. Les tripes remontaient par la gorge — il crachait abondamment du sang. L'eau du marais devint rougeâtre. Son père souriait tristement, comme il avait souri le jour de sa mort. Il avait creusé le chemin vers l'idéal pour soi, cette fois-ci il avait offert cette possibilité à tous ses descendants.

Mikhalytch regardait le ciel où brillait la lune. Plus tard on parlerait de lui comme d'un héros tragique, celui qui luttait comme un fou furieux contre son destin, contre la malédiction génétique qui s'emparait de toute la famille. Il savait que cette lutte était impossible, mais il avait un très faible espoir de briser les souffrances des futures générations parce que, peut-être, il croyait en son idéal. Pourquoi vivrait-on, si le sens de la vie était la mort ? L'idéal terrestre existait probablement, mais Mikhaïlo cherchait un idéal céleste, délaissant toute sa famille. Cette lutte pour le sens de la vie continuerait tant que le genre humain existerait. Des gars hardis comme lui iraient se battre contre Mikhaïlo, et ce serait une boucherie. Il ne resterait plus que le marais envasé pour se remémorer d'eux. Leur sang arroserait la laîche sur les berges.

« Sois heureux, mon fils, auprès de ton corps qui se meurt. »

Mikhalytch fut enivré par la philosophie du brouillard.

Et Mikhaïlo se cramponna au col de la chemise de son fils, désirant l'emporter lui aussi vers l'idéal des trépassés.



Dans le village, on fuit toujours la brume parce que c'est dans la brume que les hommes perdent la raison.

  • Formidable récit, vraiment très prenant ! Bravo !!

    · Il y a environ 6 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Et la vidéo est bien choisie !

      · Il y a environ 6 ans ·
      Louve blanche

      Louve

    • Merci, cela fait plaisir ! en ce qui concerne la vidéo, c'est l'artiste qui m'a inspiré...

      · Il y a environ 6 ans ·
      Yaroslavna

      yaroslavna

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