L'Homme Ruche

solisdesiderium

Quand je rencontrais M. David B..., nous étions plongés en mi-juin ; mère Nature, qui se faisait discrète auparavant, s’invitait désormais en abondance dans les villes.

Quand je rencontrais M. David B..., nous étions plongés en mi-juin ; mère Nature, qui se faisait discrète auparavant, s'invitait désormais en abondance dans les villes. Le pollen s'accrochait sur les fibres synthétiques des vêtements et les insectes pullulaient dans les appartements ; c'était la saison où les individus allergiques calfeutraient leurs fenêtres et humidifiaient constamment leurs visages et leurs cheveux. L'été, c'était aussi la saison idéale pour observer Monsieur B...

Bien habitué des scientifiques, chercheurs, journalistes ou n'importe qui étant un tant soit peu intrigué par son cas — un simple hommes fasciné comme je le suis, par exemple ; il ne me fut donc pas pénible de m'arranger un entretien avec ce formidable individu. Car oui, le cas de David B..., était étrangement formidable, unique et tout à fait inconnu.

Les hommes de science avaient considéré cela comme une maladie : le syndrome de l'Homme Ruche. Pourtant, après maintes analyses, tout ce qu'ils étaient parvenus à en tirer, c'était une appellation inutile. Inspecter le corps de David était une tâche trop laborieuse, voire impossible. Voilà ce que disait l'un des premiers rapports relatant la maladie de David, écrite par le docteur Pinçon : « En effet, et sans que l'on sache pourquoi ni comment, le corps du patient semblait attirer les insectes, les petits nuisibles, les papillons et autres horreurs insectoïdes. Le patient en était recouvert, surtout lors de l'été, comme une véritable ruche humaine ; le camouflage de nuisibles recouvrait l'intégralité de son corps, jusqu'à dissimuler son visage. J'avais été gênée de poser la question, mais il me fallait savoir, et effectivement, David ne portait aucun vêtement sous sa cape d'insectes indésirables. »

Monsieur B..., avait développé cette « maladie » — je préférerai surnommer cela une malédiction, car la science n'avait pas réussi à en découvrir la cause — alors qu'il n'avait que dix ans, sans raison ni événements particuliers ; par la suite, il fut constamment recouvert de ses fidèles blattes et chenilles sur l'intégralité de sa peau. Le plus étrange étant que les minuscules organismes, qui composent celui qu'on surnommait l'Homme Ruche, n'avaient pas l'air de l'estimer comme un être vivant, mais juste comme un logis idéale. Dans cette tribu d'insectes, une organisation de groupe, digne du monde des petits invertébrés, semblait alors se mettre doucement en place. Quand David mangeait, les insectes se servaient dans sa bouche, celui-ci n'avalait finalement qu'une faible portion de l'aliment qu'il essayait d'ingérer. Les insectes postés vers ses parties génitales et son anus se nourrissaient également — je m'excuse pour ce malheureux, mais nécessaire manque d'élégance — de ses déjections corporelles. Sous les aisselles de l'homme, d'immondes nids de différent type d'insecte cohabitaient et profitaient de la chaleur accrue de cette partie du corps pour se reproduire ; parfois, malgré tout, de véritables guerres de territoire se déroulaient et les scarabées atomisaient bien souvent les bousiers.

La douche, qui était la proposition première de n'importe quel individu non qualifié que M. B... rencontrait, ne donna jamais rien, car la carapace vivante qui l'affublait était si épaisse que seule une minorité d'insectes mourrait noyée, les autres étant protégés par le cadavre de leurs dégoûtants semblables décédés. David n'avait donc pour finir aucun autre choix que d'accepter son handicap. Mais malgré son apparence somme toute repoussante, il était un parfait gentilhomme, d'une éducation irréprochable et stricte, de valeurs fiables et bonnes. Il n'était pas de ceux à s'être laissé influencé par le jugement néfaste et souvent moqueur du « regard des gens » et qui deviennent par la suite de parfait exemple d'aigreur et de pauvreté d'esprit. Certes, il avait essayé science et ésotérisme pour chasser sa malédiction, et il continuera jusqu'à en trouver le remède, mais ce ne devait plus être un frein dans sa vie ; tant qu'il ne s'en sera pas débarrassé, alors il vivra avec cette cape gluante et tâchera de s'apprécier comme il faut en tant qu'être humain.

Cela force l'admiration. J'arrive à avoir ce recul désormais, car j'arrive à discerner davantage l'homme que ses insectes. Ma première rencontre fut certes moins agréable, je dois le confier. Lorsque je rencontrais David, c'était un mercredi midi, nous étions dans un parc et quand j'arrivai sur place, je le reconnus de loin, assis sur un banc. L'homme était véritablement ganté par un manteau sombre de carapace et de corps invertébrés, je n'arrivais pas à y croire. C'était lors de son repas, au moment même où il grignotait son sandwich ; fait certes anodin pour un humain banal, mais chez M. B..., c'était un phénomène époustouflant. Autour de lui, masse sombre et mouvante à peine humanoïde, voltigeaient des centaines de moustiques, papillon, mouches, et j'en passe ; à la fin de notre entretien, j'avais été piqué et mordu sur l'intégralité de mon corps ; je le confesse, c'était hautement désagréable.

Avant même qu'il ne m'aperçoive ou que je puisse le saluer, il se pencha en avant pour subtiliser un croc tout sauf délicat à son sandwich ; quand il ouvrit la bouche, on ne pouvait apercevoir que la masse grouillante se ruer dans la commissure des lèvres pour venir en dérober des centaines de minuscules morceaux, qui semblaient ensuite être acheminés vers le bas pour nourrir les nuisibles les plus éloignés de la bouche. Pris d'un profond dégoût et d'un instinct irrésistible qui me suppliait de m'enfuir, je fus paralysé, incapable de trancher entre deux émotions intenses. Finalement, M. B... distingua ma personne et le trouble qui m'emparai, et comme il avait l'habitude de ce genre de réaction, il avait ouvert le dialogue le premier ; tel le gentilhomme que je vous décrivais, il me mit à l'aise et me rassura dès l'instant où je l'avais salué en retour.

Il faut dire que je ne portais pas les êtres insectoïdes dans mon cœur et encore moins quand il était en nombre aussi impressionnant. Lorsqu'il parlait, les maigres invertébrés vibraient aux mêmes rythmes qu'il débitait les mots, ce qui avait pour cause qu'on ne l'entendait qu'à moitié et toujours accompagné d'un grésillement constant. Ajoutons à cela que le banc où nous étions installés était orienté plein soleil et que les carapaces brillantes venaient renvoyer les rayons du soleil dans ma pupille ; il y avait cette sensation indescriptible de croire que quelque chose d'insalissable est malpropre, ce fut le cas avec les rayons du soleil qui rentrait en mon contact juste après avoir touché les dos dégoulinants de nuisibles informes. Et ce fut bien sûr extrêmement difficile de focaliser ma concentration sur d'autres détails que ce manteau organique informe qui grouillait sans arrêt, chacune de ses immondices empilées l'un sur l'autre ; on pouvait même entendre des craquements causés par des semblables se piétinant et se démembrant entre eux, sans même faire attention ou porter le moindre intérêt à leurs actes.

Progressivement, je sus mettre plus d'intérêt dans nos discussions que dans mes craintes folles. En faite, M. B... semblait si à l'aise, affublé de son écœurant costume, qu'il arrivait étrangement à le faire oublié en partie à ceux avec qui il échangeait.

Mes premières discussions avec David s'étaient concentrées exclusivement sur son enfance, sujet intriguant pour un homme dans sa condition. Jusqu'à ses dix ans, il n'y avait pas récit plus banal : famille moyenne ; vacance d'été ; amis et amoureuse de jeunesse. C'est ensuite que les choses se compliquèrent. Sans raison, les araignées qui logeaient dans son appartement commençaient dès lors à se loger dans ses cheveux. Puis ce fut le tour des blattes de se glisser entre ses orteils, et progressivement, mais à une vitesse démentielle, le corps du jeune David s'était intégralement recouvert d'une armure vivante et bruyante, inspirant le plus haut dégoût à celui qui osera poser le regard dessus.

Frustrée de l'apparence hideuse de leur fils, les parents du jeune David l'avait fait passer par des centaines de traitements plus tortionnaires et douloureux les uns que les autres. On leur retira bien vite la garde de l'enfant quand ils plongèrent David dans un bain d'insecticides ; le pauvre enfant avait inhalé une quantité monstrueuse de produit toxique, heureusement, l'armure d'insecte qui l'enroulait avait encaissé une partie de produit à sa place et il avait heureusement réchappé à la mort. Évidemment, parce que son cas était trop remarquable, le jeune homme avait ensuite vécu dans des couloirs de laboratoires, élevés par des chercheurs intrigués plutôt que des parents attentionnés. Dès sa majorité, il fut enfin libre de faire ce qu'il voulait, et les conseils que lui prodiguaient les individus à blouse dont la soif de connaissances n'était jamais rassasiée lui passaient maintenant à travers le crâne, alors il essaya — et jusqu'à maintenant essayait toujours, comme nous tous — de vivre une vie respectable et sans regret. Depuis, David gagnait sa vie comme « une bête de foire sur-médiatisée », du moins je ne fais que le citer, car c'est comme cela qu'il semble aimer rire de sa condition. C'est un tour de force spirituelle formidable que de vivre avec une telle gêne ; c'est ce que je ne pus m'arrêter de penser à la fin de notre première rencontre.

Je lui demandai plus tard, car hautement tiraillé de questions à son sujet, si l'on pouvait se rencontrer une seconde fois ; c'était quelques mois après, fin août, je crois.

Cette fois-là, nous parlâmes et théorisâmes sur les réactions des maigres bêtes qui grouillaient sur son corps, des règles intransigeantes qui semblaient régner sur leur organisation, ou de ce qui pouvait réellement les attirer. Le sauvetage de la vie de David par les nuisibles, bien qu'il soit très sûrement inconscient, face à la menace de ses parents, m'avait hautement fasciné. Il m'avoua ensuite assez facilement qu'il avait mainte fois aperçu les insectes qui le tapissaient le défendre lors d'agressions quelconques. Pour l'exemple, il m'avait cité la fois où un homme saoul l'avait aperçu, recouvert de sa grouillante et immonde cape. L'inconnu, écœuré comme beaucoup d'autres, voulu le frapper, mais à peine déclencha-t-il sont mouvement agressif qu'une horde acharnée d'insectes vint le piquer, le mordre, le recouvrir de substance irritante, voir toxique, pour la peau. Je voulais voir ça de mes propres yeux, mais la possibilité de me voir couvrir d'insectes dégoulinants me répugnait trop. Quand je lui demandais si les nuisibles s'en étaient pris à lui quand il avait essayé par ses propres moyens de les chasser, il me répondit avec étonnement qu'il se comportait dès lors comme de simples insectes face à des dangers aléatoires de la nature : fuir le danger, voler plus loin quelques secondes puis revenir se poser sur la même surface. Pour la masse grouillante, David n'était rien de plus qu'un arbre mouvant.

Après ces deux courtes entrevues, je ne revis pas David pendant près de deux ans. Je fus mis plus tard au courant par un de mes proches, homme de science qui s'était aussi intéressé au sujet, que l'Homme Ruche était alité, complètement terrassé par la maladie. Ce que mon ami ne savait pas, c'est que je n'étais pas simplement fasciné par le cas de l'Homme Ruche, non, c'était bien plus que ça, depuis presque deux ans je ne pus cesser de me torturer l'esprit à son sujet, cela se muait doucement en obsession. Il me fallait revoir David avant qu'il s'en aille pour toujours, je me devais de lui parler et d'observer son immonde carapace une dernière fois.

C'est ce qui me mena jusqu'à aujourd'hui, surplombé par l'imposant bâtiment qu'était l'hôpital de S..., il ne fut certes pas aisé de me faire passer pour un membre de la famille, mais la stratégie avait finalement portée ses fruits ; je crois que la standardiste avait surtout envie de se débarrasser de ma présence gênante.

Quand j'arrivai enfin à la chambre de mon ami, je fus soufflé par ce que j'aperçus. L'homme avait perdu bon nombre des abominables êtres qui l'affublait auparavant. Seuls le côté droit de son corps et son genou gauche étaient toujours infestés, quant à son visage, on pouvait maintenant y apercevoir des traits humanoïdes se dessiner ; encore qu'ici et là des cafards se débattaient contre des araignées.

C'était peut-être la première fois depuis son enfance qu'on pouvait observer le vrai corps de David et celui-ci était cauchemardesque. Son corps avait perdu ses contours linéaires, sa peau semblait avoir été sauvagement grignotée et le plus choquant c'était cette teinte ébène et lugubre que son épiderme avait adoptée. Moucheté un peu partout sur son tronc, une multitude de maigres brèches dont le fond était impossible à discerner de la peau environnante tant elle était charbonneuse et irritée.

Entre les respirations bruyantes et forcées de mon ami, j'essayais d'en savoir un peu plus sur sa condition. J'attendais qu'un mille-pattes passe lentement sur ses lèvres avant de lever la voix.

— Bonjour, David, c'est votre ami de l'été dernier… (Je ne pus finir ma phrase, car M. B... était pris d'intenses contractions. Celui-ci reprit la parole en même temps que son souffle.)

— Kof… Kof… peu importe qui vous êtes… Kof… Vous êtes là pour la conclusion, non ?

— Non. Enfin oui. C'est que…

— Ne vous en faites pas… Kof… Je suis heureux maintenant, dites-le aux autres. Regardez-moi. Kof… Bientôt nu et libre. C'est le rêve de l'espèce humaine, vous savez.

L'homme paraissait au bord de la mort, reposé et prêt. Je n'avais maintenant plus le droit de troubler son repos, mais je décidais tout de même de rester ici pour l'observer durant l'entièreté de la journée. Alors que je prenais place dans un fauteuil installé en face du lit de David, j'aperçus un puis deux insectes s'enfuir de l'Homme Ruche pour s'en aller par la fenêtre ouverte non loin, c'était bien la première fois que j'apercevais cela.

Quand mon heure de départ fut venue — ou quand le personnel de l'hôpital me fit comprendre que je n'étais plus le bienvenu —, David n'avait pratiquement plus aucun nuisible sur le corps ; certainement n'avait-il bientôt plus de souffle non plus.

En quittant la chambre, je me retournais brièvement sur le pas de la porte. La masse grouillante et immonde avait été remplacée par six papillons colorés qui se reposaient près de l'estomac meurtri de David, c'était d'une beauté exquise.

L'Homme Ruche mourra quelques heures après mon départ, emportant avec lui son mystère insoluble qui pèsera de manière irréversible sur ma curiosité insatiable.


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