L’honorable dette

indiana

Il fut un temps où l’honneur comptait pour tout. Où le crime, le vol ou l’abus de confiance étaient rares. Où la confiance totale régnait entre commerçants et clients. Ce texte est inspiré d’un fait réel.

Quelques convives du restaurant furent surpris d’entendre le comte du Plessis, un aristocrate habitué du lieu, tenir ce discours bref à l’aubergiste : « Mon ami, vous le savez, la Convention a fait son affaire des gentilshommes, et je n’ai plus le sou. Je ne pourrai donc vous régler.» Sans se mêler d’ajouter à l’humilité de ce client, l’aubergiste répondit: « Que Monseigneur veuille bien s’asseoir à ma table. J’ai toute confiance en la Providence, qui saura vous rendre la destinée que vous méritez. »

Le lendemain, monsieur revint, dîna, et, avant de quitter les lieux : — Puis-je encore abuser de votre hospitalité ? — Monseigneur, fit l’autre, mon humble table est la vôtre.

Ce manège se répéta 11.440 jours, plus de 31 ans, sans que jamais la question de l’addition ne fût posée. Jamais l’aristocrate ne fit mine de vouloir payer et jamais l’aubergiste ne le lui demanda. Chaque jour, à l’Odéon, un homme désargenté se faisait servir par un aubergiste qui lui faisait une confiance parfaite.

Un jour, fin 1825, année où de Villèle fit voter le Milliard des Emigrés, monsieur fit un geste pour appeler l’aubergiste et posa pour la première fois la question :

— Mon ami, combien vous dois-je ?

L’aubergiste s’éloigna quérir la note. L’aristocrate restait de marbre.

— Monseigneur, fit l’aubergiste lorsqu’il fut revenu, 2.860 francs. Exactement.

La somme était énorme, rigoureusement consignée. L’aristocrate paya et quitta l’établissement comme si rien de spécial ne se fût jamais produit.

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