L'horrible meurtre de Charles Cursson

ron-bluesman

Jack Johnson, un nouveau garde pénitencier, est terrifié par un prisonnier immobile, muet, au passé indicible.

I

Ça faisait des années qu'il attendait ce moment. Depuis toujours, Jack Johnson était biberonné aux westerns de John Wayne et se rêvait ainsi : la loi incarnée, rempart préservant les faibles de la cruauté de ce monde. Il crut se donner les moyens de son idéal en devenant garde pénitentiaire dans un coin perdu de l'Ohio. Ici, il se sentait utile à la société, la protection d'autrui était pour lui une vocation. Il n'était pas cruel avec les prisonniers pour autant : il essayait de les comprendre, pas qu'il les considérait comme ses égaux, c'étaient des hors-la-loi quand même, mais à défaut de trouver une compagnie plus vertueuse, il s'intéressait à ce qu'il pouvait y avoir de bon chez certains d'entre eux. Ça payait quelques fois, certains de ces repris arrivaient avec une blague, un jeu de mot, un mot d'esprit sur leur condition, à lui décrocher un sourire. Jack, quant à lui, se prêtait au jeu. Il valait mieux en rire avec eux plutôt que de réprimer leur capacité à relativiser. Après ça, dans la salle de garde, Jack sélectionnait les meilleurs traits d'humour de la journée pour les ressortir aux collègues, qui riaient en coulisse, par le biais de Jack. Somme toute, le jeune homme avait su apporter un semblant d'harmonie dans l'antichambre de l'Enfer.

Pourtant, quelque chose - ou plutôt quelqu'un - arrivait à échapper à ce système. Il y avait ce détenu au fond du couloir, à l'écart des autres, qui n'adressait jamais la parole à Jack. Tous avaient cédés au charme candide de Jack, qui tendait l'oreille tant au dealer de bas étage qu'au gros mafieux, sauf cet homme tout au bout. Il laissait une impression de malaise rien qu'à passer devant, son souffle mécanique hantait les cellules alentour, ses longues mèches noires cachaient un regard plus sombre encore, ses joues creusées et son uniforme flottant laissaient deviner que la vie-même n'avait plus sa place dans ce corps inanimé. Il était toujours assis dans un coin de la pièce, ne se levait jamais, pas même pour aller se doucher, si bien que le vert prison de sa tenue s'était zébrée de poussière, de crasse et de sueur. Cette sombre créature intriguait Jack : il finissait toujours sa tournée en allant le voir, persuadé que cet homme attendait qu'il ait le dos tourné pour se mettre à murmurer. Il avait beau essayer de lui parler, ce détenu restait muet comme une tombe : seul l'écho répondait aux questions. Pire encore, chaque silence en guise de réponse attisait la curiosité de Jack, virant à l'obsession.

Un jour qu'il était dans la salle de garde, Jack ne put s'empêcher entre deux blagues de parler de cet inconnu. A cet instant, tous les gardes en pause cessèrent de rire, se turent et se tournèrent vers Albert, le plus ancien d'entre eux, qui prit la parole d'un air grave :

-      « Écoute-moi bien : ça fait plus de trente ans que je suis en poste et aussi loin que je me souvienne, ce type a toujours été là, sans rien dire. Tu vas vite apprendre à t'y faire. J'en ai vu des salauds en tout genre par ici, mais çui-là, y'en a pas deux comme lui. Si j'étais toi, j'éviterais de m'en approcher : ce gars, c'est la mort en personne. Il ne parle pas et c'est très bien comme ça. Reste loin de lui et tout ira bien ». Plus intrigué que jamais, Jack ne put s'empêcher de faire part de son incompréhension.

-      « Mais enfin, comment pouvons-nous à ce point ignorer son existence ! j'ai déjà parlé à tous les détenus de son secteur mais lui, je ne connais même pas son nom, ni même son visage ! comment le reconnaitrions-nous s'il venait à s'échapper… 

 

-      Oh ça non, ça ne risque pas d'arriver - l'interrompit Albert -, il n'a jamais bougé. Je doute même qu'il soit humain. Ma théorie, c'est qu'on a ramené une de ces statues de cire ratées que les musées n'exposent pas, qu'on l'a rapatriée ici pour faire peur aux détenus, et que chacun se figure dans cet épouvantail humain ses pires peurs.

 

-      C'est n'importe quoi… depuis le temps quand même… tu l'as forcément vu bouger ! et puis… quand tu avais encore une bonne vue… – Jack craignait de paraître insolent avec cette remarque – tu l'as forcément vu bouger ne serait-ce que le petit doigt ! » pris dans son élan, Jack se leva. Il marchait en direction de la porte quand sa main se figea d'effroi. Il fut pris de sueurs froides et ses doigts tremblaient sur la poignée dévissée, la faisant cliqueter à un rythme infernal. Albert reprit :

-      « Alors quoi ? t'as compris maintenant ? on est tous pareils. Ce type de l'autre côté… personne ne cherche à savoir ce qu'il a fait et c'est très bien comme ça. »

Jack se surprit à pleurer de peur. Il resta de dos, s'essuya sur sa manche et la pause prit fin. Il retourna travailler.

 

II

Jack resta préoccupé tout le reste de la semaine et, en dehors de ses heures de service, il se rendit aux archives de la prison, où se trouvaient les effets personnels des détenus ainsi que leur dossier. Il cherchait celui de l'inconnu mais, sans nom, c'était difficile de le retrouver. Il se souvint de ce qu'avait dit le vieil Albert, et se rendit au fond de la pièce, là où les plus vieux cartons se mettaient à moisir. Il y découvrit une boîte d'archives datant de 1975, une des plus vieilles du secteur. Il sentit le couvercle s'effriter au contact de ses doigts et le souleva. Dedans, il y avait des habits rongés par le temps ou les rats, un rasoir rouillé et la photo, jaunie sur les bords, d'une jeune fille, avec au dos l'inscription « Pour mon Charlie adoré – Dawn ». Il s'appelait donc Charlie ? non, ce n'est pas ce que dit ce dossier : Charles Cursson. Jack déglutit. Mettre un nom sur ça, ce n'était pas tant éclairer l'affaire qu'épaissir le mystère. Qui était cette Dawn ? cet homme était-il aussi vieux qu'on le disait ? si c'était le cas, qu'est-ce qui lui valut une peine aussi longue ? il parcourait le dossier et tomba sur un procès-verbal qui semblait informel : Charles Cursson aurait été reconnu coupable de meurtre… la victime était âgée de dix-huit ans au moment des faits… une carabine Marlin Model 336… L'hypothèse de la folie plaidée par la défense ne fut pas retenue. Jack avait des compétences limitées en droit mais il trouvait cette pièce trop expéditive pour avoir été faite en règle, de la main d'un greffier. Il prit les coordonnées du légiste de l'époque, seul autre nom figurant dans le dossier, et fit des recherches sur ce Dr. Frantz Fischer. Sa piste remontait à un coin pavillonnaire de Long Island et Jack attendit d'être en congé pour s'y rendre.

Quelques semaines s'écoulèrent avant que Jack n'aille sur l'île. Un grand homme tremblant et bossu lui ouvrit et grommela :

-      Qui est là ? c'est toi Jimmy ?

-      Non monsieur, je m'appelle Jack… Jack Johnson. Je viens vous parler de Charles Cursson.

-      Oh… un journaliste, encore. Allez-vous-en, je n'ai plus rien à vous dire.

-      Attendez ! vous faites erreur ! Je suis garde pénitencier et j'aimerais vous parler d'un de mes prisonniers.

-      Ah…  Vous le connaissez donc… - il hésita un instant avant de lui ouvrir – entrez, je vous en prie, il vaut mieux que vous sachiez certaines choses…

Frantz fit entrer Jack dans sa maison, tout à fait banale, à l'exception des quelques photos de famille, disposées sur la tablette de cheminée, et qui paraissaient toutes très anciennes, elles semblaient dater des années 1940-1950. Rien ne laissait présager que ce vieil homme connut véritablement Charles Cursson, jusqu'à ce qu'il prenne la parole :

-      Si vous deviez dégager une impression émanant de Charles… que diriez-vous ? comment qualifieriez-vous l'effet de sa simple présence ? demanda énigmatiquement Frantz, avec son accent germanique.

-      La mort (était-ce là les mots d'Albert ?), juste la mort. Je ne saurais quoi dire d'autre à part la mort.

-      Vous l'avez vu vous aussi… à l'époque de son procès déjà, il dégageait cette même sensation. J'ai vu ce qu'il a fait et, bien que j'eusse dû voir des choses inimaginables durant ma carrière, je n'ai que très rarement vu une perversion pareille…

-      La fille qu'il a tuée… son identité ne figurait pas dans le dossier… c'était Dawn n'est-ce pas ?

-      En effet… on nous avait demandé de garder l'affaire secrète. Du moins, de garder la partie concernant Charles sous silence. Son meurtre faisait partie d'une affaire célèbre de l'époque mais nous ne pouvions pas intégrer Charles dans le procès réservé aux médias. Il ne fallait surtout pas que les gens apprennent son existence. Vous comprenez pourquoi j'imagine. Maintenant que vous creusez son passé, faites-moi le serment de ne rien divulguer sur ce que je m'apprête à vous dire, sinon quoi vous pouvez d'ores et déjà repartir d'où vous venez.

Jack acquiesça d'un geste de la tête. Alors, le vieux Frantz creusa aussi, dans sa mémoire, et en ressortit une reconstitution partielle du procès : il énonçait des éléments dans le désordre, au gré de sa mémoire :

-      Il avait la vingtaine à l'époque… la victime en avait dix-huit… un thorax détruit par les cartouches de fusil… mais ce qui me choqua le plus… c'était le cœur, non pas le vrai cœur… il avait… avec les bris ensanglantés de la cage thoracique… il avait fait un cœur… un cœur comme celui des cartes. Il invoqua la folie en prétextant qu'une vie éternelle l'attendait s'il donnait son cœur au Diable. Le juge lui refusa l'incarcération dans un hôpital psychiatrique, c'était trop dangereux, même pour un personnel aguerri. Non… il fallait le mettre là où sa présence inspirerait de la crainte et non davantage de folie. Le juge, Mr. Lawrence je crois, décida de le mettre dans votre petit centre pénitencier, à l'écart des villes, au milieu de nulle part, et ce n'est pas plus mal comme ça.

-      Je vois… cependant quelque chose m'intrigue : vous avez dit qu'il avait la vingtaine au moment des faits. Or, j'ai retrouvé son dossier dans un carton daté de 1975… ça lui fait quoi, la soixantaine maintenant ? malgré son état déplorable, je ne lui donne pas plus de cinquante ans : il n'a ni les cheveux grisonnants, ni les rides de l'âge, il est seulement marqué par la fatigue, de ce que j'ai vu.

-      Tirez-en les conclusions que vous voulez, ce n'est plus mon affaire. J'ai décidé de ne pas comprendre : j'ai vu ce qu'il a fait et je m'en souviendrai encore tout le temps qu'il me reste à vivre. Son crime me suffit à accepter la part d'inexplicable dans ce monde. Lui chercher une raison, c'est croire qu'un humain se cache sous cette carcasse lugubre. Ça fait longtemps que je me suis résolu et vous devriez faire de même, sinon il va ronger tout ce qu'il peut y avoir de bon en vous.

 

   III

Après l'avoir remercié de son hospitalité, Jack quitta le Dr. Fischer et retourna chez lui en Ohio. Quand il revint au pénitencier, il apprit qu'en son absence une rixe générale avait eue lieu dans l'aile de Charles Cursson. Il se précipita sur lesdits lieux pour voir l'état de chacun des détenus. Arrivé au bout de celle-ci, la cellule de Charles était vide. Jack demanda ce qu'il était arrivé au détenu, ce à quoi on lui répondit : « Il est mort ». Il ne pouvait y croire. « Il a eu Albert avant de crever ». Il y crut encore moins. Il exigea de voir le corps. On le conduisit à la morgue. Là, il vit bien l'homme aux longs cheveux noirs, le regard éteint, allongé sur une table d'autopsie. Jack, pâle et dépité, ne put cacher son incompréhension face au médecin légiste :

-      Que s'est-il passé ?

-      Une bagarre générale. Ça a commencé dans la cour, par une rivalité de gang, et tout s'est vite précipité au moment de regagner les cellules. Lui, il a tué Albert à l'arme blanche – Jack pâlit davantage -, il a fait un trou de 6 cm par-dessous la mandibule en remontant jusqu'à l'os lacrymal. Les gardes lui ont tiré dessus, il a été criblé de treize balles dans le dos.

-      L'arme du crime ? qu'elle est-elle ?

-      On l'ignore, elle n'a pas été retrouvée. La trajectoire de la blessure peut laisser penser à une lame courbée mais avec ce diamètre de pénétration on pourrait croire à un pic plutôt, voire une corne. Le plus étrange étant qu'on n'ait rien trouvé de cette envergure. Quel gâchis… un homme de cet âge…

-      Je vous demande pardon ?

-      Son dossier a été égaré, alors j'ai mené des analyses dentaires et rien dans la base de données : il n'existe pas officiellement. On sait juste que ses dents correspondent à celles d'un homme de vingt-cinq ans, trente tout au plus.

Jack lutta intérieurement pour ne rien laisser paraître de sa terreur, ce même effroi que dans la salle de garde, celui qui prend aux tripes et les dévore. Il retourna sur la scène de crime, obsédé par un détail. Une fois arrivé, il s'aventura dans la cellule désertée et vit des marques rouges, dans l'angle de la pièce où végétait auparavant Charles Cursson. Il s'en approcha et découvrit, tracé dans le sang séché, un pentagramme inversé dont la corne droite supérieure manquait.

  • Une nouvelle bien construite et très originale! on est pris dedans; à retravailler cependant sur quelques points, mais l'idée est super

    · Il y a plus de 3 ans ·
    Index

    juliettecarrlet

  • Une génèse d'un film?!!! Plutôt réussie, je dois dire ;0)

    · Il y a presque 4 ans ·
    Facebook

    flodeau

    • merci beaucoup ! Charles Cursson est en effet trop important à mes yeux pour ne le réduire qu'à une seule nouvelle, à voir ce que j'en ferai...

      · Il y a presque 4 ans ·
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      ron-bluesman

  • Satan était dans la place !
    Très prenante cette histoire...horrifiante.

    · Il y a presque 4 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Merci beaucoup, ça fait vraiment plaisir !

      · Il y a presque 4 ans ·
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      ron-bluesman

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