Libre comme Jeanne
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Notre histoire aura duré un peu plus de 6 ans. À l'époque, je cherchais une grand-mère. La mienne me manquait trop. J'avais tout plein d'amour à donner. Je ne savais pas à qui. Certains cherchent un mari, d'autres un ami. Moi, c'était une grand-mère. Mes cheveux étaient noirs, les siens étaient blancs. Ça faisait sourire, ça la faisait rire. Soixante ans exactement nous séparaient. On a été au salon de thé tous les mercredis à une époque, on a été voir l'école où elle a enseigné. J'étais au volant de ma Citroën Visa. J'ai regardé si sa ceinture était bien attachée. Et j'ai pas regardé devant. Le mûret en pierre, doucement, s'est écroulé. J'étais paniquée, elle était pliée, et m'a dit de filer. J'ai obéi. On a repris la route. Elle riait encore. Je l'ai emmenée voir Les Ours du Scorff au festival De bouche à oreille. Elle a parlé en breton avec le chanteur. Il lui a offert son “pass”. Elle était ravie, ma "Bretonne bretonnante".
Elle m'a beaucoup parlé de sa famille, de ses parents notamment, des paysans très pauvres, mais bon sang qu'ils avaient su les rendre heureux, elle, ses soeurs et son frère! Heureux si simplement. Elle m'a parlé de l'école avec son mari (instituteur lui aussi), quand il y avait la guerre, et les Allemands, dans leur classe. L'un d'eux était enseignant. Il le leur avait fait comprendre, avec ses mots, et des gestes. Je la vois encore me le raconter. Les yeux brillants, le doigt pointé devant, et son visage qui confirme, dans un léger balancement. Son sourire n'en est pas un, il concentre ce qu'elle pense alors de la connerie humaine. Un sourire tout pincé, navré. Elle revit la scène. Elle revoit son mari adoré, et ce “confrère” dans un uniforme enfilé de force. Elle n'aimait pas les uniformes, encore moins les grades et les médailles. Elle riait de ceux qui couraient après.
Veiller toute la nuit pour voir l'élection d'Obama, à 89 ans
On a regardé le Tour de France ensemble. Elle a veillé toute la nuit pour voir l'élection historique d'Obama. Elle aimait marcher, et plus que tout : la liberté. Une année, je voulais l'emmener revoir sa Bretagne natale, sa soeur chérie à Paris, ou encore la Fête de l'Huma. Sa fête préférée (à elle aussi). Mais elle ne voulait plus voyager. J'y suis allée sans elle à la Fête, mais j'ai passé un bon moment au stand du Finistère, à parler d'elle aux plus âgés autour d'un verre de Chouchen, songeant au compte-rendu que j'allais lui faire. Longtemps, elle avait lu le journal L'Humanité. Elle avait été communiste. Son mari, lui, lisait Le Nouvel Obs. Le souvenir de ça, et de leurs chamailleries, ça la faisait rire.
Les livres de François Cavanna que je dévorais, elle les avait tous lus. D'ailleurs elle s'est souvenue qu'elle avait son âge à Cavanna. Et qu'elle l'avait vu un jour dans la rue, devant un stand de livres, à Paris. J'étais fière de lui dire qu'il m'avait écrit. Une réponse à ma lettre, envoyée après la lecture des “Russkoffs”. Ce livre-là, il était dans la bibliothèque de la maison de retraite. C'est là qu'elle prenait de quoi “dévorer”, et s'évader. Ses étagères, dans sa chambre, en étaient pleines, de livres bien à elle. Les livres, c'est sacré. Théme favori : la Bretagne, forcément. Elle aimait les phares aussi. Et le chocolat.
Un jour, j'ai organisé des retrouvailles avec ses anciens élèves d'une commune du nord des Deux-Sèvres. Ma petite annonce, aux airs d'avis de recherche, était parue plusieurs semaines à l'avance, dans le journal local. Certains étaient méfiants à l'égard de la petite jeune bien dévouée. (Bah oui, ça devait cacher quelque chose, forcément). Finalement, ils étaient une bonne vingtaine autour de la table. J'ai découvert (mais je m'en doutais) quelle “maîtresse d'école” formidable elle avait été. D'anciens élèves malvoyants étaient devenus enseignants, car disaient-ils, ils avaient été "traités comme tous les autres". Elle aimait marcher, et les fleurs sauvages. Celles des champs.
Sa chambre, avant, était située au rez-de-chaussée, juste à côté de la porte au fond du couloir. Avec vue et accès directs sur le jardin. Elle était libre. L'horizon (à dépasser) : la grille grande ouverte au bout du chemin boisé. Elle se faisait la belle, souvent. Mais était toujours là pour 18H30. Sauf une fois, les pompiers ont dû aller la chercher sur une petite route de campagne dans le village d'à côté. Elle, elle continuait de marcher.
Son histoire, c'était une force. Son ouverture d'esprit, une chance.
Et puis un jour, les travaux. Un jour, un changement de chambre. À l'étage. Là-haut. La liberté diminuée. Bien rangée aux côtés des fauteuils roulants. Elle n'a pas aimé, mais alors pas du tout. La porte remplacée par un ascenseur sécurisé. Son déambulateur, sa "Ferrari", troqué un matin pour une chaise roulante.
Un après-midi, en juin dernier, une carte postale entre les mains, elle s'est mise à me répéter la première ligne, quatre fois... Et à en rire. Puis elle s'est endormie. Je suis partie sur la pointe des pieds. J'ai ouvert la porte sécurisée de cette grande salle où se trouvaient d'autres résidents, tous “invalides”. L'un d'eux a voulu en profiter pour sortir. L'aide-soignante lui a dit “non”, fermement. J'étais là, bloquée, entre ces deux mondes, et tentée de faire le passeur. Il a répété encore une fois qu'il voulait sortir, prenant un air autoritaire. Un air qui avait dû l'habiter autrefois, sans doute conforté par une certaine position sociale. Or, il ne les avait plus, ni cette autorité, ni cette “légitimité” qui fait qu'on écoute et qu'on prend quelqu'un au sérieux. La légitimité que devrait pourtant avoir chaque être humain. La porte s'est refermée. Lourdement.
Je viens d'apprendre qu'elle, Elle, s'était échappée, pour de bon. Il est certaines personnes qu'on ne peut garder en cage. Réduire leur liberté, la supprimer d'une certaine manière, c'est leur enlever l'envie, et donc la vie, lentement, à petit feu. C'est précipiter le mouvement vers la fin. Les personnes âgées, qui peuvent, et veulent rester debout, vivantes, actives, coûte que coûte, c'est parfois "emmerdant" pour le manque de moyens des établissements. Ça donne plus de travail. Pourtant ça donne tellement à penser. Elle avait tellement à transmettre, elle a tellement transmis.
Peut-être pas à sa "vraie" petite-fille, ni à ses arrières-petits-enfants. Absents. Même au téléphone. Paris, c'est loin. Et la vie y est exténuante. Un soir, au téléphone, elle entend se chuchoter : “Dis-lui que je ne suis pas là...” Ça lui a crevé le cœur.
Elle était libre, avant-gardiste (oui oui). Son histoire, c'était une force. Son ouverture d'esprit, une chance. Mon histoire avec elle, une jolie partie de ma vie. Elle n'est plus là, et quelque chose a changé. Comme si elle avait laissé ce monde se débrouiller tout seul, avec tout ce qu'il regorge d'imperfections, d'injustices. Elle a fait sa part. Elle m'a laissé pleins de choses (immatérielles). Dans ma tête, elle a laissé ce regard fonceur, frondeur, insoumis. Finalement, elle n'aura jamais renoncé à rien. Et surtout pas à sa liberté. À la première brèche, elle s'est enfuie. C'était Jeanne, ma grand-mère bretonne.
Un texte très émouvant ! comment finiront nous ! ?
· Il y a plus de 8 ans ·Dès les premières lignes votre texte m'a ramené au livre que je lis en ce moment : "Le vieux qui déjeunait seul" de Léa WIAZEMSKY. L
Louve
La belle histoire de Clara qui cherchait un grand-père et de Clément qui cherchait une petite fille. Une grande affection va les lier...
· Il y a plus de 8 ans ·Louve
Merci Martine! Et grâce à vous, je découvre l'histoire de Clara...Écrite par Léa... À bientôt! :-)
· Il y a plus de 8 ans ·la-vie-est-si-courte-et
Un beau texte généreux !
· Il y a plus de 8 ans ·Ana Lisa Sorano
Merci Ana Lisa :-)
· Il y a plus de 8 ans ·la-vie-est-si-courte-et