Liens Eliane

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LIENS ÉLIANE

Je connaissais une femme qui s’appelait Éliane. Elle buvait des tisanes aux vertus délassantes, courait en crabe dans la forêt, aimait les couchers de soleil sur les neiges éternelles et les mille-feuilles au foie gras confit. Ses cheveux, d’un brun cacao aux reflets dorés, sentaient souvent le shampoing à la camomille. Éliane était fine, on s’en doutait, et ne se brisait pas facilement.

Un jour, lasse de subir les entraves d’une société bien-pensante, elle décida de s’ouvrir à d’autres expériences, de prendre un nouvel élan, d’éliminer tout le superflu qui maintenait sa vie dans un protestantisme cafardeux.

Éliane arracha d’abord la ceinture de chasteté qui maintenait sa libido sous éteignoir. Ensuite ce fut le tour des menottes que son mari l’obligeait à porter les soirs où la ceinture n’était pas de mise, puis elle renonça aux tenues sexy, à l’épilation à la cire tiède, aux bas résilles qui donnent aux jambes des allures de saucisson emballé.

On la vit doubler les feux rouges par la droite, griller des priorités, emboutir des sens interdits, dévisser des ralentisseurs, effacer des radars. Les heures supplémentaires disparurent de son emploi du temps. Éliane se levait quand son lit ne voulait plus d’elle, se couchait lorsque les rideaux de ses yeux se fermaient. Nue à midi, en combinaison de plongée à minuit, elle changeait de tenue comme d’autres de téléphones portables.

Les amants défilèrent dans son lit. Baron moustachu, infirmier volage, pompiste au chômage, banquier inquiet, footballeur surnuméraire, ébéniste frivole, chirurgien à l’esthétique douteuse, écrivain déplumé, moine sceptique, pharmacien anti-sceptique, cinéaste borgne, chanteur bègue, étudiant sans-dessus dessous, pêcheur d’Islande, chef de gare mal aiguillé, gardien de fournaise atomique… Elle ne reculait devant rien ni personne, montrait son cul, jouissait de cette liberté qui lui chatouillait le clitoris de sa langue râpeuse.

Enfin étrillée, Éliane. Écorchée, mise à nu, débarrassée de toutes ces fioritures, ces fritures, ces oripeaux, ces chaînes de magasins, ces obligations sans dividende, ces contrariétés nonchalantes, ces règles à calculer que l’on fourgue de force déjà aux enfants pour qu’ils prennent le pli de la contrainte.

Libre et fière de l’être, Éliane.

Cependant elle m’écrivit ces mots, par texto interposé – mots sans ponctuation puisque les points, virgules et autres tirets entravent la bonne marche de l’expression écrite : « Je jouis par tous les bouts mon cher mais le monde ne se porte pas mieux pour autant ». Lucide constatation. Amère comme l’océan pollué, aussi acide que les pastilles dont les raveurs se gavent.

Tandis qu’elle absorbait le plaisir par tous les bouts, la couche d’ozone continuait à s’effilocher, l’amiante squattait les alvéoles pulmonaires, les automobilistes s’encastraient dans le mur du son, on ne se torturait pas que les méninges, on tirait à bout portant sur les enfants des autres, on buvait de pleines coupelles de cigüe, on arrachait les bonnes herbes pour mieux favoriser l’épanouissement des mauvaises, on broyait du noir immigré, on expropriait les abeilles dans des champs noyés sous les herbicides et Éliane prenait son pied tandis que l’on contestait toute responsabilité dans l’anéantissement final de cette terre sans laquelle, finalement, nous aurions moins de soucis.

- Que dois-je faire ? me demanda encore Éliane, par téléphone cette fois-ci.

- Je ne sais pas, admis-je, ce qui ne l’étonna pas vu que j’avais toujours été impuissant.

L’humain n’aime pas rebrousser chemin, c’est un fait, Éliane guère plus que les autres, et renoncer à sa poly-jouissance ne l’enchantait pas. Elle décida finalement de convertir ses semblables, ses dissemblables et qui accepterait bien de se laisser convertir, ce qui ne fut pas une mince affaire. Dès qu’un groupe d’idéologie commune se forme, surtout si le plaisir orgasmique en est le pilier central, les rabat-joie parlent tout de suite de secte. Et les sectes, contrairement aux insectes, sont nuisibles, du moins pour ceux qui en sont convaincus.

Je ne sais pas ce qu’Éliane est devenue, ni si elle a réussi dans son entreprise – cela semble peu probable, vu l’état du monde. Mais j’essaie de mettre sa méthode en pratique, à une modeste échelle il est vrai  : je ne porte plus de bretelles, pas de ceinture. Ainsi mon pantalon glisse souvent sur mes chevilles, ce qui est plus pratique pour jouir sans entraves.

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