Ligne 5

jireoparadi

Bon, normalement, je répondrais sans réfléchir. Mais là, on parle de Denis quand même...

—   Moyenne l'intervention de Jérôme non ?

—   Je ne vois pas du tout pourquoi tu dis ça, moi j'ai trouvé vachement bien « Aloreu, au regard des zatendus ékonômique zambissieux que nous projeti… poursuivi… que nous avait donné Henri, je suis pleinement satisfait même si je note qu'en margeu brute les résultats sont assez décevants… »

—   Putain Eric t'es dur quand même non ?

—   Ah bon ? Parce que tu crois qu'il est cool lui ? Attends un peu de voir ce qui va se passer le jour où tu ne seras plus dans les clous.

—   Et la Charlotte ?

—   Fokonkomunik ? J'adore.

—   Tu ne t'arrêtes jamais en fait ?

—   Non.

Ligne 5, pas grand monde dans la rame entre République et Stalingrad, quatre musiciens qui discutent de leur répétition, deux femmes de ménage qui sortent du boulot, leurs enfants et leurs provisions dans leurs bras, deux ou trois hommes en costume, un poivrot et une nana en survêtement, cheveux dans un serre-tête, sac de sport à ses pieds.

Il est 21H00, on rentre de convention avec Eric et Denis. Denis tâte le terrain avant de donner son avis. As usual. Et Eric s'en amuse. As usual…

—   J'arrive pas à comprendre pourquoi t'es aussi intransigeant, le projet d'Henri n'est pas si mal, Jérôme et Charlotte non plus.

—   C'est à dire ?

—   …/…

—   C'est à dire : « Pas si mal par rapport à quoi » ?

Denis n'a pas vu « Embrassez qui vous voudrez »… Du coup c'est private joke…

Pas si private que ça, il a dit ça juste assez fort ; à coté de nous, la nana en survêtement sourit.

—   Ben, Henri met en place son projet, il nous a quand même dit beaucoup de choses sur…

—   Non mais attends Denis, je ne te demande pas ce qu'ils ont dit. Mais ce qu'ils ont fait lui et son armée de mange-merde.

—   Regarde la réorganisation du Market, pas mal de choses ont changé non ?

—   Non.

—   …/…

—   Pas mal de « gens » ont changé, c'est différent des choses les gens, tu vois, c'est pour ça qu'on utilise pas le même mot en fait.

Rythme qui s'accélère, léger haussement de ton, ça y est c'est parti, et les passagers commencent à regarder dans notre direction. Vu comme ça on se dit que ça va mal finir, mais à ce stade, je suis hyper tranquille, je connais Eric. Capable de monter dans les tours plus vite que votre cœur dans un concert de Muse ; il choisit avec le plus grand soin ses combats, ses mots,… Et ses adversaires.

Et, ne s'acharne jamais…

Sur plus faible que lui.

—   A propos Denis, on ne dit pas « réorganisation » ni « ont changé » mais « ont été virés », « dégagés », « éjectés », remplacés par ses potes… A commencer par Jérôme « Semelles Crêpe et Bar à Putes » en ministre de l'Intérieur ! T'as de la merde dans les yeux ou quoi ?

—   Oui bon peut-être. Il y a quelques abus c'est pas forcément faux, mais c'est pas parce que ce sont ses potes qu'ils sont tous mauvais. Regarde, quand Jérôme nous a invité à diner l'autre soir c'était quand même sympa, il n'était pas obligé de nous payer un verre après.

—   Ouais, d'ailleurs, maintenant que tu en parles, je crois me souvenir,… T'écoutes Lucas merde ! qu'Hitler adorait recevoir des enfants pour le gouter…

—   …/…

—   …/…

—   …/…

—   Laisse Denis. Fais comme Lucas, prends du recul..., finit par balancer Eric en guise de bouée de sauvetage.

Que Denis agrippe vite. Mais pas très bien…

—   C'est vrai qu'on ne t'entend plus beaucoup depuis la dernière réunion Lucas, comment ça marche avec Victoire au fait ?

 

Bon, normalement, je répondrais sans réfléchir. Mais là, on parle de Denis quand même... Je choisis : deux secondes de silence. Juste ce qu'il faut pour laisser mon collègue préféré vous offrir un rappel...

 

—   Qu'est ce que ça peut te foutre Denis ? Jaloux ? Pourquoi t'as pas tenté ta chance dans ce cas l'autre jour ? Il est comme ça le Lucas, air de rien, mais il marque des points. Bon, pas avec Jérôme c'est vrai. Mais c'est ça les poètes maudits. Poète ? Ça te dit quelque chose ou pas ce mot ?

Tu écoutes en souriant mais d'un seul coup, quelque chose s'est cassé, les conversations deviennent plus claires, comme suspendues dans l'air, tu peux presque les toucher, tu en saisis chaque vibration dans l'atmosphère de cette rame qu'elles perturbent, comme un robinet qui fuit la nuit, un couple qui s'embrasse et se désire juste à coté de toi dans le train, et que tu es incapable de détourner le regard, en même temps qu'un peu de sueur coule sous tes bras, tu relis pour la 4ème fois la même phrase de ton journal, l'impression que d'un seul coup, tout le monde te regarde, il faut absolument que tu racontes à quelqu'un ce qui se passe sinon tu vas devenir fou, tu devrais te lever, répondre doucement, rentrer dans la danse ou te sauver pour que tout s'arrête, mais si tu le fais, tu seras complètement grillé, tu restes, bredouilles un vague « Vous êtes vraiment trop nuls les mecs,… Mais c'est vrai que je l'aime bien. ». 

Station Stalingrad, sauvé par la RATP, tu clignes un peu les yeux,  te lèves et te dirige vers la porte, tu n'entends presque plus tes potes, les femmes de ménage se sont levés, la porte s'ouvre, au moment où tu passes devant elle, la jeune femme en survêtement te dit quelque chose, tu ne comprends pas « Pardon ? », tu es déjà sorti « Excusez moi, vous avez dit quoi ? », les portes se referment, tu regardes à travers la vitre, « J'ai pas entendu », tu la vois répéter, mais tu n'entends plus du tout, Denis et Eric t'ont rejoint, la rame démarre, tu remets ta sacoche sur l'épaule vous vous dirigez vers la sortie, tu revois la scène « Pardon, excusez moi vous avez dit quoi, j'ai pas entendu », Eric et Denis poursuivent leur conversation, vous vous approchez de l'escalier.

—   Bon, on va boire un coup au MK2 les mecs ?

—   Why not ? T'en dis quoi Lucas ?

Tu t'apprêtes à répondre quand ça te saute au cerveau, « Toutes les mêmes… Sauf une »…

Merde !

Le dernier wagon rentre dans le tunnel. Tu jettes un coup d'œil à ta montre et note mentalement : 21H14, jeudi, Ligne 5.

Tu reprends ta montée des marches.

—   OK les gars, la première est pour moi. Pas tard hein ?

Toutes les mêmes… Sauf une.

 

 

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