Ligne de vie

petisaintleu

Suite de La révélation : Où je découvre des origines inconnues et étonnantes.

Je claquai des dents toute la nuit. Je cauchemardai sur le docteur Jekyll et M. Hyde, sur Jack l'Éventreur, sur un loup-garou dont je sentais le souffle méphitique me talonner. Quand j'ouvris les paupières, il se tenait là, immobile. Je ne ressentis pas de terreur. Pourquoi m'effrayer alors que je l'incarnais quelques jours auparavant ? Du moins, l'occasion se présentait de faire connaissance.        

J'entamai la conversation :              

« C'est toi l'auteur de cette horreur ?         

— Oui gamin, – son entame et sa voix me firent tout de suite penser à mon grand-père, son neveu. Derrière sa moustache, je devinai le même visage allongé, vaguement chevalin qui lui donnait un faux air de Fernandel – c'était toi ou lui. Et vu que j'avais tout le barda avec moi, je n'ai pas hésité. Sinon, tu y passais !                 

— Attends, je ne comprends pas ... Explique-moi. Sais-tu qui je suis ? En quoi et comment es-tu intervenu ?          

— Calme-toi gamin. Ne t'énerve pas, on a le temps. Sais-tu que je t'ai connu quand tu étais un nouveau-né ?          

— Ma mère m'a dit que tu étais décédé en 1972 à l'âge de soixante-seize ans. J'avais donc trois ans. Je n'en sais guère plus. Tu dois savoir que l'on n'est pas très bavard chez les Vincent.                

— Tu ne connais pas le passé de la famille ?

— Si. Des ouvriers qui travaillaient dans les filatures ou les verreries.

— Bien, je constate en effet que tu ne connais pas grand-chose.

— C'est-à-dire ?

— T'est-il déjà arrivé de te rendre à l'Arc de triomphe ? En supposant que ce soit le cas, tu n'auras sans doute pas remarqué que, sur la dix-neuvième colonne du pilier est, notre nom est inscrit parmi les six-cent-soixante personnalités qui servirent au mieux la Révolution française et le Premier Empire.

— Ah, je ne savais pas que la Thiérache possédait son lot de héros. »

Les petites gens du Nord sont pudiques. Ils vous accueillent facilement, ils ne vous rejettent pas. Toutefois, une vie consacrée au fond d'une mine ou derrière un haut fourneau les rend avares de toute phrase qui ne tient pas du vital. Seul l'estaminet redonne de la gouaille et des rires. Dans ma famille, on respectait la tradition. Mes aïeux, je ne les interrogeais pas. D'ailleurs, je n'en ressentais pas l'envie. Sans renier mes origines prolétaires, mon père parvint à s'en extraire, en gravissant les échelons à qui le voulait dans la France des Trente Glorieuses.               

Quand je me rendais chez mes grands-parents, je me sentais le cul entre deux chaises. Dans ma tête immature, je percevais les différences. Nous passions en Belgique, à trois kilomètres de la petite ville industrieuse où ils habitaient, pour faire le plein d'essence et de chocolat Côte d'Or. Je ne pouvais pas m'empêcher de faire un parallèle. Le no man's land, ces quelques hectomètres de neutralité supposée, je le ressentais entre ma vie assez bourgeoise, sans être ostentatoire, et leur maisonnette. Tout y respirait la simplicité. Enfant, je m'y dépaysais. Adolescent, je les moquais, de toute l'arrogance de me croire supérieur pour deux Balzac et un Flaubert lus et mal digérés, eux qui se contentaient des rubriques locales de la Voix du Nord. La cuisine-salon, tapissée de papier-peint de biches au fond des bois, le pendant prolétaire de la toile de Jouy, tenait de la maison témoin à l'opposé de l'avenir que je me projetais. Sur la cheminée se concurrençaient l'assiette en cuivre ramenée par mon oncle de la guerre d'Algérie, dont je ne comprenais pas si on pouvait vraiment y manger, et la cartouche sculptée par le trisaïeul dans une tranchée de Verdun. Le soir, un dentier qui trempait dans un verre venait les rejoindre.            

Au regard de ces vies de peu, les révélations de mon arrière-grand-oncle furent stupéfiantes. Il reprit :             

« Mon arrière-arrière-grand-père, je te laisse le soin de deviner son degré de parenté avec toi, Henri Vincent, était général de division sous Napoléon. Il gravit tous les échelons des grades de l'armée impériale. Après sa mise en inactivité pour son ralliement au Petit Caporal lors des Cent-Jours, il reprit du service dès 1819 et participa en 1823 à l'Expédition d'Espagne, dont la campagne visait à rétablir Ferdinand VII sur le trône. »                

Arthur continua pour me dérouler des révélations incroyables. En garnison suite à la prise du Fort du Trocadéro à Cadix, l'officier supérieur tomba sous les charmes d'une belle Andalouse. Âgé de quarante-huit ans, les batailles et le commandement compensaient une forte claudication, conséquence d'un coup de sabre autrichien, par une prestance et un charme dont la blondeur étonnait les Ibères aux cheveux de jais.

Azucena connaissait le veuvage depuis que son époux, en 1812, lors du précédent siège, passa à trépas. Elle n'avait alors que dix-sept ans, ce qui explique qu'elle ne fit pas preuve d'un abattement excessif. Elle rebondit en se reposant sur une tante introduite dans le cercle intime de « Pepe » Joseph Bonaparte. Quand celui-ci regagna la France après la défaite de Vitoria un an plus tard, elle se fit plus discrète. Elle devint dame de charité. Elle s'ordonna une vie rangée et elle servit même avec dévouement les indigents.                 

Le retour des troupes hexagonales réveilla en elle des idées que le port de la mantille ne parvint jamais à anéantir. Quand ils se croisèrent au théâtre romain, entre la vieille cathédrale et l'arc des Blancs, ils comprirent.

 

N'allez pas croire que la très sainte et catholique Espagne n'était qu'un couvent à ciel ouvert. Dans le lacis des étroites ruelles mauresques, au détour d'une rue borgne, il se trouvait toujours la maison d'une mégère qui, pour un réal, consentait à fermer les yeux. Azucena dégota un nid d'amour. Au petit matin, alors qu'Henri en sortait de fort bonne humeur, il accepta de tendre une main à une gitane qui, depuis déjà deux jours, lui assurait des révélations. Quand il rejoignit son cantonnement, son aide de camp surprit un air hagard. Ils se connaissaient depuis quinze ans. Même lors de la boucherie d'Essling, il ne perçut pas, alors que les sabots des chevaux ne pouvaient échapper à écraser les crânes des Grognards qui geignaient d'agonie, un faciès d'une telle blancheur tombale.

Tandis qu'Arthur déroulait son histoire, mes ongles s'incrustaient dans le bois du cadre de mon lit. Je revivais éveillé les épisodes que les feuilles du Siècle d'Emile de Girardin publiaient. Après les Mystères de Paris d'Eugène Sue, ceux de Marseille de Zola, Arthur Vincent me révélait ceux de Cadix. Les mêmes recettes prenaient forme. Sauf que là, je me retrouvais face à une indicible réalité. Arthur reprit, enfonçant au fil de son récit dans la plus incroyable des sagas méridionales.

Quelles confessions mirent donc mon ancêtre dans un tel état ? La ligne de vie de sa main droite, celle qui indique le passé, présentait des marques que la diseuse de bonnes aventures ne rencontrait que rarement. Rien de bien extraordinaire chez cet homme. La Révolution permit à ce Valenciennois, issu du peuple, un destin inespéré. Presque verticale, elle tendait vers le mont de Saturne, un point situé sous le majeur, pour confirmer sa réussite aux plus hauts postes de commandement. Un triangle marqué en Jupiter le confirmait. En se penchant sur sa ligne du destin, elle s'étonna de sa profondeur et de sa netteté, signe que le hasard contrôlait avec force le général. Certes, ses trente dernières années le ballotèrent au rythme de la Terreur, de l'Empire ou de la Restauration. Chacun de ses concitoyens ne connut-il pas à titre personnel un chamboulement similaire ? Pour quelqu'un de sa génération, l'Ancien Régime tranchait d'avec le monde où il vivait désormais.          

D'autres indices permirent à la chiromancienne d'affiner sa prédiction. Dans son domaine, la croix dénote un symbole négatif. Celle qui se situait sur le mont de la Lune laissait apparaître une passion amoureuse malheureuse.              

Au terme d'autres découvertes sur la paume, elle entra dans une longue réflexion. Agacé, Henri allait partir quand l'oracle déclara :            

« La femme avec qui tu viens de passer la nuit ne doit en aucune manière connaître tes origines. Voici des siècles ses ancêtres maudirent ton aïeul et ses descendants jusqu'à l'éternité. Ils se promirent de vous poursuivre en tout temps, en tous lieux et par tous les moyens que leur esprit ne pouvait alors appréhender, pas plus que nous d'ailleurs en nos temps, où nous ne sommes qu'à l'aube de progrès fulgurants. »         

Il en resta bouche bée. Le temps de la refermer, elle disparut après avoir conclu par : « Souviens-toi de Yanna bel homme. »              

J'étais perplexe :           

« Mais alors, je ne saisis pas. Je ne comprends pas en quoi ces paroles aussi hermétiques purent éclairer notre ancêtre.

— Je te pensais moins bête mon neveu ! Tu ne comprends pas.

— Comprendre quoi ?

— Bon, je continue alors. Accroche-toi gamin. La nuit même, enfiévré, il ne sut d'abord si la température ne fut pas à l'origine de la rencontre qu'il fit avec toi. »

 

Il ne me restait plus qu'à remonter mon arbre généalogique pour faire connaissance avec cet inconnu, mon lointain géniteur.

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