L'ille et elle

koffe

Correspondance d'un urbaniste sexagénaire, témoin désabusé d'un double échec, personnel et professionnel.

L’ille 195, le 12 mai 2079

Très chère enfant,

Tout d’abord, je vous remercie de votre courriel. Je suis ravi d’apprendre la naissance de votre fille : votre mère aurait été heureuse de la connaître. L’enfant est magnifique, et, dame nature étant reconnue pour sa constance, grandira pour devenir à la fois belle et intelligente, comme ses aînées. L’opération de mon œil valide, dont vous demandez des nouvelles, s’est parfaitement déroulée. Il semble d’ailleurs que nous étions patients à l’hôpital Saint-Vincent de Paul aux mêmes périodes, dans nos illes éloignées. J’ai reconnu, sur les photos de vous et votre fille, le jardin des plantes et le café « Le Diderot », que j’ai eu tout le loisir de fréquenter lors de ma convalescence. Les nouvelles que vous me donnez, du quartier Moulins et de l’ille 12, résonnent comme d’agréables échos à mon quotidien. Des échos d’autant plus agréables qu’ils me prouvent à nouveau à quel point votre mère, puis vous, aviez raison – et à quel point j’avais tort.

Oui, je suis enfin prêt à crever cet abcès, qui demeure depuis trop longtemps : ce courriel est celui de mes excuses. J’ai eu tort et j’aurai aimé le reconnaître avant le décès de votre mère, mais j’étais encore tout pétri de défiance, de convictions, d’un orgueil bravache qui m’empêchait de reconnaître mes erreurs face à une femme si brillante, si belle et qui, tout au long de sa vie avait obtenu tout ce qu’elle désirait. J’ai utilisé des mots durs – nouvelle dictature, fascisme urbain, néo-goulags – et rédigé de violents pamphlets critiquant les décisions de votre mère – pourtant mon amie – et du gouvernement qui lui faisait confiance. A ma décharge, je faisais partie de la majorité, et les implications de ce projet – destruction de milliers de villages, de lotissements, réattribution des noms de rue, modifications de quartiers ou de places – étaient colossales. La modification et la création de plusieurs centaines de nouvelles agglomérations, toutes sur le modèle de Lille semblait un idée irréaliste, voire – nous étions nombreux à le penser – parfaitement folle. Camarades de classe, je connaissais les convictions de votre mère sur la fin de l’individu, son goût pour les expérimentations post-situationnistes comme la psychogéographie, sa volonté d’éradiquer via l’urbanisme la violence, la concurrence, les inégalités, sources multiples des troubles sociétaux. La ville comme brique unitaire de ces désordres, pourquoi pas, mais comment accepter – comme seule solution – son annihilation, même symbolique ? Comment laisser détruire la part d’histoire qui la compose?

Pourtant votre mère avait vu juste : l’uniformisation des villes était nécessaire à la fin d’une individualisation destructive, qui avait par trop marqué le siècle dernier – les deux premières guerres mondiales, les fascismes – et le début du notre – les automnes arabes, la troisième guerre mondiale. Je comprends mieux aujourd’hui le problème, de même que la solution amenée par votre mère. La ville, au début de notre siècle, représentait le premier échelon d’une société puérile, qu’il fallait accompagner vers la maturité. Les différents réseaux – informationnels, commerciaux, sociaux – le permettaient, mais l’ancrage – historique, géographique et psychologique –  des villes restait comme un poids à cette évolution. L’humanité adolescente gardait cet égoïsme, cette volonté de compétition – provoquant conflits, gâchis énergétiques, manque de vision – qu’il convenait de dépasser pour rejoindre l’âge adulte. A ce titre, votre mère était visionnaire, vous aussi. Avec vos illes, la localité redevenait ce qu’elle aurait toujours dû être : un ancrage partagé, et non un sujet de concurrence. Les villes, ainsi devenues réseau, fédérant ses habitants partout – en Europe d’abord puis dans le monde – permettaient enfin de s’émanciper, de dépasser le lourd fardeau des aînés, et d’appréhender le futur plus sereinement et plus intelligemment. Aussi, le choix de Lille comme matrice initiale fut parfait, les illes s’ancrant non pas sur une page nue et angoissante mais bien dans un cadre sain : celui d’une ville-île construite et reconstruite, partagée et repartagée, qui a su intégrer ses conquérants, s’est imposée en ville continent à la fin du siècle dernier – Euralille –, une ville qui a réinventé ses banlieues, qui a anticipé l’après pétrole. Toutes les illes reçoivent ce bagage idéal : des quartiers homogènes aux bâtiments bas, où l’on circule à pied et à vélo, une production agricole locale, une politique de quartier participative, des commerces sans stock où le conseil prime, des services dédiés aux habitants, un beffroi fédérateur, les fameux Labfab illois qui ont supplanté les méga-usines lointaines – destructrices à tous les égards –, une éducation à l’humanité, la simple sérénité d’un ville globalisée.

Je suis borgne depuis bien des années, mais sur ce sujet je dois admettre un aveuglement encore plus long... Je le regrette d’autant plus que j’aimais votre mère.

Amicalement,

Adam

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