L'indien
Vincent Vigneron
c'était l'année de la migration massive des castors
le long des berges du fleuve séminal
tout le bois de chauffe, perdu, détruit
dans sa couverture lune de miel le père hibou dormait
rien ne viendrait à bout de son sommeil
homme sage
patriarche
thaumaturge
réveille-toi
la nature retournait au chaos
je lui soufflais à l'oreille bouge de là
rien ne viendrait à bout de ses enchères
sur l'apnée du siècle
il semblait jade prêt à polir, inanimé
m'incombait alors la tâche de croire en moi-même
de penser par moi-même
je n'ai pas assez eu de squaw pour me faire homme
les mains moites, la peur d'agir
je pris avec moi l'encyclopédie du vent sacré
en plusieurs volumes
entièrement écrits sur les vertèbres et les collines
environnantes
peu brûlait autant
que la chaux vive de marcher seul
quand le silence atteignait un seuil de douleur inacceptable
le bec du pivert sur un tronc résonnait
comme une compensation
la nuit : fluor des yeux inconnus
le jour : tempêtes grondant
quelle boussole choisir entre précipices et fleuves anthracites
autrefois des veuves s'y jetaient
chevelures toujours vivantes bien après
violons des corps dissous
marchant profil bas / sous le radar / en faible osmose
depuis les deux bouleaux penchés par le vent
je croisais les myriades des vies à naître
dans le visage de la boue nourricière
je constatais que je pouvais encore écrire une épopée
par la seule vertu du cuir de mes chaussures : intact
les truites descendaient le courant
au bout duquel le four attendait
fatalité
j'entrai dans une cité riante
sur une carte mineure
enfin
après des lunes multiples de douze
les cheveux rauques
la voix hirsute
ne sachant plus très bien porter le souffle
de loin les gens m'auraient pris pour une arcane du tarot
mais des gens ici-bas nulle trace
moi qui m'attendais à me fonder forgeron
à me forger fondeur
matelot
lecteur d'entrailles à initier
mais des gens ma foi, feu mourant aux abois
ils laissèrent en suspens leurs forces et leurs gestes
pour fuir fléau et plaies diverses
les castors imaginaires
qui déboisaient l'intérieur des huttes
repose-toi dans ce non-lieu
le temps de contempler les varices
que la migraine et le chagrin
posent en résille sur le dedans du front
je décidai donc de reprendre les clés
de cette ville-fantôme pour l'assoir
sur une fondation de mon choix
appelant à pleine gorge
qui m'entende m'assiste
derrière les massifs
brisées les baies comme boutons de fièvre
parut un malingre chef de meute
suivi de garçons qui portaient des couteaux de tanneurs
ils revenaient bredouilles de la chasse
et il crachait presque ma propre mort
s'étouffait de rage en me visant de sa lame
« le voilà le castor que nous cherchons
celui qui a ruiné notre vie
nos foyers
nos salles de bal
nos lavoirs descellés de leur agate
nos branches altières
nos pas sur la mousse
nos sépultures
nos filets pour grives
nos vierges
nos garde-rêves et amulettes
nos bûches pour survivre
au gel qui nous tuera
saignons-le proprement »
La vengeance de l'indien sur l'homme blanc.
· Il y a plus de 8 ans ·Quelle brûlante poésie !
Louve
Merci Martine !
· Il y a plus de 8 ans ·Vincent Vigneron