L'Indifférence des Astres
blandyne
Rien à voir. Pas un geste.
Crispé dans ce néant de noirceur, il veille.
Ses yeux écarquillés absorbent avidement la nuit comme le fiel bileux du condamné. Ses songes se mêlent aux lueurs fugitives et aux voix qui animent par instants la rue déserte. Des formes monstrueuses côtoient des visages aimés dont les sourires s'effacent dans les ténèbres.
Il ignore depuis quand il est là, et combien d'heures il y restera. Il n'a conscience que de son corps étendu sur ce pavé humide, dans le coin où il a élu tanière. Toute notion du temps a disparu de son esprit depuis une éternité. Le passé, les jours heureux se sont évaporés eux aussi. Il n'a plus que le présent, qu'un présent morne et fade qui s'échappe goutte à goutte de la vasque profondément vide qu'est sa vie. Le cafard le ronge et tourbillonne dans son ventre creux.
Il ne sent plus rien de lui-même. Ses ongles sales raclent la buée sur une bouteille remplie d'air. Ses paupières s'alourdissent dans ce vertige, et il peine à discerner la guirlande de lampadaires qui vient de s'allumer et ponctue l'allée de torches blafardes. Leur reflet glisse silencieusement sur la neige, qui dévoile peu à peu sa dentelle étendue sur la ville comme une toile d'araignée.
Lorsqu'il rouvre les yeux, la rue a légèrement pâli face à la lente venue de l'aube et les lève-tôt affluent vers les transports. Il se revoit comme eux, à l'époque où il devait s'arracher de son lit pour se rendre à l'usine. Un jeune homme qui se plaint de la paye, de la routine, du travail en chaîne… ah, c'était dur ! Mais qu'était-ce par rapport à maintenant ? Il avait la vie devant lui, les regards des filles et le rire de l'insouciant. Tous les matins, il enfilait son pantalon, prenait son casse-croûte, et filait travailler. Le soir il ramenait la satisfaction de son indépendance. De temps en temps il était emporté dans des virées avec les copains, ils allaient dans les pays voisins changer un peu d'air ou dans les bars pour boire des pintes de la meilleure cuvée. En bref, ils s'amusaient. Quand il perdait son emploi à l'usine, il en retrouvait facilement dans le bâtiment ou dans une ferme. Il y avait toujours besogne à remplir. Et puis, un jour, plus rien.
Pas d'argent, de moins en moins d'aide, et, finalement, la rue.
Il a erré des mois, des années entières, à la recherche d'un gagne-pain. Et puis, un jour, il a cessé. Il en a eu assez de supplier, de pleurer, de s'épuiser. Il a soupiré, s'est laissé tomber sur un trottoir, et a écrit « pour manger, s'il vous plaît. Merci. » sur un carton plié. Depuis il mène une existence de vagabond sur cent mètres ; il se déplace pour s'acheter à boire avec ses piécettes rouges, ou pour recevoir la nourriture offerte par des associations. Le reste du temps, il reste à la même place, si bien qu'il a fini par faire partie du décor.
Il a oublié le plaisir du repos sur la mollesse d'un matelas. Son plus fidèle ami est le sol, toujours là pour le rattraper, quand même il se jetterait dans l'abîme. Pour se protéger du froid il s'agrippe à une étoffe puante, dans laquelle il s'emmitoufle et se recroqueville, les membres raidis. Sa barbe et son teint blême disparaissent dans la neige.
Il observe indifférent le défilé des passants, de l'agitation qui reprend. Les lycéens hilares, un homme d'âge mur le nez pointé sur le sol, une brune qui passe et lui jette un coup d'œil embarrassé. Tous ces gens deviennent flous… Peu à peu il fait abstraction du monde, plongé dans une mélancolie qui n'a pas de mot. Il ne pense à rien d'autre que rien, et cette idée suffit à entretenir son esprit.
Dans cette vague torpeur un objet retient soudain son attention, tel un papillon dans le brouillard. Ce sont les prunelles vertes d'une petite fille qui passe, traînée au bras par sa mère. Elle le fixe innocemment, intriguée par la bizarrerie de sa situation. Sans doute lui fait il peur. Il se souvient que lui aussi, étant enfant, avait été effrayé par un monsieur qu'il n'avait fait que croiser ; un bossu au long manteau noir, cambré en avant, au nez aquilin. Son imagination en avait alors exagéré les proportions aussi bien que l'émotion suscitée. Désormais c'est lui, le monstre tapis dans les cauchemars des mômes. Où du moins est-il un cas à part, étrange. Il est l'inconnu qu'on ne touche pas, à qui l'on ne parle pas, à qui l'on dit non. Honteux d'un pareil abaissement, il relève sa couverture et s'en couvre la figure.
Il ne se sent soulagé que quand il n'y a rien autour de lui, le noir de la nuit ou le blanc d'une lumière filtrée par le tissu. Et encore, ce n'est qu'un assourdissement de sa douleur, qu'un mutisme de son âme, pour oublier.
Souvent, aussi, il se réfugie dans ses souvenirs. Il rêve du passé, de qui il était, des personnes qu'il aimait. Comment en est-il arrivé là ? Lui-même n'arrive pas à se le figurer. Il a beau essayer de comprendre, l'ampleur des évènements lui échappe. Il se rappelle des temps où l'on parlait de crise, un concept confus qu'il ne pouvait se matérialiser. Et le tsunami a tout ravagé.
Si vite. Le monde a changé si vite.
Il revoit l'ambiance le soir, dans la rue, c'était si différent. Les marchés où l'on allait s'approvisionner en nourriture, les boulangeries où l'on recevait une baguette contre même pas deux francs. Une époque, si lointaine… et la seule à laquelle il ait jamais appartenu.
Même les souvenirs s'égarent dans un gouffre frissonnant, se mêlent, disparaissent. Il n'a plus rien, aujourd'hui… sinon cette impression d'être un fantôme, une âme en peine qui erre inlassablement, qui n'a d'autre but que de souffrir pour purger sa faute. Il se sent perdu, étranger dans la ville où il a vu le jour.
Parfois il partage sa solitude avec d'autres damnés, autour d'une boîte de conserve. Ils se racontent des blagues, des bobards, des banalités, et ils boivent comme des trous. Ils fabriquent ensemble des miettes de bonheur pour subsister, et elles s'effritent avec le vent…
Quelqu'un lui tapote l'épaule. Péniblement, il écarte un pan de son plaid et dégage son visage. C'est un jeune homme qui lui tend un sandwich. « Tenez, j'imagine que vous avez faim. » Il bredouille « oui », avec un sourire tordu.
« Vous allez bien ? »
« Oui… »
Il ne sait pas quoi lui dire, et pourtant il aurait tant à raconter ! L'envie le tiraille de hurler sa souffrance, de faire jaillir tous ces sentiments hors de lui-même, de se déchirer le cœur pour en faire sortir ce ver qui le bouffe de l'intérieur…
Le jeune homme est parti, lui laissant le pain dans la main. Il regarde sa silhouette s'éloigner à pas rapide, l'écharpe flottante. « Merci… », murmure-t-il. Ses doigts écartent l'emballage, et il dévore cette manne froide en quelques bouchées. Une légère sensation de réconfort l'enveloppe tandis qu'il s'immisce à nouveau dans sa couverture sale. Il repense à son bienfaiteur du jour, et à tous les autres. Dans les premiers temps de son errance, il était très loquace avec quiconque lui adressait la parole. Et puis, à force d'être rejeté par la majorité, ignoré, délaissé dans la boue, le givre et la pluie… il n'a plus su répondre à ces étoiles filantes.
Il a lâché prise. Il tombe toujours plus profond dans les affres de sa solitude, sans plus s'agripper aux mains tendues vers lui, ces mains qui de toute façon ne peuvent pas le porter, qui finiraient par le laisser glisser malgré elles… Il ne demande plus d'aide, plus d'amour, plus de pitié. Il n'a plus la force. Le monde est trop loin, tous ces gens sont des étrangers dont il ne saisit plus ni la manière de penser ni les intentions. Et lui, dans ce chaos inintelligible, ce n'est qu'une poussière perdue dont le cri s'éteint.
Laissez moi m'ensevelir dans ce désert d'amertume.
Le monde est trop loin.
Je suis… sauvage.
Un texte qui ne peut laisser insensible ...parfois des situations font que ... et suite à cela ... la dépression ... décrochage du système ...un engrenage ... Par contre pour certains c'est voulu ... J' ai discuté avec un individu, pas loin de chez moi ... " au pied d'une supérette ...de ses propres mots " il se satisfait de cet état ... on lui a pourtant tendu la main . ... on lui a proposé du travail , mais il préfère ses 80 euros par jour à mendier ... plutôt qu'une situation stable ?? ça interpelle quand même ... toujours être à l'écoute de gens en difficultés ... et ne jamais porter de jugement ... pourquoi la vie bascule un jour ??
· Il y a plus de 8 ans ·marielesmots
C'est sûr qu'il y en a qui profitent et mendient sans qu'il y ait nécessité, et c'est l'une des raisons pour lesquelles je ne donne jamais d'argent mais plutôt de la nourriture... Dans tous les cas il est toujours bon de discuter avec eux, l'indifférence commune les déshumanise tellement !! Oui, la vie qui bascule... Et les problèmes qui existent depuis le commencement de l'Histoire, et qui desespèrent.. Mais bon, les gouttes font les océans...
· Il y a plus de 8 ans ·blandyne
C'est triste...et beau <3
· Il y a plus de 8 ans ·silyamuniverse
Inspiré de rencontres... Merci !! :)
· Il y a plus de 8 ans ·blandyne