L'instant
Möly
Ce sera comment plus tard ? Quand j'aurai 22 ans ? Pire, quand j'aurai 32 ans ? Ce sera comment la vie ? J'aurais trouvé l'amour ? Je serais heureux ? Je vivrais où ? Une maison, un appart, encore chez mes parents, nulle part ? C'est long une vie, en fait. Surtout quand on a 17 ans.
***************
J'entends le ressac des vagues sur la coque. Le doux son du clapotis. L'odeur du sable, des algues. Tout m'est familier. C'est chez moi, ici. Je lève la tête vers mes comparses. Je suis avec elleux, formant ce cercle, mais je suis loin aussi. Dans mes pensées.
J'ai 17 ans. Il fait beau, presque chaud. Le soleil décline, dégouline orange rose, dans l'océan. J'écoute, j'observe. J'aime parfois me mettre en retrait. Je ne parle pas. Je m'imprègne. Je me dis que ces moments seront des souvenirs si précieux, que je ne veux pas les tâcher, les gâcher. Je veux les respirer, les regarder, les toucher. Je veux les vivre dans les moindres parcelles de mon corps.
Et puis.
D'un coup.
C'est comme si je revenais à la réalité, les sons se font plus intenses, les voix, les rires, plus distincts. J'ai une bière dans la main, j'avale une gorgée, deux, trois et je la termine.
- Bah alors mec, t'as soif ce soir !
Je ris, sans vraiment trouver ça drôle mais je ris parce que, même si on se le dit jamais, j'aime ce pote. On est un groupe. On est soudé. On sait ce qu'on ressent, on a pas besoin de le dire. On le sait, c'est tout. Ça se voit dans nos soirées, beaucoup.
Notre groupe, notre clan, notre seconde famille, vraie famille pour certain.e.s, s'est formé en seconde. On ne s'est plus lâché les un.e.s les autres. Grâce à elleux, je suis devenue une autre personne. J'ai fait naître ma vraie personne, c'est plutôt ça. J'ai découvert avec crainte et stupéfaction des bouts de moi, j'ai aiguisé certains morceaux de ma personnalité. Mais j'enfouis, comme elleux toustes, certaines choses. Certaines faiblesses. Parce qu'on veut pas de ça, on en veut pas. On veut kiffer. On veut rêver.
On veut boire, et fumer, et s'embrasser, et s'écrouler sous les étoiles. Enlever nos fringues, danser et se ruer en hurlant vers la mer, y plonger entièrement, plonger au fond, avec cette envie de ne pas remonter.
Mais remonter à la surface, malgré tout. Et pousser un cri de joie, de folie, réaliser qu'on est bien. Bourré.e.s, plein.e.s de doute mais heureuxses. L'excitation de toute cette vie qui s'annonce, l'angoisse de celle que l'on vit actuellement. Se sentir déjà vieux ou vieille, avoir l'impression d'avoir déjà traversé des déserts et des montagnes.
Et à la fois, être là, libres, joyeuxses, désabusé.e.s mais enchanté.e.s.
Ce soir, c'est la même routine mais je ne m'en lasse pas. Cet endroit, je m'y sens bien. Vers minuit, un groupe arrive, iels sont quatre. Des potes du cousin de Lorik.
- Tu les a déjà vus ?
- Nan...
Je jauge de loin. Un mec, trois meufs. Deux d'entre elles ont l'air d'être ensemble. Elles sont plutôt mignonnes. Le mec dit bonjour à Lorik et à son cousin, je les vois éclater de rire, je n'entends pas ce qu'ils se disent. L'autre meuf leur fait signe de la main, elle a l'air intimidé. Elle suit les deux autres meufs qui s'assoient parmi nous. Je déteste débarquer dans un groupe que je connais pas, en soirée. Bref. Je surprends une conversation entre deux amies, je fais genre que j'entends pas. Stella parle tout bas, mais pas assez, elle confie à Louise : J'ai enfin rejoint la team, elle lui fait un clin d'œil. Louise ne comprend pas, Stella insiste avec un regard convaincant : Hein ? Mais nan, t'es sérieuse ?! Avec qui ?!
Pas besoin d'intervenir, je comprends direct que Stella a baisé pour la première fois. « La team », c'est cinq -six maintenant- d'entre nous qui ont déjà sauté le pas de leur première fois. Je n'en fais pas parti. Et je m'en branle. Ma curiosité me pousse quand même à vouloir savoir avec qui elle a fait ça. Stella ose pas approcher un mec qui lui plaît à moins de deux kilomètres. Elles se tournent vers moi pour vérifier que j'ai rien entendu, je les regarde en haussant un sourcil, un rictus aux lèvres.
- Tu nous as entendues ?
- Bah ouais, vous êtes pas méga discrètes.
Stella rougit, je le vois même si la nuit tombe. Je le vois parce que je le sais. Parce que j'ai longtemps été amoureux d'elle. Parce que j'ai jamais eu le courage de lui dire. Stella c'est la fille qui porte le mieux son prénom que je connaisse. J'ai fini par me résoudre à l'évidence, on ne sera jamais plus que des ami.e.s. Alors c'est qui? je demande, intrigué et piqué par la jalousie. Elle hésite.
- Jurez de pas le répéter.
- Juré, on le dit en chœur, Louise et moi.
Elle jette un œil autour, s'assure que personne ne regarde ou n'écoute. Avec Lorik, murmure-t-elle. Je sens dans le ton de sa voix la gêne et la joie. Louise ouvre de grands yeux.
- T'es pas sérieuse, meuf ?!
- Chuuut...
J'ai pas envie d'entendre la suite. Lorik. Quel enfoiré. Lorik. Un de mes meilleurs potes. Il a baisé avec la meuf que je kiffe depuis deux ans. Je me lève, j'attrape la bouteille de vodka que personne n'a encore entamée, et je m'en charge. Je sors de mon sac à dos un gobelet en plastique et je remplis la moitié de vodka. Tiens, on me tend une bouteille de jus d'orange. Merci, mec.
Je rejoins deux autres potes. Iels roulent un joint, c'est exactement ce qu'il me faut. Je suis véner. Ça se voit sûrement.
- T'as pas l'air bien, Tom. Il se passe quoi ? Me demande Zéphyr
- Rien. J'ai juste envie de me décalquer la tête ce soir.
Et j'avale une énorme gorgée de vodka-orange. Zéphyr tire une première late sur le joint. Elle me le passe. Je fume dessus comme un porc. Laisses-en pour les autres, cimer. Je me sens beaucoup mieux. Tout mon corps se délie, ma bouche sourit sans mon consentement, je me sens bien. Je me pose sur mes deux coudes, lève la tête et me perd au milieu du ciel, des constellations, des satellites et dans tout l'univers.
- Elle te plaît la meuf qui est venue avec le cousin de Lorik ?
Zéphyr me regarde, je vois la fumée s'échapper de sa bouche, c'est beau, presque sexuel. Je me relève. Qui ça? D'un signe de tête, elle me montre la meuf qui avait pas l'air à l'aise en arrivant tout à l'heure.
- J'en sais rien... elle est mignonne. Je m'en fous.
- Elle arrête pas de te mater.
J'ai un léger sursaut. Genre. Je me tourne vers elle, hasard ou pas, je croise son regard. Effectivement.
- Tu vois, qu'est-ce que je te disais.
- Et alors ? Je m'en balek.
Zéphyr rigole, elle écrase le mégot. Je dis pas ça pour te saouler, tu fais ce que tu veux. Elle s'étire pour choper la bouteille de vodka derrière elle. Qui est chaud pour un jeu ? J'acquiesce, Gus aussi.
Le jeu se termine, et nous termine aussi par la même occasion. Je suis rébou, Gus aussi. Zéphyr a foutu du son, elle danse, ondule, près du feu. Je me lève et j'observe.
C'est ce que je préfère faire.
Stella cherche l'attention de Lorik, désespérément. Le couple de meufs s'est barré. Le pote du cousin danse comme un cinglé avec Zéphyr.
Et elle. Elle attend. Elle boit sa bière. Elle discute brièvement avec les gens autour d'elle. Elle est plutôt mignonne.
La bouteille de vodka traîne, presque vide, je l'empoigne et je la finis, cul sec. Wow, mec. T'es chaud. s'esclaffe Gus. Tu veux la pécho, c'est ça ? D'un signe du menton, il me montre cette fille. Je me rassois près de lui. J'ai promis, je sais, mais je peux pas m'en empêcher:
- T'étais au courant pour Stella et Lorik ?
Il baisse les yeux.
- Ouais, mec. Désolé... J'ai engueulé Lorik, mais il voulait pas t'en parler.
- Ha ouais.
Je suis désinhibé, saoul, défoncé ; je me sens puissant et invincible. Je sens que la vie c'est maintenant, ensuite, c'est fini. Je sens que je dois faire ce que je vais faire. Je fonce vers Lorik, qui rit comme un dingue avec son cousin. Je me plante devant lui.
- T'es vraiment un enfoiré. Et t'as même pas les couilles de me dire la vérité.
Son regard se pose directement sur Stella qui n'est plus dans les parages, puis il se pose sur moi.
- Écoute mec, ça s'est fait comme ça. J'avais pas prévu de te la faire à l'envers.
- Nan par contre t'avais bien prévu de te la faire ! Tu peux pas t'en empêcher, tu dois toutes les baiser.
- Mais n'importe quoi! Tu délires. Je l'aime bien Stella, tu sais. J'y peux rien si elle est venue d'elle-même, je l'ai pas forcée.
Je réponds même pas, je lui lance un regard haineux et je me casse.
Je m'assois à coté d'elle. Salut. Regard interloqué, ses cils battent au rythme de mon cœur. Je sais pas ce que je suis en train de faire. Salut. Je vois un grain de beauté au bord de ses lèvres, et d'un coup j'ai l'envie de l'embrasser au bord des miennes. On boit quelques gorgées de bière en silence. Tu aimes bien cet endroit? Quelle question. Je la regarde, je souris. Viens.
Je me lève. Je lui tends la main.
Nous marchons vers un vieux bateau qui zone sur cette plage depuis toujours. Je l'invite à y prendre place. Je me joins à elle.
- Cet endroit, c'est un lieu magique pour moi. Depuis deux ans, j'y vis les moments les plus forts de toute ma vie. Je pense que j'oublierai jamais cette plage. Ce bateau. Cet horizon.
Elle me dévisage.
- Et ce regard.
Je donne tout. Et je suis sincère. C'est juste l'alcool qui me fait parler, qui fait parler une part de moi qui se tait d'habitude. Elle sourit.
- J'ai très, très, très envie que tu m'embrasses.
Mon cœur explose. Pardon. Je ne m'attendais pas à ça. Qu'est-ce qu'il se passe, là ? What ? Elle attend une réaction. Elle détourne les yeux, regarde droit devant elle. Comme tu veux, lance-t-elle.
Je respire profondément, je passe ma main derrière sa taille et l'approche plus près de moi. Elle tend son visage vers le mien, on s'embrasse. Odeur de sable, d'algues, d'écume. Odeur de bières, de tabac et de parfum fleuri. Je n'arrive plus à me décoller de ses lèvres, elle continue à jouer avec ma langue. Elle est belle, putain.
Elle me donne envie de la déshabiller, de la lécher des pieds à la tête, de goûter son corps, de l'enfoncer, le pénétrer, le caresser. J'ai l'épiderme en feu.
Je ne sais même pas comment elle s'appelle.
Elle enlève sa veste, déboutonne son chemisier.
Elle ne connaît pas mon prénom. Je fais de même. Veste, t-shirt.
Les frissons de froid et d'excitation dévalent le long de nos corps.
Nu.e.s.
Sur moi.
Cœur qui bat, corps qui s'ébattent.
Les souffles s'accélèrent, les bouches gémissent timidement. T'as une capote ? susurre-t-elle, tout en soupirant. J'acquiesce. Oui. J'en ai une. Elle prend la poussière dans mon portefeuille. Enfin, sa destinée va s'accomplir.
Moment gênant. Stress. Merde. Bouche contre bouche, bouche contre mon sexe. Stress out. Capote.
Nu.e.s
Sur moi.
Nu.e.s
En elle.
Un dédale de sensations. Les étoiles s'écroulent sur nos corps. La mer est tempête. Les rires et les voix au loin sont une musique. Plus rien autour n'a de sens. Tout ce qui compte, c'est de sentir, enfin, pour la première fois, ce que c'est d'être en elle.
Et c'est bon. Très bon. Trop bon.
Les étoiles explosent sur nos corps, je suis perdu dans ce dédale de sensations, je me noie.
Elle. Je ne sais pas. Peut-être ? Aussi ? Elle sourit. Est-ce bon signe ? Je souris à mon tour.
- C'était ma première fois. Avoue-t-elle
Un peu de fraîcheur, ça fait du bien.
· Il y a presque 3 ans ·Un coup de cœur pour ce récit enlevé.
C'et la première fois que l'écriture inclusive ne me gêne pas.
Christophe Hulé
Merci beaucoup! ça me fait réellement plaisir de lire ce genre de commentaire!
· Il y a presque 3 ans ·Möly