L'intégrale F.A.U.S.T. de Serge Lehman
blanzat
Ajoutons que l'intégrale sortie l'année dernière a été préfacée par Alain Damasio, l'homme aux mots qui poncent la langue française, auteur des sommets que sont la Zone du dehors et la Horde du Contrevent.
F.A.U.S.T. est une série romanesque, parue en 1996, se déroulant à la fin du XXIe siècle. Le monde est coupé radicalement en deux : Village et Veld, les riches d'un côté, les pauvres de l'autre, rien au milieu.
L'homme a conquis l'espace orbital, la Lune, Mars, et jusqu'aux satellites de Jupiter. Il a développé des technologies intelligentes comme la géolocalisation, la surveillance, ou encore le telmat (qui préfigure les réseaux sociaux), mais le sense of wonder qui caractérise une œuvre de SF, ici, c'est Darwin Alley : une autoroute circumplanétaire où se concentrent les richesses et le pouvoir, les services, la culture, les infrastructures. Par effet tache d'huile, fleurissent les îles artificielles de la Guilde Reed et les tours babeliennes de 900 étages comme celle d'Aéropolis, des lieux de fête permanente, tandis que la Butte Montmartre a disparu sous une cloche à l'architecture façon grands ensembles (je pense aux pyramides des Damiers de la Défense, les espaces Abraxas aux Arcades de Noisy-le-Grand).
Le reste, c'est le Veld, un tiers-monde devenu trois-quarts-monde. Les banlieues des grands centres urbains sont devenues des Friches, le nord de l'Europe est une décharge à ciel ouvert (le Wonderland). Les îlots de dépotoirs sont devenus continentaux.
Dans ce monde étrange et pourtant si proche, quelques hommes et quelques femmes tentent de sauver ce qu'il reste d'humanité, en ne renonçant jamais à s'opposer aux avidités des Puissances (des sociétés privées fédérées dans l'Instance). C'est une tâche difficile quand toute une planète a accepté cette servitude, et que chaque exclu n'aspire qu'à faire partie du Village, individuellement. On ne fait plus société, on cherche à intégrer un milieu favorable.
Ce qui m'a marqué dans cette lecture, c'est l'acuité du regard géopolitique et philosophique de Serge Lehman. Le ressort dramatique est un tour de passe-passe foncier (les Puissances acquièrent 90 % de la surface terrestre en quelques minutes), ce qui nous ramène au fondement du capitalisme qu'est la propriété privée. On en voit toute la dimension internationale, comment les firmes globalisées privatisent la Terre, sous couvert d'altruisme.
En effet, après avoir confisqué les richesses, tous les services, tout le patrimoine humain, les classes dominantes veulent réinvestir les espaces abandonnés pour implanter un hôpital ici, une école là. Quelques opérations d'affichage, en somme, mais aucun programme d'émancipation des individus.
C'est une société dans laquelle il faut être enregistré, avoir sa carte SAFE, son abonnement à DATEX, SELFWAR, SAXXON, ou FG&T. On ne peut que penser à nos hégémoniques GAFAM, à tout ce qui noie l'individu dans une masse stimulante et lénifiante à la fois. Une vie de divertissement (there's cable now in zombie town, chantait Billy Joel en 1993). Étrange coïncidence, ces mêmes GAFAM sont engagés aujourd'hui dans une course aux étoiles. Pire, juridiquement il y a un flou autorisant la privatisation de l'espace pour les compagnies privées.
L'univers de Serge Lehman est riche de ces tableaux globaux, il fallait quelqu'un au milieu des années 1990 pour avoir ce regard aussi juste sur notre monde, sortir d'une vision à la Reagan, voir que la conquête spatiale n'est pas une nouvelle frontière, parce que les frontières terrestres restent un enjeu de premier ordre.
Il renverse même la dystopie : que ce soit 1984 ou Brave New World, on s'attend souvent à trouver dans le rôle du grand méchant un État totalitaire, des institutions publiques ultra verrouillées et iniques. Là, c'est le peu qui reste d'État qui pourrait nous sauver, face à une privatisation totale.
Son expérience d'anthologiste, de pigiste et de préfacier donne à Serge Lehman une écriture qui s'emploie à faire passer au plus grand monde cet univers aux multiples échappées potentielles. Affranchi d'un style uniformisé, mais aussi de scénarios hollywoodiens, c'est toute la difficulté et la noblesse de ces écrivains en marge du best-selling, mais capables de faire œuvre. Comme le dit mieux que moi Alain Damasio dans la préface, l'auteur ouvre des possibles, ne ferme pas les parenthèses, distribue les hypothèses. Serge Lehman est un inventeur.
Il crée les B-Men (Brilliant Men) : des cadres sous stéroïdes et anabolisants, contractuels des Puissances, ils illustrent ce qu'est le management aujourd'hui et ses commandos de va-t-en-guerre, têtes d'affiche d'une pub pour le bodybuilding. Ce ne sont plus des éminences grises que l'on cherche, mais des mercenaires. Dans les années 90, on appelait ça des chasseurs de tête.
Il invente aussi, entre autres merveilles, la compilation : plus fort que vendre un de ses organes, vous pouvez, si vous êtes dans le besoin, accepter de vous faire formater le cerveau pour alimenter des assistants androïdes. À chaque copier-coller, des morceaux de votre personnalité s'écaillent, à la fin vous êtes aussi liquides qu'un malade d'Alzheimer.
Avec le programme de simulation Enversmonde et les modifications physiques apportées aux Défenseurs, on glisse vers un univers de superhéros familier de l'auteur. Des super-soldats, une salle des dangers à la X-Men, les ingrédients parfaits pour un comics.
À ce titre, les dirigeables me rappellent ceux qui sillonnent le ciel de la Brigade Chimérique, les pontes de la fédération européenne ont une parenté avec le Préfet de Masqué.
Merci à Serge Lehman pour cette réédition. Je sais qu'il ne veut pas y retourner, mais s'il avait dans l'idée d'explorer de nouveaux mondes issus de FAUST, pourquoi pas une incursion des Défenseurs dans les arcanes orbitales ? Découvrir qui est Ulysse ? Revenir à ces affrontements de banlieue qu'il traverse. Un épisode plus proche des Furtifs de Damasio que d'un Banlieue 13 à la Besson.
J'ai d'ailleurs une théorie : j'imagine un univers partagé de la SF française, pour moi La Zone du dehors évolue dans le même monde que celui de FAUST (on est en 2084), l'une sur un satellite de Saturne, l'autre sur Terre, mais c'est le même système Solaire.
Intéressant !
· Il y a environ 4 ans ·yl5