L'IRONIE DU MORT
Edgar Fabar
Hôpital Pasteur, pavillon des cancéreux, chambre deux-cent trente-sept, c'est là que mon père habita à la fin. Au fond d'un couloir. Avant de disparaître, il prononça le prénom Jean-Pierre en articulant bien les syllabes. Cela me fut rapporté par ma tante. Sept ans sans le voir. Tout ce temps à attendre, comme le condamné espère la grâce, et au bout du compte, se retrouver avec une devinette à la con en guise d'adieu. Je ne connaissais pas ce Jean-Pierre et, au fond, j'aurais dû en avoir rien à foutre.
Lorsque je franchis le hall de l'hôpital, il me sembla reconnaître sa femme. Elle se dirigea vers moi comme si nous avions rendez-vous. Mais juste avant d'arriver à ma hauteur, elle bifurqua. Je relâchais les mâchoires, quand je compris qu'elle téléphonait. A vrai dire, nous ne nous connaissions pas. Je l'avais vu en photo sur Internet : à peine plus âgée que moi, grande et tellement mince. A présent que j'étais là, j'allais devoir lui parler, j'allais devoir me rendre à la chambre 237. Je sentis mon cœur se disloquer dans ma poitrine. Pourquoi devais-je endurer ça encore une fois ? Parce qu'il allait mourir. Parce qu'il allait mourir. Parce qu'il allait mourir. Il avait fallu que ma mère me le rappelle trois fois. J'avais envie de crier ou de pleurer. Parce qu'il était là, en haut de ses escaliers. Pleurer sous les néons. Ah ça, non. Je préférais encore la musique des jets d'urine et le ballet des chasses d'eau. Je me suis engouffrée dans les toilettes. Je ne sais pas combien de temps j'y suis restée. Un passage à vide. Un de ceux où on voudrait se laver le cerveau au karcher. J'aurais eu besoin de me lever, de courir vers une sortie, de respirer l'air libre, mais au lieu de ça, je restai assise en face de la cuvette, le dos appuyé contre la porte. Quelqu'un avait écrit au marker LOVE IS JUST A FAIL. La psychologie des graffitis c'est de la merde, pensais-je. Mais que dire de la réalité, encore de la merde que l'on mélange à la vie, tout le temps sans même le vouloir. Quand je finis par atteindre l'épuisement nécessaire pour affronter mon père, il était mort depuis vingt minutes.
Les obsèques se déroulèrent. Toutes ces tombes sans fleur, ça me regonfla un peu. Bientôt, moi aussi j'aurai oublié. Mis de côté la colère et cette sensation pénible de vivre en stand-by. Des gens inconnus vinrent me saluer. Cependant, aucun d'entre eux ne s'appelait Jean-Pierre. Naturellement, je m'étais intéressée à notre arbre généalogique. Ce fut rapide. Aucune de ses branches malingres ne portait le nom que je cherchais. Après la cérémonie, je pris le bus avec ma mère. Elle était affectée. La route était longue encore jusqu'à Grasse. Je la questionnais. Était-il possible que Jean-Pierre soit un ami d'enfance ? Sur l'enfance de mon père, je ne savais rien ou si peu. Il avait grandi en bord de mer, il aimait les rochers et les crabes surtout, ils lui rappelaient les plages de La Bocca. Avait-elle bien connu Jean-Pierre ? Un silence. Il n'évoquait rien pour elle. Elle baissa les yeux quand elle vit la déception qui me gagnait. Mais non, elle ne voyait pas qui ça pouvait être. Elle se raidit en posant sa main sur la mienne, puis, elle me demanda :
- Chérie, en as-tu parlé à sa femme ?
- Non
- Peut-être devrais-tu le faire ?
- Pourquoi ?
- Pour jeter un œil dans son bureau
- Hein ?
- Il tenait une sorte de journal intime
- Quoi ?
Elle finit par me raconter que mon père écrivait depuis toujours dans des cahiers et des bloc-notes. Après que ma mère eut remué le passé dans sa marmite, un souvenir remonta à la surface : sur le balcon de l'appartement rue Macaron, je revoyais mon père un stylo à la main, et un cendrier près de lui, c'était vers mes cinq ou six ans, mes parents vivaient encore ensemble. Ma mère me confia qu'elle détestait cette habitude. Pour elle, c'était cruel qu'il consacrât autant d'heures à partager ses sentiments avec un journal, alors qu'il repoussait toutes ses tentatives d'établir une relation intime avec lui. C'était une preuve supplémentaire de son incapacité à s'intéresser vraiment aux autres. Au bout du compte, il n'y avait que lui qui avait de l'importance et avec son stylo, il tournait avec délectation autour de son nombril. Mais peut-être y trouveras-tu la réponse à tes questions ajouta-t-elle. Pour me dire cela, elle prit une voix atone, lointaine presque, comme à chaque fois que nous parlions de mon père. Je crois à peu près que c'était sa manière de me protéger : ne pas me confier sa douleur de peur que cela n'attise la mienne. Elle avait peur que le rejet de mon père finisse par me détruire. Par un curieux effet miroir, je faisais la même chose avec elle. Je ne lui confiais rien de la douleur qui me tordait. La vérité, c'était que j'avais honte de mes sentiments, car c'était à elle que j'en voulais le plus. Le soir quand je chialais, je me répétais que c'était à cause d'elle que mon père nous avait quitté, et chaque week-end où il ne venait pas me voir, c'était parce qu'elle n'était pas à la hauteur. Pourquoi l'avait-elle laissé partir ? Pour autant, je contenais ma rage, car je voyais bien à quel point c'était dur pour elle, je trouvais la force je ne sais pas comment de la prendre dans mes bras quand je la trouvais le matin sur le canapé, la boite de somnifères à côté de sa tasse de café. Dans les vapes, elle me regardait et elle pensait à lui, je le sentais. Pour tout le monde, j'étais le sosie de mon père. Les mêmes yeux bleus arctiques. Les mêmes fossettes, la même manière de plisser les yeux lorsqu'on nous parlait. Je sentais la souffrance de ma mère, mais je choisissais de la rejeter. Non, ce que je voulais moi, c'était mon père. Comme tous les enfants mendiants, j'avais tout essayé pour qu'il s'intéresse à moi. J'avais réussi des études brillantes. J'étais la plus jeune directrice de prison de France. Je connaissais tout ce que l'on pouvait savoir sur les crabes, même si je n'avais jamais osé en parler avec lui, je n'aurais pas supporté que cela ne l'intéressât pas.
Je dus patienter deux semaines avant que sa femme ne m'autorise à accéder aux affaires de mon père. Son bureau lui ressemblait, rien sur les murs, à l'exception d'une peinture abstraite, une reproduction du carré noir de Malevitch. Sur une petite table en bois ordinaire, elle avait déposé les cahiers, empilés et bien rangés. Je me sentais oppressée par la poussière et la pénombre. Pour me calmer, je m'assis sur le tapis de laine au pied du bow-window. Je disposai les cahiers en arc-en-ciel. Ils étaient de toutes formes et épaisseurs – il y en avait à spirale, en papier recyclé, des carnets de voyage en cuir, des couvertures unies ou à motifs graphiques. En outre, très souvent, ils étaient recouverts d'inscriptions ou de citations. « L'émotion nous égare, c'est son principal mérite ». « Chanter comme un oiseau sans théorie ni méthode ». « L'amour c'est l'infini mis à la portée des caniches ». « Armé de son arc, il partit faire la guerre à Dieu ». Chaque cahier était daté. Les premiers écrits démarraient à l'orée des années quatre-vingt, avant ma naissance. Je les ordonnais du plus récent au plus ancien : un calepin noir et jaune, avec un stylo doré imprimé sur la tranche. J'inspirais profondément avant de me lancer dans ce que je croyais être le roman de sa vie. Encore une fois je me trompais. Certes, le premier opus démarrait tel un journal intime, racontant le quotidien de mon père, et notamment sa rencontre avec ma mère. Je ne pus m'empêcher de penser à Marty MacFly s'invitant au bal de promo de ses parents. A la page cent-six, je manquais même de disparaître de la photo de famille, quand mon père – je le cite – avait décidé de signer un pacte de non-agression avec sa timidité, et de ne rien tenter avec ma mère, craignant de se faire rejeter lamentablement. A l'exception de celui-ci, les autres cahiers ne parlaient que d'oiseaux. J'étais médusée en découvrant qu'il avait noirci des milliers de page pour ne parler que d'oiseaux. Il avait observé les volatiles qui vivaient autour de lui. Rien ne semblait avoir eu d'importance à part eux. Ce n'était pas rédigé dans un style encyclopédique ni poétique ou littéraire. C'était une partition portant une série infinie de notes, de remarques et de phrases qui nourrissaient une narration erratique. Ça ressemblait à un hommage très personnel, très absurde. Il parlait d'eux au passé comme s'il racontait à quelqu'un venu d'un autre monde ce que les oiseaux avaient été avant leur disparition. « Les créatures les plus heureuses de la Terre, les plus enviables. Libres de tout. Aucune dette, aucune laisse. Libre de faire ce qu'ils veulent, libres de s'envoler et de chanter comme bon leur semble. Ils ne se planquent pas, les oiseaux, ni pour mourir ni pour vivre » Il avait aussi rédigé des portraits fictifs de certains d'entre eux auxquels ils avaient donné des noms. Par exemple, il y avait deux pigeons clochards, Gaspard et Edgar, qui passaient leurs journées derrière le Negresco à bronzer et à fouiller dans les poubelles du palace. Il y avait aussi Malo le Goéland, un volatile un peu voyou, faisant le tour des yachts pour chier sur les plus belles femmes de la Côte. Il y en avait ainsi des dizaines et des dizaines, mais aucun ne se prénommait Jean-Pierre.
Dans les semaines qui suivirent ma découverte, petit à petit, l'anxiété se fit moins présente, son bruit de fond redevenait à peu près supportable. Si bien, que je reprenais ma vie d'avant. Je revoyais Sacha. Nous avions nos habitudes dans un hôtel de l'aéroport. Ce jour là, j'étais encore avec lui quand je reçus un SMS de ma tante. Il me demanda avec un sourire niais si j'avais déjà un autre rencart prévu ailleurs. Ma tante voulait que je la rappelle dès que possible. Je me suis figée. Il m'a demandé si ça allait et s'est cru en devoir de préciser qu'il plaisantait pour le rencart. Je n'en avais rien à foutre de sa jalousie bon marché, j'avais envie d'être seule. J'ai attrapé mon sac et je suis partie. Au coin de la rue, j'ai parlé à ma tante avec la peur qui faisait le yoyo de ma tête à mon ventre. Il fallait qu'on se voit, elle ne voulait pas parler par téléphone. Ce n'était pas grave mais c'était important.
Arrivée chez elle, j'ai senti tout de suite qu'elle était atterrée et que Paul, son fils, l'était encore plus. Lorsqu'il m'a embrassée, il m'a donné un coup de tête plus appuyé qu'à l'accoutumée. Ça me rappelait mon adolescence et l'interminable séance de bises matinale devant les salles de classe, les mecs maladroits et les joues acnéiques qui s'entrechoquaient.
- Je vais pas y aller par quatre chemins, parce que ce petit con ne mérite pas qu'on le ménage, non mais comment, comment tu peux être aussi débile pour faire un truc pareil ?
- Mais de quoi parles-tu ?
- Vas-y dis lui ce que t'as fait, assume un peu tes conneries mon cher Paul. Non ? T'y arrives toujours pas ? Tu veux que je le fasse à ta place ? crétin et lâche, c'est parfait ça. Eh bien figure toi que ton cousin n'a rien trouvé de mieux à faire que de filmer la mort de ton père avec son téléphone. Paul, t'as perdu ta langue ?
Ma tante poursuivit sans attendre sa réaction.
- Et le pompon tu veux savoir ce que c'est ? c'est qu'il a posté sur Facebook
- Non c'est YouTube maman réagit timidement Paul avant d'ajouter à mon égard qu'il était désolé d'avoir fait ça
Il était livide. Aussi calmement que j'en étais capable, je lui ai demandé si elle était toujours en ligne. Il acquiesça avec la tête avant d'éclater en sanglots.
Secouée, je rentrais chez moi. J'attrapais mon portable. Paul m'avait donné le lien. Il avait intitulé sa vidéo avec sobriété « INCROYABLE VIDÉO CHOC DE LA MORT». 2456 clics, c'était le nombre de fois où mon père était mort. Mon père est mort 2456 fois, je me répétais cette phrase dans ma tête pour essayer d'en faire quelque chose de réel. Je cliquais sur le bouton lecture. Au démarrage, on y voyait du personnel médical s'affairer. Je transpirais. La qualité du son était exécrable et je dus pousser le volume à fond pour entendre une voix, sa voix, elle était méconnaissable, il répétait plusieurs fois le mot Jean-Pierre, que je devinais plus que je n'entendais, en raison notamment du brouhaha de la télévision restée allumée. Plus je réécoutais, plus j'étais gênée par ce bruit. Je repensais à une de mes premières hypothèses, un des personnels soignants devait s'appeler Jean-Pierre. Mais les images confirmaient bien qu'il n'y avait que des femmes dans la pièce, à l'exception du médecin, un certain Bernard Voychtek. J'attrapais mon casque audio pour m'immerger davantage. A force d'écoutes minutieuses, je finis par distinguer les directives données par le docteur à ses assistantes, le mot Jean-Pierre répété au moins trois fois et toujours cette putain de télévision qui persistait à couvrir la majeure partie de la bande-son. A la dixième écoute, je me concentrais uniquement sur la télé. C'était un jeu télévisé. Mais c'était quoi ce truc déjà, j'étais certaine d'avoir déjà entendu ça. Je connaissais ce jeu bon sang. II y avait une voix, celle de l'animateur peut-être, qui répétait la même question plusieurs fois. Quelle était cette question ? je n'arrivais pas à la déchiffrer, j'entendais le mot « dernier » encore et encore sans arriver à reconstituer la question et puis tout à coup, j'ai compris. Ah non c'était tellement con… Je me mis à rire, je n'arrivais plus à m'arrêter de rire. Oui c'était ça. Il n'y avait pas de doute c'était ça bon dieu. Je relançais la vidéo et cette fois-ci j'y ajoutais mentalement les sous-titres. Et quand la fin arriva, je me mis à les lire à haute voix :
- Est-ce que c'est votre dernier mot, vous en êtes sur ?
- Oui c'est mon dernier mot Jean-Pierre.
Le rire me reprit.