Lisbonne ou Mauvaise bonne, “la lenda fatale”

koss-ultane

                                                 Lisbonne ou Mauvaise bonne, “la lenda fatal”

     _ Elle n’est qu’une épouse, je saurai être une femme.

     Les religieuses riaient de bon cœur en trimant peu après la prière du matin. L’aînée, Sœur Maria-Dor, épluchait les patates avec entrain et s’apprêtait à répondre à Sœur Tomonde. Venue à Jésus à l’entre-deux âges il y avait déjà un quart de siècle de cela, Sœur Maria-Dor, ex petite bourgeoise lisboète, avait les yeux rivés sur le féculent à demi nu tournoyant entre ses doigts. Une épluchure circulaire tel un aspic nain enserrait sa main décharnée et sûre. Préparant sa réponse depuis déjà de longues secondes sa mâchoire s’abaissa… encore… et encore. Ses yeux s’écarquillèrent jusqu’à la stupéfaction idéale. Son visage s’illumina. Elle parut, le temps d’une révélation divine mâtinée de frayeur, apercevoir dieu dans les rognures. Puis sa tête bascula en avant.

     Sans doute séquelle d’une vie de frustration, elle mourut à l’économe.

     Gratysek revenait frustré et furieux d’une nuit de surveillance les poings dans les poches et le menton en proue fendant le petit matin calme de ce quartier résidentiel où il n’aurait décidément rien à faire. Jamais. Voleur était résolument devenu un métier bien difficile. Soudain il s’arrêta net, regarda autour de lui pour voir si ce n’était pas une blague télévisuelle débilitante ou un grossier guet-apens policier. Un jeune type, habillé à la dernière mode chic, semblait dormir à même le trottoir, son ventru bagage posé dans le caniveau aride. Gratysek se mit à avancer tel un félin s’interdisant de faire craquer les brindilles en jungle. Il prit naturellement cet air dégagé idiot qui vous faisait remarquer de tous. Rien ne bougeait. Arrivé à l’aplomb de l’alangui, il se figea comme un clébard de compétition marque l’arrêt devant le gibier sursitaire. La truffe humide et spasmodique, les oreilles aux aguets, semi fléchi des genoux uniquement, le dos bien droit, il enserra de cinq doigts crochus la poignée de la lourde valise, la nuque en sueur. De deux billes de loto il hypnotisait les paupières closes du bel assoupi. Il fallait être ivre pour dormir de la sorte dans la rue en étant aussi bien mis. Gratysek s’enhardit. Millimètre par millimètre, il arracha sa charge à la gravité, contourna la viande en long qui barrait le trottoir, puis marcha de plus en plus vite vers le bas de la rue comme le ferait n’importe quel voyageur empressé ou voleur sans nerfs.

     Ce conflit perpétuel l’usait, l’éprouvait, heureusement il y avait cette petite lumière qui brillait au loin. Cette date. Ce départ. Ce signal qui la ferait changer de vie. Radicalement. Ici, entre la bonne française qui avait les fils qui se touchaient, et qu’il fallait défendre presque tous les jours contre les remontrances de ce mari rendu acariâtre par une vie de raté, et ce train-train des faux-semblants qu’elle devait assurer avant cette fuite en lousdé, elle avait envie de tout envoyer promener par la fenêtre. La bonne faiblissait à vue d’œil en jurant ces grands dieux qu’elle avait fait ce qu’elle avait oublié de faire depuis des semaines déjà. Tout était friction, on passait d’un accrochage à une embuscade quand ce n’était pas une attaque en règle de tout ce qui était “elles” en ce monde contre tout ce qui était “lui”, sacralisé car irréprochable. Pensez donc ! Juge et partie. L’impartialité faîte justicier. La vieille bonne cassait de plus en plus. Avec bonheur des choses à elle et non à lui. “Souvent femme avarie” aimait-il à répéter avant un rire se voulant sarcastique mais qui faisait ressortir l’amertume de l’homme voûté inaccompli. Elle pensait à son amant lorsque les chose devenaient trop difficiles et à leur escapade définitive. Ainsi serrait-elle les dents avec le sourire vénéneux de ceux qui ont la dame de pique et l’opportunité de la refiler au dernier tour de table aux joueurs qu’ils abhorrent.

     Qui pourrait croire qu’une petite bourgeoise soumise comme elle oserait s’enfuir avec un aussi beau jeune homme ? Qu’il était bon d’être insoupçonnable et triomphatrice certaine !

     Il y avait un attroupement semi circulaire près du corps du jeune homme. Bien de sa personne et élégant, apparemment riche ou entretenu, il semblait dormir. Les policiers étaient perplexes devant ce garçon à la nuque impeccablement brisée et qui n’avait plus ni chaussures ni ceinture ni portefeuille ni montre ni chevalière. A peine était-on tout juste surpris qu’il ne fût point nu comme un ver. Pourtant le jeune homme n’avait ni griffures défensives ni hématomes offensifs. C’est vrai qu’il paraissait assoupi. Un des badauds n’avait pu s’empêcher de claquer des doigts à l’oreille du mort avant l’arrivée des policiers.

     Le dernier scandale domestique venait de faire monter l’inconfort de la maisonnée d’un cran encore. La bonne avait nettoyé l’affreux et gigantesque secrétaire avec un produit révolutionnaire. En bon séditieux, le dit-produit acheva de ruiner le meuble en éclatant les panneaux de bois en place les uns après les autres. A chaque nouvelle craquelure le propriétaire atrabilaire pestait contre cette domesticité française imbécile. Le massif et laid mobilier n’avait pas été changé de place depuis qu’il avait été acheté sur les bords du Tage. En partance pour Cuba, il n’avait pas embarqué à cause d’un embargo décidé dans la nuit. Au bout de quelques mois de stockage stérile et une série de fusillades inexplicables aux abords des hangars portuaires, il avait été secrètement vendu au plus offrant des sous-fifres au goût de chiotte parmi les cols blancs du port. Posé là depuis, il s’enfonçait un peu plus chaque année dans le plancher mou de ses quatre pieds arqués comme pour affirmer la volonté de son maître de n’y toucher jamais. Placé dans un endroit trop sombre pour y écrire et trop vernissé pour y installer une lampe puissante il ne l‘utilisait jamais non plus. Front plissé, cœur fendillé et placage craquelé, il y passa un matin une main sur le flanc le plus exposé à la pâle clarté de la rue. Un éclat du panneau lui resta dans la main. Un dernier juron misogyne anti-français lui échappa dans un feulement puis ses lèvres dessinèrent un “O” d’étonnement. Il arracha tout le bois du panneau ajouré puis s’assit parterre sans même s’en rendre compte. Il demeura bouche-bée de longues minutes puis détruisit son secrétaire goulûment. Il demanda le divorce dans la journée.

     Habiter au premier étage faciliterait les choses. Un, elle passerait ses affaires à son amant sur le trottoir en contrebas, deux, elle demanderait à son mari, prit d’une soudaine lubie d’emballer les meubles abîmés, s’il avait besoin de quelque chose puisqu’elle sortait et trois, une vie nouvelle de plaisirs s’ouvrirait à elle. Sa valise cachée dans un recoin tout au long de semaines d’attente, elle avait prit le minimum qu’imposait une fuite rapide et aisée. Mais depuis, la fébrilité en bandoulière, elle y avait rajouté au fur et à mesure quelques rassurantes babioles. Plus le temps s‘écoulait péniblement plus elle réalisait qu‘elle partait pour toujours. Indifférente aux êtres abandonnés, elle souffrait de voir disparaître de sa vie tous ses objets chéris.

     L’indispensable étant souvent une notion extensible pour les femmes habituées à ne plus porter leurs bagages depuis que leurs bras sont vides de poupées.

     Du trottoir désert de ce début de matinée, le fin jeune homme tendît les bras vers celle qui allait le rejoindre le soir même. Le bruit d’un pas familier dans la pièce voisine la fit refermer la fenêtre avec précipitation et simuler un fignolage de lifting de dessus de lit lorsque son mari entra dans la chambre l’air maussade et l’œil brûlant de sa flamme haineuse.

     _ Devine ce qu’elle a encore fait ?! maugréa-t-il l’air agité.

     Elle sourit franchement pour la première fois depuis des semaines à une ébauche de conversation et pour la première fois depuis des années à son mari.

     _ Mordillé à l’avance les bouchons de tes stylobilles ou amidonné le dos de tes chemises afin que tu te tiennes droit ? répondît-elle relevée d’un toupet nouveau.

     Il fila dans la pièce voisine sans attendre ni entendre aucun commentaire. Seul dans la petite salle de bain attenante, il ferma les poings, les yeux au plafond et les dents serrées.

     Sa femme, rentrée étrangement tard ce soir-là, le faciès défait et la cervelle migraineuse, ne revendiqua aucunement l’horreur mobilière lors du partage des biens. Encore sous le coup de sa tragédie personnelle elle ne remarqua pas la générosité de son mari. Il lui laissait tant qu’elle aurait presque pu s’en consoler. Mais elle avait trop aimé son jeune amant évaporé. Elle le pensait dégonflé. Aplati eut été plus exact. Il était mort dans d’étranges circonstances. Les policiers n’avaient pas d’autres pistes qu’un logo de bagagiste renommé à demi incrusté dans le front de l’infortuné. Trop occupée à donner le change ultime à son mari, elle ne soupçonna ni l’incident ni les voleurs ni les badauds ou les policiers ni l’ambulance et ne prêta aucune attention à la silhouette crayeuse esquissée sur le trottoir à la tombée de sa fenêtre assassine. Innocemment, elle s’était, sans le savoir, délestée de son amour en même temps que de sa pesante valise.

     Front plissé, cœur fendillé et placage craquelé, il y passa un matin une main sur le flanc le plus exposé à la pâle clarté de la rue. Un éclat du panneau lui resta bien dans la main. Un dernier juron misogyne anti-français insincère lui échappa effectivement dans un feulement. Puis ses lèvres dessinèrent un “O” d’étonnement. Il lui semblait au touché que, sous le revêtement de bois meurtri, un métal froid comme une rancune glaçait ses doigts tremblants. Il arracha tout le bois du panneau ajouré. Le métal était d’une couleur improbable. Il l’écailla avec son coupe-papier et perça le secret des morts violentes autour des hangars portuaires de la décennie précédente. La couleur vraie était infiniment plus reconnaissable. Il s’assit parterre sans même s’en rendre compte et demeura bouche-bée de longues minutes puis détruisit son secrétaire goulûment. Il demanda le divorce dans la journée après avoir prit soin d’emballer les kilos d’or sur pattes que la révolution cubaine n’aurait jamais.

     Au couvent, en cuisine, sous le choc, personne ne pensa à lire entre les épluchures l’exemplaire jauni d’un journal tantôt protecteur de toile cirée tantôt allume-feu. Une large photographie, tachée d’amidon quelle ironie !, montrait un vieil homme, droit comme un “i”, au bras d’une femme mûre et jolie. Resplendissants de santé et rayonnants de splendeurs ils dansaient à une cérémonie en leur honneur. La légende fatale claironnait : “Vingt-cinq années de bonheur et tout le chic et le glamour d’un gentilhomme qui, à peine libéré d’un mariage raté, convola voici un quart de siècle avec une Française qui avait été… à son service”.

     Tout à leur vingt-cinq années de félicité, ils n’eurent jamais une pensée pour ce jeune complice oublié qu’ils avaient engagé pour séduire l’encombrante épousée et qui disparut sans laisser de trace.

“Elle n’est qu’une épouse, je saurai être une femme”.

Alexandre le Grand

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