Lola
clementine--2
Il m'arrive, quand je ferme les yeux, de revoir la tâche rouge. Elle grossit, grossit, le sang se répand sur la robe blanche. L'image est vive, nette, monstrueuse.
C'était un dimanche après-midi quelconque, en mars, ou avril peut-être. La salle du café était déserte. La serveuse, une dame d'un certain âge, m'avait apporté mon chocolat chaud. Au chocolat blanc, une spécialité de la maison. Une boisson doucement écœurante.
Elle est entrée avec son père, un homme grand et costaud. Il la tenait par la main. Elle semblait toute petite. Il s'est assis sur un tabouret devant le comptoir. Il l'a soulevée et l'a posée sur le tabouret à côté de lui.
Il s'est adressé à la serveuse comme à une amie. Puis ils ont échangé des nouvelles.
- Une bière pour moi, et un diabolo pour Lola.
- Tu veux quel sirop, Lola ?
- ...
- Grenadine ?
- Oui.
La serveuse remplace son fils : il est parti en vacances à la montagne. Heureusement qu'elle est là, sinon, dans ce métier, on ne pourrait jamais partir en congés. Elle est debout depuis 6h du matin, pour les premiers cafés.
- Des journées de 14 heures, ce n'est plus de mon âge.
Lola n'écoutait pas. Elle jouait à faire des bulles dans son diabolo avec sa paille.
- Arrête. Lola, arrête, je te dis. Tu vas te tacher.
Elle a regardé son père et a remis précipitamment ses deux mains autour du verre, sagement, quelques instants.
Lui sort d'un repas de famille, goutte incluse. Une fête bien arrosée. Il ne prendra qu'une seule bière. Il a déjà bu la moitié de son verre. Une pinte.
- Papa, on s'en va.
La petite fille a tiré sur le manteau de son père.
- Tais-toi. Papa a l'âge de savoir ce qui est bon pour toi. Tu ne sais pas encore. Tu es trop petite. On reste ici. Sois sage.
Lola est descendu de son tabouret en attrapant la casquette en cuir noir de son père. Il a soupiré. Il a bu une gorgée de bière. Elle s'est approchée timidement de ma table. Elle m'a regardée, scrutée. Elle a les cheveux châtains, assez courts, les yeux marrons, un peu plus foncés que ceux de ma fille. Elle doit avoir le même âge.
- Vous me dites si elle vous embête, Madame. Je la connais. Au début, elle est charmante, mais elle devient vite envahissante.
Je lui ai dit de ne pas s'inquiéter.
Lola a enfoui sa tête sous la casquette, puis l'a soulevée doucement, jusqu'à ce qu'un œil apparaisse. Elle a éclaté de rire quand nos regards se sont croisés, puis a immédiatement recommencé. Invisible. Visible. Invisible, visible. Elle a recommencé, encore et encore, riant toujours plus fort, tournant la casquette en cuir dans tous les sens. J'ai ri de bon cœur avec elle.
La serveuse a regardé Lola en posant une seconde bière sur le comptoir.
- Qu'est-ce qu'elle est belle, ta fille. Mais il ne faut pas lui dire, n'est-ce pas. Il ne faut pas dire aux enfants qu'ils sont beaux. Cela leur gâche le caractère.
- J'ai revu hier des photos de sa naissance. J'avais la larme à l'œil. J'étais tout ému. Elle était toute menue, toute fragile. Elle est née bien trop en avance. A mon époque, on l'aurait mise dans une boîte en carton et enveloppée dans du coton. Les couveuses n'existaient pas. Mon grand-père ne pesait que 625 grammes à la naissance.
Lola ne trouvait plus son jeu amusant. Elle commençait à s'impatienter. Elle est revenu vers son père et a de nouveau tiré son manteau. Il lui a dit qu'elle était assez grande pour voir qu'il n'avait pas fini son verre, qu'elle devait à son âge apprendre la patience. Elle est revenue vers moi.
- C'est quoi ?
- Du chocolat chaud. Du chocolat blanc, en fait. Tu veux goûter ?
Non. Elle a pris le journal que j'avais posé sur la table et m'a demandé de le lui lire. Je l'ai ouvert pour trouver les courtes bandes dessinées, coincées entre les mots croisés et la météo. Lola s'est assise à côté de moi.
- Lola, viens ici. On ne dérange pas les gens comme ça.
Lola n'a pas bougé en entendant son père. Il a haussé la voix.
- Lo-la.
Elle est partie soudainement. Je n'ai pas eu le temps de dire à son père que je lis souvent des histoires à ma fille, que j'aime ça. Lola s'est hissée sur le tabouret, face à son verre de grenadine qu'elle ne voulait toujours pas boire.
J'ai lu distraitement le journal. J'ai fini mon chocolat chaud. Il était froid.
Lola et son père sont partis quelques minutes plus tard. Lola a tourné la tête vers moi et je lui ai fait un signe d'au revoir. Puis je me suis levée pour payer mon addition.
Un grand bruit sinistre, métallique, curieusement étouffé. La serveuse et moi sommes sorties précipitamment.
Le scooter était au sol. Son père avait encore les mains posées sur le volant. Le conducteur de la voiture arrêtée à côté n'arrivait pas à ouvrir sa portière.
Lola avait été projetée plus loin. Le sang coulait de sa tête, de son nez, de sa bouche. Sur sa robe blanche. Une tâche rouge qui grossissait, grossissait.