L'Ombre de Sisyphe

petisaintleu

Au cœur d'un Paris anachronique, où les rues suintent de mélancolie sous un ciel plombé, se dresse le lycée Sisyphe. Ici, Monsieur Dubois, Diogène des temps modernes, vagabonde dans les dédales de couloirs érodés par le cynisme. Son regard, jadis pétillant de verve littéraire, n'est plus désormais qu'un puits sans fond, reflétant le néant de ses aspirations évanouies.

Ses pas, une danse macabre sur le carrelage usé, racontent l'histoire d'un rêveur déchu, un Don Quichotte de la conjugaison, jadis armé de métaphores et d'hyperboles, désormais désarmé face à l'armada de l'indifférence. Dans ce labyrinthe de pierre, où chaque porte ouverte est une fenêtre fermée sur l'espoir, Dubois cherche en vain un écho de sa passion perdue, un murmure de la poésie ensevelie sous les décombres de l'éducation contemporaine.

Dans sa salle de classe, un reliquaire de rêves fanés, Dubois entreprend chaque jour un rituel sisyphéen. Armé d'une craie blanche, il trace des caractères sur le tableau noir, des symboles d'une époque révolue, une langue morte pour des oreilles sourdes. Ses élèves, spectres modernes absorbés par la lueur bleutée de leurs écrans, l'ignorent, des nefs dérivant sans capitaine dans l'océan numérique.

À chaque cours, il lance des appels désespérés vers ces îles perdues, tentant de les ramener à la rive de la littérature, de la réflexion. Parfois, il croit apercevoir un regard curieux, une étincelle de questionnement, mais elles s'éteignent aussi vite qu'elles apparaissent, étouffées par le bourdonnement constant du monde numérique.

La pause déjeuner est son Olympe solitaire. Il se retire dans la bibliothèque de l'école, un sanctuaire de silence parmi les échos de la cacophonie extérieure. Ici, entouré de ses fidèles alliés - Hugo, Dumas, Voltaire – il trouve un répit temporaire. Il feuillette les pages jaunies, retrouvant brièvement la flamme de sa jeunesse, un temps où chaque mot était une révélation, chaque phrase un monde à découvrir.

L'après-midi, Dubois se transforme en archéologue, tentant de déterrer l'intérêt de ses élèves sous des couches de désintérêt et d'apathie. Il improvise, se transforme en conteur, en magicien des mots, dans une tentative désespérée de faire résonner les échos de la grande littérature dans leurs cœurs endurcis. Il parle de Gatsby le Magnifique, de l'étranger de Camus, espérant que ces héros torturés trouveront un écho dans leurs âmes.

À la fin de la journée, quand les couloirs se vident et que le silence retombe sur le lycée Sisyphe, Dubois rassemble ses affaires. Son cœur est lourd, mais dans son esprit résonne encore un faible écho de résistance. Demain, il reviendra, armé de son éternel optimisme, prêt à affronter à nouveau les moulins à vent de l'indifférence et du désespoir.

Alors que le crépuscule enveloppe Paris de ses teintes cuivrées, Dubois traverse les rues désertes, un Prométhée moderne portant le fardeau de son idéalisme éteint. Il marche, ses pensées flottant entre la résignation et une rébellion sourde, un dialogue intérieur avec les ombres de ses auteurs favoris. Balzac lui murmure de la persévérance, Zola lui parle de la lutte des classes, tandis que Rimbaud lui souffle l'envie d'évasion.

Arrivé chez lui, dans l'obscurité de son appartement, entouré par les fantômes bienveillants de ses héros littéraires, Dubois trouve la force de poursuivre. Chaque jour est une bataille, chaque leçon un acte de résistance dans un monde qui semble avoir renoncé à la beauté des mots et à la profondeur des idées.

Demain, il se lèvera encore, portant l'étendard de la littérature, un chevalier errant dans les ruines d'une citadelle oubliée, un gardien de la flamme dans l'obscurité croissante d'un monde qui a oublié comment rêver. À moins que, dans un réflexe nervalien, on le retrouve au petit jour pendu à la grille du numéro 4 de la rue de la Vieille-Lanterne.

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