L'ombre partie 3
-nicole-
Elle est de retour. L'ambulance l'a ramenée hier matin. Ils ont installé un lit médicalisé dans sa chambre, Elle passe ses journées dans un fauteuil roulant. Son visage de clown triste est figé dans un rictus qui tire son œil et le côté droit de sa bouche vers le bas. L'autre œil semble agité d'une vie trépidante, il tourne, monte descend, observe, s'attarde sur un détail, tente d'accrocher le regard de celui des autres qui se trouve auprès d'Elle, avide de réponses aux questions qu'Elle ne peut plus poser. Je sais qu'Elle est consciente de son état, qu'Elle sent le continuel filet de bave qui lui dégouline le long du cou et vient tremper sa chemise, lui donnant un air pathétique, grotesque. J'ai presque pitié d'Elle.
Je sais qu'Elle me voit. Elle me fixe parfois avec le peu d'énergie qu'il lui reste et je peux lire en Elle toute la peur, toute la colère qui l'animent encore, tous ses désespoirs, toutes ces questions angoissantes qui tournent continuellement dans son cerveau malade : « qu'est-ce qui m'arrive ? Est-ce que je pourrai remarcher, bouger, parler un jour ? Vais-je mourir ainsi ? … ». Je sais qu'Elle essaie de communiquer avec moi, Elle bafouille, tente d'articuler mais ne sortent de sa bouche que des borborygmes, des sons humides et visqueux qui s'écoulent comme sa salive, sans qu'Elle ne puisse les retenir. Alors je la regarde et je souris. La Mère, pauvre Mère, Tu ne sais pas que je capte tes pensées, je pourrais te répondre si j'en avais envie, te sortir de cet horrible isolement dans lequel Tu te trouves. Quelle ironie n'est-ce pas ? Tu m'as rendue invisible aux yeux des autres, Tu m'as isolée des vivants et Tu te retrouves Toi-même prisonnière à l'intérieur de Toi, inaudible, fragile et tellement seule. Haine est à mes côtés et elle te regarde avec l'envie de te saisir de nouveau, Tu sembles la voir aussi, mais ton œil cherche à l'éviter, Tu en as peur n'est-ce pas ? Ne t'en fais pas la Mère, elle ne te touchera pas, pas pour le moment, pas tant que je n'en aurai pas fini avec Toi. Je vais attendre la nuit, quand les autres seront couchés, quand le Père et l'infirmière t'auront remise au lit et que Tu seras vraiment seule.
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Enfin nous y voilà : Tu dors… Profitant de ces moments de répit, Tu rêves que tout est comme avant. Je vois les images défiler dans ta tête, je ressens tes émotions, tes sensations, ton bien-être et cela m'amuse. Tu parles et l'on te comprend, tu marches et l'on s'écarte de ton chemin comme si Tu étais encore la reine de cette maison. Ton visage rayonne et tes yeux pétillent. Comme Tu es belle, la Mère, avec tes longs cheveux d'argent et ton regard d'ébène, ta taille encore fine malgré les enfantements et les années. Tes mains aux doigts délicats caressent doucement les joues de tes enfants dont les visages radieux te sourient… Quel rêve mielleux et mensonger, mettons-y bon ordre Tu veux ? Dans la pièce inondée d'une lumière douce et diffuse dans laquelle te conduisent tes songes, il y a un coin sombre mais tes yeux l'évitent, refusent de s'y attarder. Je vais t'aider. Depuis le noir profond une voix d'enfant aigüe et nasillarde commence à chanter :
- « Un deux trois
la mort vient à toi
quatre cinq six
peu à peu tu glisses
sept huit neuf
ton mari sera veuf
dix onze douze
tu tombes comme une bouse »
Et un rire enfantin strident, malsain, mauvais éclate. Dans ton rêve, la Mère, Tu n'es plus dans ton salon entourée des autres, dans la chaleur et la sécurité de ton intérieur, non, Tu es debout au bord d'une falaise, Tu regardes en bas mais Tu ne peux percevoir le sol, il est bien trop loin, bien trop loin. Les rafales de vent te percutent brutalement et, à chaque coup de boutoir, Tu vacilles un peu plus. Tu bats un peu des bras pour reprendre ton équilibre, Tu tentes de reculer mais tes pieds ne t'obéissent plus, tes jambes fléchissent pendant que Tu sens le côté droit de ton corps s'affaisser et c'est alors que Tu me vois, moi. Je suis assise là, près de Toi, les pieds balançant dans le vide vers lequel Tu penches puis bascules. Tes yeux s'accrochent à moi, ils me supplient alors que je te regarde plonger dans le néant, et Tu ne cries même pas.
Votre nouvelle est un peu flippante mais c'est la casquette aide-soignante en gériatrique pendant quinze an s qui vous parles :-)
· Il y a presque 6 ans ·Lady Etaine Eire
ah oui, j'imagine ! pas évident comme boulot !
· Il y a presque 6 ans ·-nicole-
Ce n'est pas le boulot qui me posait un problème mais les supérieurs qui ne faisait pas leur travail correctement :-)
· Il y a presque 6 ans ·Lady Etaine Eire
;-), je vois...
· Il y a presque 6 ans ·-nicole-