Londres ou Le chambranle mou
koss-ultane
Londres ou Le chambranle mou
… tu crois qu’il y en aurait un pour tirer dans la fenêtre ?! Même pas ! Il n’y a plus de jeunesse ! Ramassis de petits cons ! Tous plus cons les uns que les autres !
… c’était étrange cette vision… c’était un blanc-bleu micro tacheté de petites paillettes rondes de toutes les couleurs avec des dominantes argentées néanmoins… il semblait… oui… il y avait une espèce de “L” inversé comme une potence là au milieu de l’image… cet échafaud incomplet paraissait incertain comme flottant ou mou…
Il cligna des yeux et essaya de tourner la tête pour changer de panorama mais une violente douleur à l’arrière du crâne l’en empêcha. Un rapide tour du propriétaire lui apprit qu’il ne pouvait mouvoir que ses deux avant-bras et que ses mains étaient en état de fonctionner normalement. Il ne se souvenait de rien.
… non seulement c’est vilain mais en plus je suis obligé de regarder cela jusqu’à… quand ? Mon nom est Guy Luke Unique Stuckeer, j’ai soixante-trois ans, suis retraité en comptabilité et n’ai absolument aucune idée de ce qu’il se passe, de ce qu’il m’arrive… et puis… qu’est-ce que ça sent ? Je connais cette odeur… plutôt agréable quoiqu’un peu entêtante à haute dose… et pourquoi les fenêtres paraissent-elles être toutes ouvertes ? Je sens passer de l’air dans toutes les directions… moi qui suis si frileux d’ordinaire… enfin je crois ? Aurais-je été cambriolé puis agressé ou l’inverse ? Je n’ai mal nulle part excepté à la tête lorsque je veux la remettre droite… ou la bouger tout simplement… je le visage tourné vers la fenêtre ouverte sur la rue… la belle affaire ! Cela aurait pu être pire, j’aurais pu être tourné vers le mur ou entre le mur et le gros fauteuil qui sent indécrottablement la poussière… d’ailleurs, maintenant que j’y pense, bien que ne pouvant tourner la tête à gauche, en mettant mes yeux en coin de ce côté-ci je devrais en apercevoir ne fut-ce qu’un de ses accoudoirs à fanfreluches… mais là rien, que du vide, du mur nu…
Les enfants continuaient à jouer au foot dehors sur la rue vide de voitures donnant dans cette impasse pavillonnaire d’un autre âge dans un ancien quartier populaire en cours de restauration bourgeoise. Quarante années ont passé et Guy Stuckeer a vécu successivement dans un lieu insipide puis carrément malfamé puis “moyen moins” puis à nouveau petitement côté et désormais dans un de ces quartiers que la proximité de lieux industriels rénovés dopaient à la hausse de standing. Et pourtant ce petit comptable n’avait jamais bougé son oreille de son impasse post-maritale. Barbara était morte voici six ans et il avait l’impression d’avoir toujours vécu seul tant le changement avait été radical et douloureux dans sa vie. Désormais, il avait le double sentiment d’être en pilotage automatique quotidien et d’enfin faire ce que bon lui semblait à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. C’était l’ivresse du cheminot, un liberté sur rail.
… la thèse du cambriolage prend de la cuisse avec la disparition du gros fauteuil à gauche… qui pourrait bien voler une horreur pareille ? Pas un allergique à la poussière et aux acariens en tout cas !… peut-être un daltonien que le jaune pisseux ne dérange pas… y avait un guéridon “bancal mais précieux” comme disait ma Barbie près de la fenêtre dans ce coin-ci ?… mais si ! Avec son petit tiroir à la con qui grince et grippe et fout tout parterre lorsqu’on insiste.
C’était étrange, il le voyait entre ses mains mais ne savait plus pourquoi. L’engourdissement de certaines parties du corps inerte commençait à se faire sentir ainsi qu’une insidieuse envie de déféquer générée par le stress.
… tiens ! Le plafond est nickel !?
Pas une toile de ces horribles araignées, qui lui faisaient si peur, ne se balançait aux vents urbains.
… mais qu’est-ce qui se passe bon sang !
Il prit une goulée d’air plus importante que d’habitude et tenta d’expectorer un cri, une plainte, un S.O.S. vaguement borborythmique, mais, le cou tordu vers la droite, ce ne fut qu’une exhalation à peine chuintante et douloureuse qui lui déchira la gorge et faisait encore des nœuds marins avec ses cordes vocales de longues minutes après sa tentative.
… qui devait venir aujourd’hui ?… personne comme à chaque fois… quel jour était-on seulement ? Mardi… putain toute cette existence de merde avec une «cul bénie» intirable pour finir par crever tout seul chez soi un… mardi ! Un mardi ! Merde alors !… c’était comme de se faire renverser par une horreur de voiture naine, sorte de suppositoire à bus d’Europe centrale…
Au moins aura-t-il échappé aux staphylocoques argentés, dorés ou bronzés, qui avaient décimés les aînés de la rue, à l’hôpital du quartier, réchappant aux maladies qui les y avaient conduit sans survivre à celles qu’ils avaient rapatriées de cet antre de l’enfer où seuls les agents infectieux semblaient être brillants.
… ah ! C’est quand même bon de pouvoir bouger les avant-bras… si seulement je pouvais sortir de ce sweat-shirt qui semble ne faire qu’un avec le plancher… le plancher ! Le plancher !
Cela lui disait quelque chose, il avait…
… parlé avec… quelqu’un pas plus tard que… récemment… et cela a un rapport avec les… tortues ? Non, qu’est-ce que les tortues viennent faire là-dedans !? Il en a ? Des tortues ?! Non, ils ont toujours eu horreur des animaux domestiques. Il a des araignées c’est déjà pas si mal…
Il revoyait un jeune visage avec une blouse de travail bleu foncé que l’on trouvait forcément…
… quelque part… un magasin ? Sans doute… je vais crever là.
Il commença à chouiner un peu, le temps pour une grosse larme de s’échapper de son œil droit et de parcourir les premiers centimètres des quelques années lumières qui la séparaient de son oreille, retraitée de la Marne depuis quarante-cinq ans.
… non, non, non, je ne vais pas me laisser aller… j’ai toujours trouvé cela trop pathétique chez les autres… à moi de réagir… cette odeur me dit quelque chose… tiens ! La grande pendule qui devrait être derrière moi vient de sonner depuis la cuisine… qu’est-ce que c’est que ces conneries ?! Les cambrioleurs seraient-ils encore en plein déménagement ? Ils n’auraient pas tout pris au premier voyage ? Elle a sonné onze heures et les mioches continuent de jouer dans la rue… alors… on est pas mardi… ah ! Quelle horreur !
Il secoua la main avec virulence en sortant brusquement de sa torpeur. Il avait clairement senti les pas d’une araignée mesquine dessus. Il soufflait afin de faire déguerpir l’énorme animal menaçant et sanguinaire de sa poitrine qui cognait à rompre soudain.
… saleté de bestioles immondes !
Les enfants avaient cessé leur jeu peu avant midi et en tendant son oreille, émergeant de son semi coma et complet brouillard, il pouvait entendre grésiller le poste de radio dans la cuisine. C’était le flash info qui annonçait la date.
… oui ! Mardi, bordel ! Stuckeer, un point ! Il n’est pas encore complètement gâteaux le vieux Guy… j’ai le nom de cette odeur franchement toxique et écœurante sur le bout de la langue et à peu près partout ailleurs tellement elle paraît obstruer tous les pores de ma peau… beurk ! Mais c’est qui cette face de rat en blouse bleue que j’y associe ? Mardi… mardi… j’avais pas un truc à faire ce jour-là ? Plusieurs même je crois… oui, cela me revient un peu… ah ! Je me préviens que je ne veux pas mourir sans un dernier plaisir ! J’ai vu trop de petits vieux auxquels on refusait la douceur et le réconfort d’un dernier carré de chocolat au crépuscule de leur existence sous prétexte que c’était mauvais pour leurs analyses ! J’en ai marre de regarder ce morceau de ciel blanc et ce coin supérieur gauche de fenêtre ouverte avec chambranle à la con qui n’a aucune conversation et ne me donne aucun indice sur ce qui m’arrive !… j’ai encore mal à la gorge de ma tentative de cri de tout à l’heure… hélas ! Vivant en moine je ne vois pas avec qui j’aurais pu avoir rendez-vous et qui s’en inquiéterait assez afin de donner l’alerte… rendez-vous… mais si j’en ai un… j’en suis à peu près certain mais était-ce aujourd’hui ? Pas sûr…
Lorsqu’il laissait retomber naturellement ses avant-bras, ils s’affalaient à tous les coups sur sa braguette.
… eh ben le voilà mon dernier carré de douceur, ma façon de mourir un peu moins malheureux…
Ses doigts goures coururent le long de sa ceinture…
… absente !… mais ?… pas de braguette non plus… c’est un cauchemar ou quoi ?!
Son pouce glissa sans effort sous un élastique un peu lâche.
… un survêtement ?
Mais il ne mettait jamais de survêtement. Il détestait cela. Ces tenues, soi-disant décontractées, qui n’étaient que relâchement et laideurs multicolores. Il ne daignait s’en accoutrer que pour préserver ses affaires d’éventuels désagréments dus à de grands travaux.
… ah !…
La fraîcheur de sa main sur son intimité dévoilée dopait à propos la turgescence et remontait son moral au prorata des centimètres érectiles. Il poussa…
… ouououh…
… un soupir de pré-contentement et se représenta son fier éperon mis en valeur par l’élastique de cet horrible pantalon violet foncé qu’il ne pouvait descendre et qui, par retour, devait lui remonter les testicules de façon avantageuse pour un homme arrivé à un âge où les cartouches avaient une fâcheuse propension à rattraper le fusil. Tout à son appel du plaisir, il sentit soudain que quelque chose avait changé dans l’air. Il y avait de la tension désormais, c’était aussi palpable que ce qui coulissait entre son pouce et les quatre opposables. Il baissa les yeux à l’extrême en direction de la cuisine et juste au-dessus de la tonsure violacée d’un gland qui se fripait déjà, aperçut le visage interdit, bouche entrouverte et yeux ronds, de la responsable de la paroisse les fixant, lui et son joystick de “chez Ramollo”. Puis elle disparut de son champ de vision. Il entendit à son grand désarroi les pas de la vieille fille s’éloigner dans l’allée.
… mais quelle conne celle-là aussi ! Elle n’a pas même remarqué qu’il y avait quelque chose d’anormale ! Enfin,… deux choses anormales ! La prochaine fois qu’elle entrera chez un mâle dominant, elle saura qu’il faut s’annoncer ! Tromblon ! Pucelle fière de l’être et sûre de le rester !… j’avais donc bien rendez-vous avec “repousse-l’amour” et c’était bien aujourd’hui. Il est pas encore complètement décati le vieux !
Néanmoins, pendant un bref instant, il n’eût plus si ardemment envie de s’échapper des griffes de la mort lente qui l’attendait. L’éperon retourné à l’état de limace représentante en fripes et surplus de prépuce en trompe pour éléphant lilliputien, le calme revint dans le pavillon blanc crème de Slacknot street.
Deux semaines plus tard, alertés par un facteur qui trouvait étrange, que le courrier s’accumulât chez un sédentaire endurci, et inquiétant que les fenêtres restassent invariablement ouvertes sous un climat britannique, les secours découvrirent une concentration anormale de meubles dans une cuisine déjà suréquipée et le cadavre en décomposition d’un homme prisonnier du verni de son parquet dans le salon adjacent vierge de tout mobilier. Seul, allongé sur le dos, le corps légèrement tourné vers la gauche et la tête vers la droite en direction de la fenêtre sur la rue, il y était apparemment mort l’appareil génital à l’air. Des marques à peine visibles sur le rebord de cette même fenêtre et un balais, souillé de bave d’arachnide séchée fiché dans le verni peu loin de lui, laissaient penser aux inspecteurs qu’il y était monté en chaussons afin de nettoyer le plafond avant de basculer à l’intérieur de son salon au revêtement gluant pas encore sec et qu’il y était resté prisonnier jusqu’à l’issue fatale. Les autorités policières se rendirent à la triste évidence, la victime n’avait pas reçu de visite le temps de son agonie. Personne ne vint infirmer cela.
Pupille de la nation, enfin de la couronne, grièvement blessé à la tête lors de la toute première charge de son régiment, la grande guerre avait privé Guy de son pavillon auriculaire droit et du sens de l’équilibre. Malchanceux, il avait été réintégré par malveillance en urgence devant le manque d’effectif en qualité de brancardier. Hélas ! les effets secondaires de sa blessure faisaient qu’il mettait souvent ses blessés à terre puis en terre lorsque tout était allé mal. Ses survivants lui firent un telle réputation qu’il fut le seul non gradé à revenir du front avec de durables inimitiés. A nouveau blessé lors d’un bombardement de Londres par les “V2” nazis et enseveli sous les décombres de son abri, il en avait gardé une phobie invalidante de tout ce qui avait un rapport avec la terre, les tunnels et les caves et leurs fourmillantes faunes.
En revanche, personne ne sut expliquer pourquoi il avait sorti ses organes génitaux de son magnifique sportswear américain violet profond imitation velours. Certains supposèrent que les enfants qui jouaient régulièrement dans l’impasse devant son pavillon avaient pu découvrir le corps les premiers et commettre cette outrageante impudeur. Mais la présence de liquide séminal résiduel dans l’urètre, et pas à l’extérieur, plus les traces de salive sur la verge et des particules de pain azyme sur les testicules finirent de plonger les enquêteurs dans des abîmes de perplexité. L’absence de rouge-à-lèvres autour des corps caverneux renseignait les policiers sur le fait que nous avions à faire à une femme sérieuse. Ou bien un homme qu’il fallait activement rechercher.
Depuis ce funeste moi de mai dix-neuf-cent-cinquante-neuf, chaque trois mai, un cierge de belle dimension, qui semble avoir été taillé à la main, est déposé en la paroisse la plus proche du drame.
Le médecin légiste dit que c’était bien la première fois qu’un cadavre en cours de décomposition semblait sourire aussi benoîtement.
“Vie et mort d’un homme qui n’a jamais été verni” titra le “Torche Fût”, tabloïd des docks depuis toujours.