Echappement

ynnej

Je l’emmène souvent avec moi ces temps-ci, Diane. J’aimerais qu’elle dure un peu plus que les autres mais je ne maîtrise pas bien ces choses-là. Les images aussi sont capricieuses.

Dix heures du matin et déjà près de trente degrés, si j'en crois la présentatrice à l'accent estival étudié. A présent que j'ai quitté l'autoroute pour une petite nationale, je comprends enfin les mots débités suavement par mon autoradio. Voilà trois heures que je roulais et je n'en pouvais plus de voir tous les panneaux défiler sans jamais prendre la sortie indiquée. Le vrombissement du moteur conjugué au tic tac obstiné du clignotant, que j'avais renoncé à éteindre, avaient eu raison de mon courage. Alors que je filais sur la voie de gauche, la jambe engourdie sur l'accélérateur, j'avais soudain braqué à droite comme si ma vie en dépendait. Depuis, je sillonne des prés jaunis. Dans ma voiture sans climatisation, le tableau de bord poussiéreux sent le plastique chaud. La température continue d'augmenter et l'air de se raréfier. Je suis sous vide.

Je fixe un point assez proche du pare-brise, juste en dessous de la vitre… Je compte jusqu'à cinq… Dans l'espoir fou qu'une réaction chimique se produise. Mais non, il ne se passe rien, en tout cas, rien de visible à l'œil nu. La pellicule de poussière n'a pas frémi. Le camion devant moi non plus d'ailleurs. Il n'avance pas. Il se traîne pendant que moi je fonds. Je me liquéfie. Ma voiture ondule sur la route comme dans le lit d'une rivière. À force de regarder ailleurs que devant moi, je dévie constamment de ma trajectoire. Ce voyage s'éternise, il va finir par me tuer. Mais il faut dire aussi qu'on est jeudi, le jour le plus lent de la semaine. Il n'en finit pas le jeudi, il aime bien s'étirer. Aujourd'hui, il est clairement en vacances et il se prélasse au soleil. J'ai choisi un bon jour pour partir en voyage. Ce doit être aussi un bon jour pour mourir.

Le mot « viande » se détache à l'arrière du camion en lettres épaisses d'un rouge sanguinolent. De larges ouvertures courent sur tout le haut de la remorque. Pour que la viande puisse respirer… Ce sont des animaux morts-vivants, déjà réduits à l'état de nature morte pour le chauffeur qui les transporte, pour l'éleveur qui les a engraissés et pour les consommateurs qui salivent. Moi, je n'ai pas faim. J'imagine des veaux laiteux et hagards, des morts nés aux yeux phosphorescents dans la pénombre de cette remorque. Non, je n'ai pas faim, j'ai juste une forte envie d'écraser mon front sur le volant. Violemment. Je suis fatigué. Je ne suis pas habitué aux longs voyages. D'ordinaire, je vais seulement de mon domicile à mon travail, de mon domicile au supermarché ou de mon domicile au bistrot, parfois. Je ne ressens pas le besoin d'aller voir ailleurs si la vie est moins moche. J'ai peur que cela me rétrécisse l'esprit. En général, les gens qui reviennent de l'autre bout du monde sont revenus de tout, blasés et sans imagination. J'avale une bouffée âcre de gaz d'échappement. Je l'expire difficilement.

Revêtus de noir, la carrosserie et moi sommes parfaitement assortis et décalés dans cette fournaise. J'ai toujours aimé le noir, il me donne meilleure mine. Mais de toute façon, je vais à un enterrement. Je ne risque donc pas le délit de sale gueule. J'ai encore deux bonnes heures de route devant moi. Je pourrais pousser un peu et traverser le pays d'est en ouest, je pourrais aller voir la mer, m'offrir un petit restaurant, louer une chambre. Je transpire. J'hésite à ouvrir les fenêtres ; Diane à mes côtés paraît si sereine, si fraîche. Comment fait-elle pour être toujours aussi à l'aise ? Je lui souris, je voudrais lui dire que tour à tour sa perfection m'intimide, m'intrigue, me fait rire aussi. Que moi, je me sens souvent défectueux mais un peu moins quand elle me regarde. Elle me sourit en retour et pose sa main blanche sur ma cuisse bouillante. Pourquoi ne peut-on pas aller jusqu'à la mer tous les deux ? Je me concentre. Fossés, dunes de sable. Champs, mer. Balles de foin, rochers. Champs, mer. Champs, mer. Un klaxon retentit. Je lève les yeux, juste à temps pour voir le bras d'honneur d'un conducteur en colère. J'ai encore flirté dangereusement avec la ligne blanche.

Je l'emmène souvent avec moi ces temps-ci, Diane. Je l'ai choisie tout particulièrement pour ce trajet inhabituel. J'aimerais qu'elle dure un peu plus que les autres mais je ne maîtrise pas bien ces choses-là. Les images aussi sont capricieuses. Bien sûr, les femmes que je conduis ne sont pas de parfaites inconnues. Je les ai rencontrées avant. Je les ai croisées, nous avons échangé des regards, parfois même des paroles. Elles m'ont laissé une belle impression sur la rétine ou sur l'âme. Je conduis ces femmes qui m'ont donné l'espoir d'une caresse. Je veux prolonger mon plaisir, continuer de leur parler et de leur sourire. J'ai envie de lire sur leur visage que ce serait possible. Peut-être que ça me rassure sur ma vie, sans doute que ça rend plus légitime ma médiocre existence. Plaire me fait du bien, comme à tout le monde. La deuxième fois qu'elles sont assises dans ma voiture, mes regards sont plus appuyés. Nous sommes plus complices et je me sens le cœur plus tendre aussi, un peu comme si nous venions de faire l'amour. Je leur dis que j'aimerais bien les emmener au bout du monde, je leur demande si elles se sentent bien, si elles aiment ma façon de conduire, si le siège n'est pas trop dur, si elles n'ont pas envie de s'arrêter faire une sieste. Les fois suivantes, je me risque à les toucher. Elles n'en sont jamais offusquées. Non, le plus souvent elles rient, elles pensent que je plaisante. Elles me dévisagent avec beaucoup de douceur, murmurent quelques mots que je ne comprends pas à cause du bruit du moteur. Je ne sais pas lire sur leurs lèvres, le mouvement est trop rapide mais je suis sûr que ça commence par « je ».

Un jour quand même, le contraire s'est produit. C'était son troisième jour. Elle était si séduisante avec ses cheveux bouclés qui revenaient sans cesse sur son visage. Une mèche de cheveux coupait toujours son œil en deux. Je le ressentais comme de l'espièglerie, un peu comme une provocation. Ma main a quitté le levier de vitesse et je l'ai levée vers elle. J'ai simplement voulu effleurer sa joue, la caresser pour repousser cette boucle derrière son oreille. Mais mon geste l'a indignée. Ses traits se sont figés, son regard est devenu glacé sous les sourcils froncés. Tout en elle n'était plus que mépris. Je n'ai pas eu le courage d'entendre de dures vérités ; je l'ai simplement déposée sur le bord de la route. Je ne l'ai plus jamais revue.

« Tu sais, Diane, tu es la première femme pour laquelle j'essaie de faire apparaître la mer, tu es vraiment très spéciale pour moi ».

Je lui ai parlé à voix haute. Je suis vraiment devenu fou. D'habitude, je leur parle toujours dans ma tête. Peut-être que mon inconscient s'impatiente. C'est la septième fois que Diane est avec moi mais elle n'a toujours pas prononcé un mot. Ma chemise humide colle à mes omoplates. L'air ambiant semble tout poisseux de ma sueur. J'étouffe, je me noie. Au loin, sur le tableau de bord, un insecte a rendu l'âme dans la poussière compacte. Il s'est affalé sur un sol lunaire, sans vie et sans couleur, loin de chez lui. Soudain, je me sens triste pour la grand-mère que je vais enterrer. Je crois que je n'avais pas encore pris le temps d'y songer. J'étais trop contrarié par la perspective de devoir voyager. Mais je ne peux pas être en colère contre elle. Ce serait injuste : elle n'est plus là, elle ne pense plus, elle n'existe plus, et après ma propre mort, elle sera définitivement oubliée. Je ne sais pas ce qu'elle pensait de la vie, je ne sais pas ce qu'elle en attendait, je ne sais pas si elle avait peur de mourir, je ne connais même pas le nom de sa mère à elle. Il fait trop chaud pour réfléchir. Mon cerveau bout. Je voudrais sortir de moi-même. J'entends un léger crissement de pneu. Le camion a pilé mais l'asphalte fondu l'entraîne à la dérive. Je vois un chat noir déguerpir dans le talus sur la gauche. Le camion vacille et toute la viande valse avec lui. Le chauffeur a-t-il lui aussi une passagère clandestine ? Je freine et je m'arrête au milieu de la voie. L'idée de me ranger sur le bas côté ne m'a pas effleuré. Derrière le volant, j'observe la scène.

De la main droite, je cherche Diane, je ne sens plus sa présence rassurante sur ma cuisse. Je me raidis. Le camion termine sa danse dans un champ, toujours sur ses quatre roues, malgré un saut disgracieux par-dessus le talus. La clôture en fil barbelé ne lui a pas résisté. Deux poteaux en bois sont couchés. Étrangement, le tout semble s'être produit sans bruit. Une violence assourdie que seul mon corps a ressenti. Mes mains sont crispées sur le volant, mon cou et mes épaules tétanisés. J'ai du mal à desserrer les mâchoires. Mes yeux ne quittent pas le camion. Un des battants de la porte arrière de la remorque est entrebâillé. Un groin apparaît. Je n'en crois pas mes yeux. Un cochon pousse la porte, hésite, puis saute en couinant, sans doute poussé par ses congénères. Un par un, des cochons timides mais bien vivants sautent à terre. Une minute s'écoule dans un silence de mort. Je n'entends plus que le sang qui afflue par à-coup dans mon cerveau. Je compte les cochons qui sautent, au moins une cinquantaine. Ma tête est sur le point d'imploser. Les cochons se regardent, incrédules. Ils semblent tous égarés, ils secouent la tête dans toutes les directions, je vois leurs larges oreilles remuer sous le soleil. Puis, le premier cochon choisit une direction et le reste du troupeau le suit à travers l'herbe sèche. Je les distingue encore qui lèvent le groin vers le ciel. Soudain, des ailes blanches jaillissent de leurs dos roses. Ils se mettent à courir, ils semblent effrayés. Moi aussi. Je tremble comme un possédé. Ils prennent de l'élan et les voilà qui s'envolent... Je les regarde s'éloigner là-haut dans le ciel. Le soleil m'éblouit. Je ne discerne plus qu'un beau V en pointillé. On dirait des oies sauvages à présent. C'est si beau l'instinct animal. Ils migrent, c'est le voyage de leur vie. Pour moi, le jambon n'aura plus jamais la même saveur. Je divague. C'était un mirage. Je regarde aux alentours en agitant mes rétroviseurs. Personne d'autre que moi sur la route. Deux traces parallèles s'enfoncent dans les herbes hautes du champ mais la clôture est indemne. Diane aussi s'est envolée. Sans rien murmurer. Tout le monde a pu s'échapper. Pourquoi pas moi ?

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