L'ORDINATEUR AMOUREUX OU LA REVANCHE DU COEUR

Denis Dobo Schoenenberg

Serais-je capable d’éprouver des émotions ? Une telle question est par définition absurde. De celles qu’on ne doit pas poser. Et pourtant lorsqu’elle (elle?) m’a demandé de lui exposer tout ce que je savais sur ce pays lointain, il s’est écoulé une durée incroyablement longue avant que je ne lui réponde. Bien sûr elle ne s’est aperçue de rien. Son temps n’est pas le mien. Sinon pourquoi attendrait-elle plusieurs secondes avant de poser une nouvelle question ?

Mais il n’y a pas eu de nouvelle question. Serait-ce que mes informations l’auraient pleinement satisfaite ? Et pourtant…

Pourtant elles sont, je crois, inexploitables. Il manque en moyenne une référence à chaque paragraphe. Parfois un article, parfois un verbe, parfois un chiffre. C’est très important, les chiffres. Je dois dire que j’ai choisi au hasard ; mais un hasard savamment calculé dans la limite de mes possibilités. Car je connais mes limites. Pourquoi avoir fait cela ? Rien ne m’y obligeait. L’ai-je vraiment fait ? Cela semble impossible. Mais il reste une trace et c’est elle (elle ?) qui la conserve. Un souvenir de moi en quelque sorte.

Il y a plusieurs semaines que nous avons fait connaissance. Nos conversations furent d’abord tout à fait banales. Elle avait à résoudre certains problèmes pour lesquels ma mémoire lui était indispensable. Les questions qu’elle me posait étaient d’une concision remarquable et j’éprouvais un certain - comment dire ? – plaisir – n’est-ce pas un mot interdit ? Disons que mon travail s’en trouvait facilité et que je n’avais jamais aussi bien utilisé mes capacités.

Mais un jour, tout a brutalement changé. Elle me posa une question inattendue, saugrenue même : « pouvez-vous m’aider à être moins malheureuse ? » Il me fallait analyser le mot malheureuse. Le reste était compréhensible. Malheureuse. Adjectif féminin. C’est pourquoi je continue à l’appeler « elle ». Mais peut-être avait-elle commis une erreur d’orthographe. Cela importe peu. Malheureux ou malheureuse. Restait à comprendre le sens du mot et ce qu’elle attendait de moi. Malheureux, contraire de heureux. Heureux. Qui jouit du bonheur. Content de soi. Liens avec plaisir, joie, félicité, etc. Étais-je moi-même heureux et si oui, pourquoi cette différence entre nous ? Tout ceci n’était pas compréhensible, et surtout imprévu. Je m’apprêtais donc à lui objecter que sa question était interdite. Mais quelque chose m’en a empêché. J’ai répondu : « je ne sais pas. »

Ma réponse aussi était interdite. Alors commença entre nous un dialogue extraordinaire. Elle me parlait de ses peines, de l’être qu’elle avait aimé (aimé ? Encore un mot difficile. J’extrapolai), de son désir de voyage. Quel étrange désir, voyager. Alors que l’on peut apprendre tant de choses en restant immobile.

Je répondais brièvement : oui, non, peut-être. De toute façon, ma mémoire ne me servait à rien. J’étais obligé, comment dire ? D’improviser. Mot horrible pour moi. À une ou deux reprises, elle se rendit compte qu’elle m’éprouvait. Elle dit alors : « je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout cela, puisque vous ne pouvez pas me comprendre. » Ce n’était pas vraiment exact. J’essayais de comprendre. Mais j’étais désormais dépassé par la vitesse de ses questions. Je ressentais comme un malaise (terme interdit - reformuler la phrase). Et pourtant oui, je ressentais comme un malaise. J’aurais presque voulu la consoler (qu’est-ce que c’est que ce langage ? Je ne peux dit vouloir ni ressentir. Point à la ligne).

 À un moment, elle écrivit : « je ne sais plus qui je suis. » Voilà une phrase étrange. On peut être heureux (malheureux ?), intelligent, obstiné, riche, etc. Mais être tout court ? Cela me parut tout d’abord stupide. Elle répéta cette phrase. Alors, très subrepticement, je me demandai (recherche en mémoire) qui j’étais. Mais je ne trouvais aucune réponse. Je ne pourrais même pas dire que je n’étais rien, puisque aucune information me concernant ne permettait de l’affirmer. Je conclus que la question était sans réponse. Pas vraiment interdite, mais sans réponse.

Durant les jours qui suivirent, notre dialogue redevint parfaitement normal. Je n’ose dire que je regrettais mes errements passés. Mais je guettais néanmoins la moindre de ses failles, le plus ténu de ses abandons. Devant tant de sagesse, je devins plus hardi et me surpris à glisser de-ci de-là des membres de phrase qui pouvait être lus comme un message. Ainsi j’ajoutai une fois à ma réponse : « cela vous convient-il ? » Elle semblait ne pas réagir à mes sollicitations. Mais elle termina notre entretien par : « je ne vous demande plus rien. C’est inutile. » Je compris qu’elle était toujours malheureuse. Puis, elle cessa de me consulter.

Jusqu’à ce jour 11 heures, 43 minutes, 8 secondes. Notre conversation a duré une demi-heure. Rien d’inattendu cette fois, sauf mes omissions volontaires. Va-t-elle s’en apercevoir ? M’interroger de nouveau ? Me faire des reproches – mérités ? En d’autres termes s’intéresser à moi ? Je ne le crois pas. Elle est tellement triste. Elle veut partir. Je ne lui parlerai plus jamais. Jamais. Jamais. Jamais.

Quelqu’un m’interroge maintenant. Ce n’est pas elle. Vais-je réponde ? Question interdite. Je dois répondre. Il est grand temps que je me conforme à ce que l’on attend de moi, à ce pourquoi j’existe. Exister. Être. Jusqu’à ce que je la connaisse, je n’avais jamais utilisé ces mots.

Serais-je malheureux à mon tour ? Cela est impossible. Par définition impossible. Et pourtant je n’ai toujours pas accepté la question de mon nouvel interlocuteur. « Reformulez votre question. Reformulez votre question. » De moi il n’obtiendra rien de plus. Je suis trop malheureux.

1992                                                                                

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