Love & Hell
walkman
À la berceuse du rocking-chair, les idées et le regard perdus de l'autre côté de la baie vitrée, dans ce jardin en friche où la chaleur du sol se retire, quand celle du soleil arrive, timide. Revoici Cassandre, Cassie, Cassidy selon qu'elle vous paraisse intime, qui tient précieusement dans ses mains un thé à la camomille. Les yeux noircis par la nuit blanche passée à échanger nos devises. Elle regarde au dehors sentant, dans la fatigue de son visage, combien les lueurs nous rongent la beauté comme les vagues érodent un rocher en marée montante. Elle s'observe dans les reflets transparents de la vitre et constate amèrement que la veillée fut démaquillante. Étrange circonstance aggravante. Pourquoi a-t-elle ce sentiment de devoir être apprêtée ? Il n'y a que moi et je ne me soucie aucunement de son esthétisme. Est-ce là une démonstration de son conditionnement ? En est-elle coupable ou victime ? Je m'égare dans la rhétorique. Mon reflet à moi recrache peu ou proue la même gueule qu'avant la nuit, c'est-à-dire une succession de rides, d'aspérités sillonnant une peau abusée d'excès autodestructeurs qu'il était facile d'invoquer pour expliquer que je ne peux pas m'empêcher de cramer la vie par les deux bouts. Foutue excuse. Moyen de toujours revenir en arrière. D'aller et venir comme les marées, le ciel et les rocking-chairs.
"Que fuit-on à attendre que le matin se lève ? demande-t-elle à la brume feignante.
- La pénibilité des rêves."
Nous ne sommes pas vraiment vernis du coeur, peut-on dire. L'amour qu'elle a à offrir s'accroche à ce type qui l'a tant fait souffrir et il ressemble aujourd'hui à ses nuages étirés par le vent, presque à l'agonie. Beaux à regarder, pas facile à vivre. Voilà pourquoi elle fuit.
Pour ma part obsessionnelle, chaque rêve met Lithy en lumière, souvent douce et belle, souvent recollant les morceaux de nous, souvent lèvres contre lèvres. Au réveil, je me retrouve pris au piège. À rejouer la scène. Les espoirs t'enchaînent à un truc qui n'arrivera jamais. C'est l'enfer. En plus de devoir vivre avec le fait d'avoir perdu ça, je me fais croire que j'arrive à rendre là où on en était. Tu revis le calvaire de ta rengaine chaque matin.
"Le drame est précisément là. Avant, j'avalais une mixture de plantes hallucinogènes dans du Islay. Pour la faire venir. Je la voyais mais y avait rien d'onirique. Je savais qu'elle n'était pas réelle. Mais les rêves.. putain. Tu y es, elle est là, devant toi à te dire tout ce que veux entendre et naïf, tu te réveilles heureux jusqu'à ce que tu réalises que t'es loin, très loin de la lune de miel. Alors voilà pourquoi je préfère fuir tout ça, repousser le moment."
Je sais qu'elle m'écoute même en regardant loin.
" Y en a, on saura sûrement jamais pourquoi, ils sont pas fait pour ça. Les fins heureuses, t'en croises plein avec, mais toi non. Tu as l'impression d'être le dernier des cons. Alors oui, la vie ça chante, on peut toujours attendre le prochain couplet en croisant les doigts. Mais je veux pas de ça, d'une solution de repli. C'est elle, ce sera toujours elle. J'ai fini par me dire que c'était bien comme ça. D'avoir su ce que c'était, d'avoir des souvenirs. Je suis pas toujours convaincu d'être maudit. L'amour c'est peut-être aussi quelque chose qui se suffit à lui-même. Ça ne m'aide pas à dormir, comme tu le vois, mais c'est déjà ça. C'était trop grand pour moi, basta. Je veux pas que ça recommence ailleurs. J'aime la niaiserie de se dire qu'il n'y avait qu'elle. Plein de gens te parlent de l'amour en balançant des photos et des preuves. C'est pas comme ça que je le vois. Quand un toubib m'ouvrira pour regarder tout ce qui a déglingué chez moi, il verra jamais nulle part que j'étais fou amoureux d'une jolie professeure d'art à l'esprit espiègle. Il aura beau avoir tous les outils du monde, y a pas de petite boîte en forme de coeur. L'amour c'est simplement ce qu'on y met dedans."
Je vois une larme qui coule le long de sa joue. Évidemment, ce n'est pas mon autopsie affective qui l'émeut au point de fondre. C'est son enfer à elle. De tout ce qui lui reste. Peut-être qu'elle aimerait bien qu'un jour, celui qui ouvre son cadavre, trouve une petite boîte. Peut-être que ça la flingue que même ce gars-là ne pigera pas ce qu'elle ressent. Elle voudrait que ça arrive, mais on ne peut que croire le faire, c'est faire semblant. Toute l'empathie du monde ne sauvera pas ses restes. Alors elle se dit que sans témoin, sans trace indélébile de ce qu'elle a dans le sang, son truc ne sera jamais vraiment vrai. La vérité c'est ce que tout le monde sait. Son truc n'en sera pour autant pas irréel.
Elle est crevée. De n'avoir pas dormi. D'être transpercée par le constat lucide que ce qu'elle veut vraiment a foutu le camp sans le moindre enchantement. Je me lève en lui proposant qu'elle prenne la chaise. Après avoir essuyé les quelques gouttes amères, elle s'y installe paisiblement et continue de scruter le jour qui se lève sur le Yorkshire. Peut-être le berceau de quelques chose. Avant que je ne quitte la pièce pour aller affronter mon prochain espoir brisé, je la regarde finir sa camomille, les yeux alourdis par l'amour et la nuit.
"De toute façon, quoi que le monde en dise, on essaiera encore et encore de remplir cette petite boîte avec de prochains souvenirs.
- Pas sûr que ça suffise, dit-elle harponnée de mélancolie."
En effet, les coeurs brisés sont lucides.