LOVE PARK

Edgar Fabar

Un de mes premiers textes écrit à 16-17 ans.

       Deux êtres assis sur un banc, coulé dans le bitume, planté sur le champ de la ville où l'on sème chewing-gums et bouches d'égouts. Deux paires de lunettes noires, deux distantes attitudes séparées par un monde de cinquante centimètres de large, où la solitude de courtoisie est la règle en vigueur. Une publicité survient. C'est une octogénaire. Elle fait rouler son Caddie décati près d'elle puis s'intercale entre eux.  Attente de bus, temps court devenu long, soupir de l'écran de pub, suivie de la réclame « ça commence à bien faire cette grève, si ça continue je vais crever ici comme une vieille chambre à air ». Les minutes passent, toujours pas les bus. A bout de souffle, sa curiosité prend le pas sur sa retenue. Ses yeux sont aspirés vers elle, pivotent lentement sur la gauche, trajectoire sans équivoque, ils la cherchent. « Se connecter à elle » lui martèle ses nerfs, à la recherche d'une électricité extatique. La publicité s'interrompt quand les programmes reprennent. Arrivée du bus 5, mouvement de foule et de refoule. Les odeurs vont, viennent, la chaleur est partout, surtout sur les visages gras, sous les gros bras, on respire, transpire un air étouffé, épais.  

 Elle lève la tête, juste à côté d'elle il est encore là. Si seulement elle osait ce qu'il n'ose pas. Un sourire pourrait suffire, et aussi la faire souffrir. Une image triste ressurgit, une épine noire perce la chair de ses tempes. Elle baisse les yeux. Derrière ses carreaux fumés, les vapeurs d'espoir disparaissent.

Arrêt du bus sept, destination Terre Promise. Un signe peut-être, il faut voir. Il faudrait. Il devrait. Lui dire avec des fleurs, comme l'affiche Interflora sur l'abri le lui recommande. Plus facile à faire croire qu'à faire. Loin de décoller, ses idées sont collées, il a l'envie de prendre la parole pour la rendre belle mais elle s'éteint et lui aussi, car celle qui l'émeut est aussi celle qui lui fait peur.

Trois heures, c'est l'heure du trois. Hors du commun ou en commun, les transports sont régis par des lois temporelles aléatoires. Elle regarde sa montre, il faut bien qu'elle s'occupe. Ses mains, décidément plus libres que son esprit, n'en finissent plus de s'agiter, d'aller et venir le long de sa jupe courte, elle inspire et se crispe, respire puis se relâche… Elle prie pour un instant où la raison va déraper, une chance peut-être et que vienne la rotation de leurs champs de vision mais qu' adviendrait-il de la situation ainsi embarrassée, avec pour seul fond sonore le silence ? L'exaltation, la maladresse puis la passion, l'unisson puis l'abandon, la sacralisation puis la banalisation… l'amour est une droite limitée, un début, une fin et rien d'autre. Rien ne sert d'aimer se dit-elle, se rapprocher pour s'éloigner chaque moment davantage. Alors au fond à quoi bon, à quoi bon lutter contre le coma qui rend sa vie supportable ? Mieux vaut se taire maintenant, gagner du temps sur le temps qui écartèle. Pourtant, elle ressent et sent le parfum d'absolu, celui qui traverse les parois de son refuge. Irrésolue, elle reste en apesanteur. Pour un temps apaisée, elle peut croire.

Retour sur Terre, numéro deux à l'horizon. Deux battements de portière plus loin et les insectes, sur deux pattes, envahissent la chaussée une fois de plus. La marée monte et la rue s'affaisse sous le poids des marques. Scarifiés, piétinés, écrasés, les trottoirs finissent par témoigner. Deux Gazelle sont passées par là, on perd leurs traces près de cette flaque. Nike was here tagué de toutes parts et les virgules ponctuent chaque centimètre carré du pavement. Une paire d'All Stars attire son attention et lui font tourner la tête dans la direction du carrosse de Cendrillon. Au même instant, deux escarpins transalpins la captivent et font monter en elle une fièvre acheteuse, sa pupille s'éparpille. Sur le côté de chaque pied, griffée en lettre d'or, la lettre G, comme l'autre point G de la féminité, celui incarné par Gucci. Et c'est alors que les All Stars effleurent les Gucci, et que leurs regards se croisent.

Arrêt sur image, retour au cinéma muet. Le son ne coule plus, le temps est coupé. Leurs lunettes se fixent et pavoisent, les branches virent au rouge, troublées par l'impudeur soudaine du moment. Les secondes font du sur place, la buée apparaît sur le miroir de leur iris. Fatalement, des mots sont sur le point de naitre. Parmi eux, quels seront les plus précoces et les premiers à se faire entendre ? En elle, c'est le grand incendie, il brule toutes les paroles qui pourraient naître du moment. Les lettres, en feu, tentent de se jeter en vain par sa bouche. Ses sens enflammés lui refusent tout extinction de son désir. Au contraire, ils consument les derniers remparts de sa volonté. Lui est calciné par un retour de flamme. Vite, parler, lui dire combien l'éternité qui les enveloppe a figé son âme, statue au fond de l'abysse. Il ne lui reste rien, que la vision d'une pendaison au vertige. Oh défier l'abîme, vivre oui, connaître le destin des Dieux, lancer les dés et gagner sans même les regarder s'arrêter.

Au loin, on distingue à présent un autobus qui progresse péniblement. Ecrasés par les rayons d'un soleil immense, certains passants rapetissent. Leurs mues s'achèvent dans un clapotis, et sous les volutes de chaleur se forment ça et là des flaques de cuir et de jeans.  

« Je voudrais m'échapper, quitter ce banc et renverser cet état de terreur qui règne sur moi ». Privé d'oxygène, occis par la gène, toutes sortes de pensées l'assaillent et le mitraillent maintenant. Sa sueur dégringole de vertèbre en vertèbre. Sous la tension, affolées, elles se cambrent toutes, proches de la rupture.

La minute la plus intense de son existence s'est évaporée. Fracturée, chaque parcelle de son être a été mise à mal, du désir de vivre à l'envie de mourir, tous les sentiment l'ont traversé. Soudain, elle voudrait pleurer, laisser aller les gouttes de chaleur qui émanent de son cœur, mais elle a peur, elle a peur parfois d'écouter sa voix.

La voix robotisée du bus annonce le dernier arrêt du manège : Attirance. « Attirance ! » reprennent en cœur les passagers de la navette Soixante neuf. Au détour d'un virage serré, ils aperçoivent le Banc, l'attraction phare du Love Park, le Banc de l'attirance, celui pour lequel ils ont dépensé sans compter. Aussi, lorsqu'arrive le moment décisif où les deux occupant du Banc atteignent le stade ultime de l'attraction, plusieurs d'entre eux, s'évanouissent. Une fillette d'une huitaine d'année, les yeux hallucinés, pousse un cri suraigüe lorsqu'elle entend, par le haut parleur du bus, le son des deux paires de lunettes qui s'entrechoquent. Sur l'écran géant, elle regarde, subjuguée la rencontre animale de deux êtres, et le velours de leurs lèvres qui recouvrent leurs bouches.

 

 

 

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