Lune noire

matt-anasazi

Défi nuit des plumivores n°5 : Une légende indienne, noire comme une nuit sans lune...

Lune noire

 

Il arriva un soir. Crasseux, couvert de poussière, crachant sa salive noircie de tabac à chiquer malodorant. A ce que ma femme Renarde Blanche m'a dit. Monté sur un cheval noir, il me regardait avec cette suffisance propre aux Visages Pâles. Ce visage supérieur de l'homme blanc face au Sauvage, au Peau Rouge. Je fis un signe rapide aux squaws et aux papooses pour qu'ils rentrent  au plus tôt.

Mes guerriers se présentèrent devant lui pour lui barrer le passage, sans hostilité mais avec fermeté. Nous ne lui interdisions pas de traverser les allées de Mère Terre mais nous étions méfiants. Les Visages Pâles ne s'aventuraient jamais de ce côté des montagnes et quand ils le faisaient, ce n'était jamais bon signe.

« Que veux-tu, voyageur ?

-  J'traverse pour aller m'installer dans l'Montana. Y a des terres à cultiver là bas. » Ses yeux nous jaugeaient un à un avec une effronterie sans bornes.

« Sois le bienvenu chez les Tsitsitas. Ou les Cheyennes comme vous dites. Si tu veux prendre du repos, le voyageur est toujours bien reçu chez nous. »

Je croisai le regard de Faucon Noir, bouillant de colère contenue. Je lui sommais des yeux de ne rien montrer de sa défiance envers les blancs que je partageais. L'hospitalité est notre coutume et elle doit se perpétuer.

Il se contenta de hocher la tête. Il descendit de cheval et tendit les rênes à Ours Vaillant. Ce n'est pas tant le geste que le regard méprisant qu'il lui jeta qui me fit serrer les dents. Chaque geste de ce visage pâle était une insulte muette à notre peuple, à nos traditions. Il le savait et se savait protéger par son gouvernement.

Ours Vaillant s'en alla faire paître la monture de notre invité avec les nôtres. Nous nous assîmes en cercle pour le Pow Wow et fumer le calumet de la paix. Avant de lui offrir la pipe de bienvenue, ma femme et Lune d'Argent se levèrent pour lui apporter un présent, un collier tressé. C'est tout juste s'il ne cracha pas par terre tant il dédaigna l'offrande mais ses yeux s'attardèrent avec insistance sur Lune d'Argent. La jeune promise de Faucon Noir baissa les yeux et se recula prestement d'un pas. Je sentis Faucon Noir se contenir de tuer l'insolent sur place d'un coup de tomahawk. Le visage pâle glissa aussi un mot – grossier, à coup sur ! – à ma femme car Renarde Blanche lui décocha un regard noir en retour.

Le calumet fit le tour du cercle des guerriers. Il sembla apprécier notre tabac et pour nous rendre notre cadeau de bienvenue, il sortit de sa besace deux bouteilles d'eau-de-feu. Mes ancêtres m'avaient mis de nombreuses fois en garde contre ce poison mais un présent est un présent. Je consentis de mauvaise grâce à voir mes hommes boire une gorgée, tousser, cracher et recommencer, poussé par le visage pâle.

J'entrepris d'en savoir plus sur notre invité mais il éludait toutes mes questions. Il s'arrangeait pour ne jamais être clair ni précis sur ses motivations, son passé. Las de ce petit jeu stérile, je me levai du cercle en prétextant l'heure tardive pour retrouver ma femme.

 

**********

« Cet homme est fourbe. Tu dois le faire partir. Et vite ! »

Renarde Blanche s'était campée devant moi dès mon entrée dans le tipi. Les mains sur les hanches, elle n'en démordait pas. Je hochai la tête tristement.

« Je le sais mais nous devons l'accueillir jusqu'à ce qu'il parte. Tu connais nos coutumes maintenant ?

-  Je ne suis pas une Tsitsita mais je connais ce genre d'hommes. Il en venait tous les jours dans le bordel où j'étais à Kansas City. » Son regard se perdit dans le vague. « Brutaux, querelleurs, braillards, irrespectueux. De vraies ordures. » Elle fit un pas vers moi et me caressa la joue. « Le premier homme digne de ce nom que j'ai connu, c'est toi, Little Wolf.

-  Parce que tu as accepté de venir en terres indiennes comme je l'avais demandé au président, souris-je.

-  Je n'avais rien à perdre, répondit-elle en haussant les épaules. Vu l'enfer que je vivais au quotidien ! »

Elle déposa un baiser sur ma joue et se blottit sur mon épaule. Un frisson la parcourut.

« J'ai un mauvais pressentiment. La nuit sans lune… puis cet homme sur nos terres ! »

Je souris à son « nos terres » : elle pensait toujours en femme blanche même si elle était devenue Tsitsita !

Je la regardai intensément. « Demain je lui dirai que nous devons partir en chasse et que nous levons le camp. Il ne pensera même pas à nous aider et il s'en ira comme il est venu !

-  Que le grand Esprit t'entende ! »

 

**********

Une fois Renarde Blanche endormie, je me glissai hors du tipi. Ce que je redoutais était arrivé : mes valeureux guerriers, transformés en masses informes, terrassés par le cadeau empoisonné de notre invité. Je fus agréablement surpris de voir que Faucon Noir ne faisait pas partie des guerriers ivres. Quel authentique Tsitsita ! Un jeune homme valeureux comme on en fait plus !

Des cris de femme me firent sursauter. Une jeune femme appelait à l'aide près des tipis des squaws non mariées. Je me précipitai vers les hurlements de terreur, puis j'entendis deux voix mâles. Je reconnus l'homme blanc et Faucon Noir. Une détonation, un cri bref de douleur, puis un nouveau hurlement à glacer le sang, enfin un bruit de chute.

Arrivé près de la silhouette de Faucon Noir, je le vis se tenant l'épaule, grimaçant et comprimant une blessure qui saignait abondamment. A ses pieds, le corps du visage pâle transpercé par la lame ensanglantée que le jeune guerrier tenait encore en main. A deux pas de nous, la frêle ombre de Lune d'Argent recroquevillée, rajustant avec des sanglots sa robe déchirée. Faucon Noir me raconta ce qu'il avait vu : l'homme qui profite de l'ivresse des guerriers pour chercher sa fiancée, les avances à Lune d'Argent qui refuse, l'assaut brutal et enfin le duel entre eux.

Je me penchai sur la dépouille de l'homme. Je vis à la lueur du feu de camp un petit bout de métal qui brillait autour de son cou, mal caché par son écharpe : une plaque de l'armée. Les tuniques bleues ne tarderaient à nous accuser du meurtre d'un des leurs et à déclencher de nouvelles guerres indiennes. Je me redressai, mortifié de ce que je devais dire.

« Faucon Noir, tu as bien agi mais tu as tué un invité et un soldat. Tu as attiré le malheur sur le camp. Tu dois partir. »

Je vis un éclair de colère dans ses yeux mais il se contint, baissa la tête, rangea son couteau et tourna les talons.

Renarde Blanche et quelques guerriers dégrisés nous rejoignirent.

« Pourquoi le bannir ?

-  Pour respecter les traditions et protéger le clan, un temps du moins. » Je serrai les dents. « Même si je l'aurais tué de mes propres mains, cette ordure !

Les guerriers baissèrent tous la tête en signe de peine pour Faucon Noir. Je me tournai vers Ours Vaillant.

« Préparons-nous à lever le camp à l'aube. » Je soupirai. « Et préparons-nous à mourir avec cette lune noire qui s'est levée pour nous. »

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