Lyon ou Mort de peine, Fidelstein en orbite

koss-ultane

                                                 Lyon ou Mort de peine, Fidelstein en orbite

     _ Ah ! Z’avez un supplément d’charge c’t’année ! Vous faîtes la commission pour quelqu’un ou la paix avec vous-mêmes ? questionna le vieux jardinier casse-couille.

     _ Non, c’est pour moi. Terriblement pour moi, souffla-t-elle tout bas pour faire taire l’enthousiaste parasite en ces moments de recueillement intense.

     _ Z’avez raison, l’pardon, c’est toujours l’mieux au bout du compte !

     Pour la première fois depuis toutes ces années, la vieille dame déposait trois petits bouquets au lieu de deux sur la dalle grise et froide de la fosse commune du cimetière de la Mouche. Cela faisait soixante ans de floraison et pourtant jamais elle n’avait ressenti autant de chagrin.

     A quelques hectomètres de ces petites pensées en pot, un crâne rejoignait un menton sur une poitrine défaillante.

     Mâchoires et poings serrés, nous ragions en silence de savoir nos destinées de héros foulées aux pieds par une petite tafiote permanentée. A l’encontre de nos mesures de précautions les plus élémentaires, nous demeurions tous agglutinés autour d’une vieille table en bois tels des naufragés agrippés au dernier débris de leur vaisseau torpillé. Nous ruminions notre imprudence d’avoir admis l’ami d’un ami, d’avoir enrôlé, dans notre cellule un demi-homme incapable de résister à l’hiver ou à n’importe quoi d’autre.

     Le bourreau et le tortionnaire se sourirent en découvrant leur premier client de la matinée. Ils en firent plusieurs fois le tour, incrédules. Ils finirent par se dévisager en riant à gorges déployées. Ces incongruités sonores résonnèrent jusque dans les plaies et oedèmes des gisants en geôles et dans les esprits, déjà torturés, des apprentis suppliciés. L’homme, lui, resta assis, ses grands yeux allant d’un visage rubicond à une commissure de lèvre garnie. Il souriait quasi imperceptiblement.

     Cette cache était la plus sûre que nous avions en réserve car la plus récente. Nous ne pouvions décolérer qu’ensemble de cette létale bévue. Un comble sous les toits, blottis en soupente de la rue de la poulaillerie, six hommes et deux femmes échappaient en pensée aux flics et passaient et repassaient dans leur tête les journées perdues en compagnie de la sous-merde qui venait de se faire embarquer un peu facilement à un contrôle d’identité trop impromptu pour ne pas avoir été savamment ciblé. Avec son air de garçonnet propret, toujours tiré à quatre épingles, il avait séduit sans effort les femmes du groupe. Ses conversations posées et brillantes, jamais étrangères aux problèmes féminins accentués par les pénuries de toutes sortes, étaient toujours des oasis de fraîcheur et d’espoir au milieu de cet univers mortifère. Son aspect juvénile lui conférait en toute circonstance une aura de rosier en pays orgiaque. Mais la rose est fleur de ronce et ils ne le réalisaient qu’une fois piqués, trois semaines trop tard.

     _ Nous aurions dû être alertés par son absence de fébrilité, grognonna un des tueurs du réseau.

     En effet, les plus masculins avaient été épatés par sa placidité en présence des loups. Il ne se départait jamais de son sourire enjôleur. Ses commentaires, toujours décalés, sur la beauté de l’azur des yeux du gradé de l’armée d’occupation ou la fermeté apparente de tel ou tel bas morceau de la sentinelle patibulaire et surarmée de la prochaine cible, les ébaubissaient.

     _ Vous êtes Jean Beauger ? Né le vingt-huit septembre mille neuf cent-vingt-deux à Clamecy ? Typographe ? Véritablement domicilié au un rue d’avenir ? énuméra circonspect l’interrogateur.

     _ Je le parierai volontiers… un rude avenir, sourit le nabot précieux de ses grands yeux et d’une voix à peine audible mais sereine.

     L’interrogateur, bourreau et tortionnaire en arrière-plan, consultait autant les papiers pris sur l’inverti avec les doigts et les paumes qu’avec les pupilles. L’homme sourit au bel uniforme qui le dominait de sa fine silhouette. Assis comme devant un professeur qui l’interrogerait, les mains attachées derrière le dos de la chaise, il souriait merveilleusement à l’ombre noire.

     Que savait-il exactement ? Tous se regardaient, chacun tentant de se souvenir de ce qu’il lui avait dit, confié. Qu’allait-il dire ? Tout. Bien évidemment. Parce qu’il était des leurs ou bien pour sauver sa peau ou tout simplement pour que la torture cessa. Les deux chefs se dévisageaient plus durement que les autres. Presque aucun mot ne fut échangé jusqu’au soir. La vigie ne signala aucune allée et venue ni absence d’allés et venues suspectes. Le quartier général ennemi était à un jet de lance-pierre de leur cache. C’était encore tapi entre les crocs des fauves que l’on risquait le moins de se faire mordre. Plus on se tenait près de la tête du monstre moins les mouvements y étaient anarchiques. Question de rigueur et d’équilibre pour ceux qui se prétendaient dépositaires d’un ordre nouveau et inconnu des races inférieures envahies et asservies. Ils s‘éclipsèrent néanmoins de ce quartier. Un à un puis en couples. Evidemment les loups seraient déjà devant chez eux à les guetter. La traque commençait donc. Elle fut efficace et dépensière des derniers souffles de vie. Quatre furent arrêtés dans les trois heures, torturés puis transférés en pays vainqueur en vue de décapitation. Le maquis de l’Ain vit deux hommes servir et mourir. Tous les six maudirent le même visage doux de garçonnet avant d’expirer la rage au cœur. Sur les deux survivants du réseau, une femme fut agent de liaison jusqu’à la fin et oublia cette trahison parce qu’elle se savait être l’avenir. Le malheur voulu que l’autre rescapé ait été un des chefs. Celui qui avait présenté le traître aux autres, signant un blanc seing à la mort. Mais celui aussi qui leur avait permis de se soustraire pour quelques heures ou pour toujours à leurs funestes destins en leur dégotant en urgence la planque sous les tuiles et entre les poutres poussiéreuses de la rue de la poulaillerie. Chaque jour depuis, il abominait cette rencontre fortuite avec un ami qui lui avait recommandé cet “homme de valeur” désirant ardemment faire quelque chose pour son pays. Il avait été séduit évidemment par cette demie portion qui, à jouer double jeu, devait ainsi se compter à part entière. A peine lui avait-on fait sauter le vernis de sa chère manucure qu’il avait déballé ascendants, descendants, courants contraires et manquants au bottin des terroristes officiels.

     A une cérémonie qu’il ne manquait jamais et où le nombre décroissant de participants lui brisait le cœur un peu plus chaque année, un ouvrage était vendu à propos des réseaux de l’Ain et du lyonnais. Du plus anecdotique au plus fameux, ils étaient listés et leurs membres avec. Il sourit en découvrant que le nom de l’autre survivante de son réseau figurait parmi les sources chaleureusement remerciées par les auteurs et acheta l’ouvrage. Puis il s’empressa de trouver un banc de libre dans le parc de la Tête d’Or. Il faisait beau, les canards étaient enjoués, son cœur battait la chamade, les sutures imparfaites de vieilles blessures allaient certainement exsuder amertume et nostalgie lacrymale. Il s’accrochait à l’ouvrage sans oser l’ouvrir puis se lança après avoir revu tous les visages amis et l’honni aussi. Indélébiles. Il y était bien dit que leur réseau comptait neuf membres. «Hélas !» soupira-t-il avec un air de dégoût. Les noms de familles et de codes y étaient tous correctement orthographiés et les dates lui paraissaient être les bonnes. Il écarta de la canne un canard un peu trop familier et reprit sa lecture. Le paragraphe de quatre lignes, consacré à son mini réseau, sur le cœur, il s’endormit paisiblement. Terrassé. Il en était donc ainsi de l’ordre des choses, les peines de mort puis les morts de peine.

     Jean Beauger parla, encore et encore. Curieusement les coups continuèrent de pleuvoir malgré le flot de ses propos. D’abord interloquées, paupières battantes comme une pluie d’avril et bouches bées, les deux brutes écoutèrent un peu avant de réagir. Cependant, Hubert alla au bout de ses déclarations.

     Assis comme devant un professeur qui l’interrogerait, les mains attachées derrière le dos de la chaise, il souriait merveilleusement à l’ombre noire et de ses grands yeux magnifiques souligna :

     _ Pas Jean Beauger. Fidelstein. Hubert, Ametsi, Amone, Boâz, Eyal, Hiyèl, Mordékhaï… Fidelstein. Né d’Adar, Almodad, Achebèl, Noâz, Ouzi, Yada, Yérivaï Fidelstein et de Sarah, Guéoula, Rachel, Louise Berkovitz. Décorateur-styliste. Typographe ? Non. Comme les chaussures à semelles épaisses et bruyantes ou l’absence d’esprit et la force bestiale, l’encre m’a toujours écœuré. Les taches sans doute. Moi qui adore être bien mis... c’est compréhensible.

     L’homme ne put réprimer un franc sourire muet. Le visage de l’interrogateur se durcit. Son poing écrasa par réflexe l’identité contrefaite. Il se mordit la lèvre inférieure, sourcils froncés, et laissa tomber la boulette de papier puis quitta la pièce sans se retourner ni donner aucune consigne. Le tortionnaire alla fermer la porte, en revenant, une douleur foudroyante traversa la cervelle d’Hubert. Il sentit sa tête partir en avant et lutta d’interminables secondes afin de la repositionner à l’aplomb de son petit corps devant ses deux camarades de jeux pervers. Le bourreau éructait de bonheur, un fou-rire l’anéantissait. Il dut faire un effort pour se plier en avant et venir se placer en face, et à l’exacte hauteur, du visage de Fidelstein, comme l’aurait fait un coiffeur tentant une économie d’échelles, et repartit d’un rire gras des larmes dans les yeux. Le tortionnaire réapparu à son tour dans le champ de vision, rétréci par un brouillard contenu, du petit Hubert. Il remarqua que celui-ci lui montrait quelque chose qu’il avait du mal à identifier comme ses oreilles. Et pourtant. Il comprit que ce qui coulait sur les côtés de son cou était du sang pissant en lieu et place de ses pavillons jolis. Il eut une réaction qui sidéra la paire d’humoristes debout à ses côtés. Il sourit. Lui qui n’avait jamais aimé ses esgourdes s’en voyait débarrassé pour le compte. Elles paraissaient minuscules et délicates dans l’écrin des battoires du tortionnaire. “Et un pince-nez ! Un !” pouffa-t-il même franchement malgré la douleur qui lui vrillait la tête en stéréo et sa volonté de se maîtriser.

     Contrairement à ce qu’il avait fait avec son esprit sa vie durant, Hubert ne luttait plus contre la gravité ambiante qui faisait pendre sa tête du côté où elle allait tomber. Il ne se raccrochait plus qu’à un leitmotiv réconfortant que lui seul comprenait en ces instants d’extrêmes supplices : “… comme les autres… comme les autres… comme les autres…” Il n’était plus que tuméfactions au troisième jour naissant. Devant le regard méprisant de l’interrogateur, le tortionnaire et le bourreau sentirent la honte leur gâcher le plaisir. Ils avaient mal aux mains et à la tête de ne pas trouver la clé de ce sous-homme. Cet “élargi” comme leurs models chargés des éliminations de masse les appelaient. Ils le laissèrent presque récupérer un temps puis ils lui arrachèrent les yeux afin de glisser des bêtes affamées dans ces fenêtres aveugles et sanguinolentes. Hubert hurla un peu. Bref. Comme pour marquer le coup. Ils lui maintinrent la tête renversée afin que les animaux puissent festoyer à loisir en orbites. Il parla encore puis ils le balancèrent dans le couloir lorsque tout fut fini. Plus jamais ni tortionnaire ni bourreau n’eurent droit aux félicitations de leurs supérieurs hiérarchiques ou de leurs alter ego. Quelque chose en eux s’était brisé aussi. Une certitude avait été battue en brèche par une demie portion si efféminée qu’une jupe moche en aurait fait une conquête honorable pour chacun d’entre eux.

     _ Tu nous fais perdre notre temps ! Tu n’as rien d’autre à nous dire, avorton de merde !?

     _ Qu’est-ce… que cela… aurait été… si je… vous avais avoué… que je suis communiste… s’essouffla-t-il dans une ultime douleur.

     Fidelstein eut un hoquet de rire avant que la matraque en métal ne vint cravacher sa nuque une dernière fois dans un bruit de bois sec foulé au pied. Il était si frêle que, le corps pendu d’un côté de la chaise, ses cheveux poisseux de sang affleurant le sol, il ne déstabilisait pas même l’ensemble sur lequel il avait vécu la fin de sa jeunesse, une vieillesse éclaire et une mort apprise par corps appelée “agonie”. Les trois statues face à la dépouille ne pouvaient que contempler cette immobilité parfaite. Il était arrivé à l‘équilibre de ceux qui savent ce qu’ils font et pourquoi ils le font à fond et que rien ne peut faire vaciller. Pas même la plus atroce des morts. Bien au contraire. L’interrogateur prit une profonde inspiration et sortit sans se retourner. La honte était sur lui aussi désormais et pour toujours. Une pédale lui avait récité tous les poètes grecs et chantonné de yiddishs ritournelles, dont certaines très dansantes, jusqu’à son dernier souffle. Tout son troisième empire adoptif vacillait et lui avec. Il s’adossa dans le couloir. Les deux exécutants y balancèrent la frêle dépouille à sa suite sous le regard épouvanté d’un aspirant supplicié et le souvenir admiratif des trois barbares. Le supérieur hiérarchique direct de l’interrogateur ne lui tint étrangement pas rigueur de cet échec. Car lui seul savait que ce gnome n’était certainement pas un combattant arrangeant de la liberté mais plus sûrement un compagnon dérangeant de “L’œil de bronze”, le cabaret pour hommes qu’il fréquentait avec quelques haut gradés des Wehrmacht et Gestapo mélangées. O combien !

     Au cœur de l’ouvrage inventoriant et célébrant les résistants de l’Ain et du Lyonnais, un paragraphe de quatre lignes reprenait le témoignage d’un jeune policier de l’époque. Il confiait avoir partiellement démantelé un réseau en pensant arrêter une bande de cambrioleurs d’un immeuble de la rue de la poulaillerie avec l’aide du concierge lui désignant les uns après les autres les inconnus à l’air inquiets qui en sortaient à intervalles réguliers.

     _ Z’avez raison, l’pardon, c’est toujours l’mieux au bout du compte !

     Le vieux jardinier s’éloignait.

     _ L’souvenir c’est déjà bien mais l’pardon ça permet d’libérer les cœurs trop lourds !

     _ Le pardon ? Nous l’accordera-t-il un jour ? susurra-t-elle.

     Mensongèrement né sous le signe de la balance, Jean Beauger est mort. Fidelstein s’est tu.

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