Ma madeleine à moi
Sy Lou
Il est un vaisselier qui a accompagné toute mon enfance.
Adossé contre un des murs de la salle à manger dont il occupait presque tout le pan, bien campé sur ses pieds aux bases élargies, il dominait de sa hauteur le reste du mobilier.
Il faisait partie de mon paysage, était associé à notre vie de famille. Il avait son histoire, une histoire de famille. D'ailleurs, les bons et loyaux services rendus aux générations précédentes avaient laissé quelques stigmates : entailles imperceptibles à certains endroits, petites taches discrètes en confettis qui maculaient çà et là son plateau, clé absente d'une serrure et grincement timide des portes pour supplier qu'on les ménageât.
Considéré comme relais intergénérationnel, chaque nouvelle branche de la famille y rangeait son quotidien, lui confiait ses souvenirs ou encore y cachait ses secrets.
De bonne grâce, le buffet s'abandonnait une fois par an au même rituel : le bichonnage à l'encaustique pour le préserver de l'attaque des insectes xylophages. L'odeur de la cire emplissait toute la maisonnée et sans se concerter, après l'avoir dépoussiéré, enduit, briqué, lustré avec un chiffon de laine réservé à ce seul usage, on se donnait mille raisons de défiler devant lui pour admirer sa patine et son brillant en même temps qu'on respirait ses effluves.
En retour, il se plaisait à dispenser généreusement ses teintes chaudes. La pièce en était inondée de reflets chamarrés.
Le plateau en marbre gris argenté et parsemé de veinures blanches et grises bénéficiait lui aussi d'un traitement adapté. Il brillait alors de mille éclats et emprisonnait mon reflet si je me penchais au-dessus.
Notre vaisselier était le dépositaire de ce que nous appelions la « jolie vaisselle », celle sortie uniquement pour les grandes occasions. Il gardait jalousement des piles d'assiettes qui disputaient leur place à des amoncellements de plats aux formes et aux contenances différentes. J'aimais deviner celui qui serait retenu pour présenter les rôtis, lequel serait privilégié pour les entrées, ou encore celui qui valoriserait le mieux les gâteaux habilement décorés.
Toute cette vaisselle était stockée dans la partie basse du vaisselier. Elle se complétait de boîtes abritant des verres en cristal ciselé ou alourdies de couverts souvent dépareillés. Il m'arrivait parfois de m'asseoir par terre, les trois portes grandes ouvertes et de rêver devant ce magasin de porcelaine où se disputaient le blanc opalescent et les couleurs des services à vaisselle.
Cependant, c'est la partie supérieure du vaisselier qui me fascinait le plus.
La petite porte centrale était vitrée, un verre très fin que faisait trembloter l'ouverture ou la fermeture du battant. Il fallait forcer un peu pour cette dernière opération, la porte avait dû prendre un peu de jeu, si bien que sans qu'il soit nécessaire d'émettre une quelconque recommandation, chacun d'entre nous la manipulait avec précaution.
Derrière cette vitre biseautée s'affichaient de jolis services à café ou à thé en porcelaine, vestiges d'une époque révolue et qu'on n'utilisait jamais, par crainte de les casser. Ils provenaient d'une vague parente dont je ne connaissais que le prénom et la vague histoire qui s'y rapportait incitait à prendre le plus grand soin de cet héritage fragile qui m'incomberait plus tard.
En haut, à gauche très précisément, derrière cette petite porte qui se parait de reflets énigmatiques, était remisé le trésor olfactif et gustatif de mon enfance : des biscuits Petit Beurre réservés au dimanche, des tablettes de chocolat et des paquets de café. Je n'ai jamais su pourquoi ils étaient stockés dans le buffet, alors que logiquement, la cuisine semblait plus appropriée. Quoi qu'il en soit, ouvrir cette petite porte laissait s'échapper immanquablement la même odeur d'épicerie, parfum unique résultant de la combinaison subtile de ces trois produits. Ces effluves si enivrants étaient devenus la signature odorante du vaisselier. Il n'en suffisait pas plus pour me transporter de joie, me faire frémir d'impatience à l'idée de ces gourmandises. Et même si je n'aimais pas le café, son arôme était indispensable car indissociable des deux autres pour former cette fragrance incomparable. Son absence aurait été préjudiciable à la féérie chaque fois renouvelée. Ajoutons le grincement caractéristique de la petite clé, synonyme de fête. Bizarrement, mon père, pourtant toujours vigilant sur l'entretien de la maison, n'y avait jamais remédié.
Entendre cette porte s'ouvrir, quelle que soit mon occupation du moment, me faisait accourir pour respirer cette bonne odeur qui nourrissait ma mémoire d'enfant. Ma petite taille m'obligeait à lever la tête pour apercevoir, bien rangés, biscuits, chocolat et café, toujours dans le même ordre. Je ne savais pas, à ce moment-là, la place qu'allait occuper dans ma vie, ce coin de vaisselier. Je ne savais pas, du haut de mon enfance, à quel point je vivais un bonheur pur, simple, fait d'instants partagés avec mes parents autour d'un parfum d'abord, puis de nourritures ordinaires ensuite. Je crois, avec le recul, que le cérémonial qui entourait l'ouverture de cette porte magique et ce qui s'ensuivait ont contribué à magnifier ce souvenir et à l'ancrer très profondément en moi. La simplicité des choses saines de la vie.
Aujourd'hui, bien des années après, des histoires s'en sont allées, d'autres sont venues s'écrire sur les murs de ma maison. Tout a été bousculé, tous les objets n'ont pas retrouvé leur place, certains ont dû jouer des coudes pour en trouver une ou s'accommoder des changements. Cependant, le vaisselier, mon vaisselier désormais, est resté. Il n'occupe plus la salle à manger, il a été remisé dans le garage. Mais je le respecte et il n'en est pas moins bien entretenu comme autrefois.
Pourtant, il lui manquait quelque chose qui le rendait incomplet ou plutôt orphelin de son passé. A moins que ma nostalgie de ce parfum si doux et si nuancé à la fois ne fût trop forte et trop insistante. Alors l'idée me vint de le recréer. Renouer ce lien ténu avec ces petits bonheurs répétés. Je connaissais les ingrédients de la « recette », restait à en définir les proportions. Je fis plusieurs essais qui se révélèrent encourageants, mais il fallait affiner les quantités, ajouter un peu de ceci, retrancher cela et surtout, faire preuve de patience.
Un jour, j'acquis la certitude que mes dosages étaient les bons. Je barricadai le vaisselier et laissai opérer la magie. J'attendis un mois, deux mois, passant, repassant devant le meuble, tentée d'entrouvrir pour vérifier, pour nourrir mon espoir. Plusieurs fois, ma main fut tentée de tourner la petite clé, mais chaque fois ma raison sut me convaincre de laisser au buffet le temps de se réinventer, de se rappeler lui aussi cette alchimie si particulière, inscrite vraisemblablement dans ses fibres de cellulose. Mon attente allait bientôt prendre fin.
Un matin, - pourquoi celui-ci plutôt qu'un autre ? - je sus que c'était le moment. Le cœur battant, je fis jouer la clé dans la serrure ; le grincement caractéristique retentit : je l'interprétai comme étant un bon augure. Presque tremblotante, j'ouvris la porte, doucement d'abord pour ne pas laisser fuir le parfum tant recherché. Il était là, pourtant, ce coin d'enfance retrouvé, il était bien présent. Alors, la porte maintenant grande ouverte, les yeux fermés, j'en inondais mes narines, ma mémoire. Troublée, émue, je me laissais aller, ivre d'émotions…
Le vaisselier était à nouveau vivant…
:-)
· Il y a 3 mois ·rechab
Un superbe texte qui m'a énormément ému, vraiment !
· Il y a 4 mois ·daniel-m