Ma tante, ce héros.

Santiago Nasar

Ma tante est rouge comme un coquelicot et bouffie comme une mésange en hiver. Elle n'est pas jolie, elle fait du bruit, mais elle rayonne. C'est une personne plurielle. Conseillère Pôle Emploi, mariée à une espèce de contremaître hirsute et immense, elle ne roule pas sur l'or mais possède un hectare de terrain en Basse-Normandie, une ferme, des chèvres, des poules et quatre enfants qui ne savent s'exprimer qu'en mugissant et qu'elle a placés dans l'éducation privée. Elle ne fait plus de sport depuis sa chute de cheval il y a quatre ans et se laisse grossir sans mauvaise conscience, tranquillement, avec un certain flegme tout à fait typique de notre famille. Afin de dissimuler tout de même ses formes ou de les rendre simplement plus uniformes, elle porte des habits larges, décontractés et bariolés, entre le détachement post-hippie et l'inélégance beauf. De même ses lunettes turquoises qui lui mangent le visage, mi-triangulaires, mi-ovales, semblent chercher un équilibre entre la fantaisie bobo et le mauvais goût pur et simple. Son style de vie de manière générale oscille entre un prosaïsme franchouillard et une certaine idée du raffinement : on pourra la voir, entre le fromage et le dessert, se faire masser les pieds par son mari à la vue de tous, et adopter quelques minutes plus tard une attitude très affectée pour parler de politique. Sans le vouloir, ma tante rejoue à sa manière le personnage de sa mère, qui semble aujourd'hui encore désespérément tiraillée entre une condition sociale tout à fait moyenne et un snobisme quasi-aristocratique.

Ma tante, comme ma grand-mère (mais de façon bien moins pathologique), a tendance à ramener tout à sa personne. Elle a fait un voyage dans sa vie, un seul : elle est allée en Écosse, quand elle avait vingt ans, et ne peut s'empêcher de le rappeler régulièrement. Quand je lui parlais d'Istanbul, de Stockholm, de Florence, de Barcelone, elle me parlait d'Édimbourg. Aujourd'hui, quand je lui parle de l'Amérique du Sud, elle me parle de l'Écosse. Entre le kilt et le tanga, il n'y a qu'un pas, que ma tante n'hésite pas à franchir, car elle estime que tout peut se comparer à elle, ou plutôt qu'elle peut se comparer à tout. Sa personne est un continent d'empirisme, de sagesse et de générosité.

Cette générosité d'ailleurs pose problème chez elle : disons que ma tante veut trop donner de sa personne, elle a du mal à distinguer la frontière qui sépare la jovialité de l'exubérance, de sorte qu'elle peut se révéler particulièrement encombrante quand elle a bu deux verres de vin. Il devient alors difficile d'appréhender ses démonstrations de gaieté et d'affection, qui ont toujours quelque chose de disgracieux, bourru, viril. De même elle fait de sa bienveillance légendaire quelque chose de trop ostentatoire pour ne pas être gênant. Elle affiche son ouverture d'esprit avec un empressement douteux, toujours prête à saisir au vol la moindre occasion d'étaler avec urgence ses bons sentiments et sa bonne conscience aux yeux de tous, comme on se soulage entre deux voitures un soir de cuite : dans l'euphorie du moment, on se lance, quitte à en foutre partout.

Il y a par exemple ce texto qu'elle m'a envoyé il y a quelques mois : « Coucou Paul ! Quand viens-tu nous rendre visite en Normandie ? Tu peux venir accompagné, il sera le bienvenu ». A priori, rien de bien renversant. Néanmoins, quelque chose me chatouille : était-il nécessaire, naturel de mentionner ce « il » parfaitement hypothétique et flou ? Au contraire, il me semble avoir fait l'objet d'un calcul, d'une préméditation, et vient signifier quelque chose comme une bénédiction : si, d'aventure, quelque remords mystique venait à troubler la volupté de mes ébats fornicatoires, je pourrais me rassurer en pensant à ma tante qui approuve allègrement l'assouvissement de mes pulsions sexuelles. Quel ravissement pour mes sens et pour ma conscience ! Mais je me demande : devrais-je, par pure gratitude, lui signifier moi aussi mon approbation à l'égard de ses emboîtements charnels avec cette montagne de poils qu'elle a choisie pour époux ?

Hier, alors que je ne l'avais pas vue depuis au moins deux ans, elle m'écrit : « Je suis à Paris pour voir une amie musulmane, etc...». Imaginez un monde où l'on préciserait systématiquement les croyances religieuses des gens : « Je vais dîner avec mon collègue protestant », « J'ai croisé ton ami agnostique dans le métro », « Mon amie témoin de Jéhovah fait une soirée, ça te dit ? Grosse beuverie en perspective ! ». Je ne sais pas s'il s'agit d'une sorte de fanfaronnade mal placée, comme si elle s'imaginait que j'allais l'applaudir pour sa philanthropie. Toujours est-il qu'au dîner de son « amie musulmane », elle est toute pimpante, à l'affût de la moindre occasion de placer un petit calembour ; mais je ne la reconnais pas tout à fait dans cette réserve qu'elle emprunte, cette attitude un peu mondaine, cette façon de se tenir bien droite, le regard haut. On la sent profondément fière de partager un couscous avec une tablée de Tunisiens. Mais serait-elle aussi fière de se bâfrer de moules-frites avec des Belges ?

Néanmoins, il est presque impossible de déceler chez ma tante une once d'hypocrisie ; il s'agit plutôt d'une forme de maladresse résultant, sans doute, d'un combat de tous les instants entre les valeurs conservatrices véhiculées par son éducation chrétienne et un véhément désir de s'ouvrir au monde. Elle est par nature bien intentionnée et s'il existait un syndrome de la conseillère Pôle Emploi, elle serait le parachèvement de son incarnation. Même en dehors de son bureau, ma tante semble sans cesse chercher à aider l'autre dans son accomplissement personnel, sans que personne n'en manifeste le besoin ni même l'envie. C'est chez elle une inclination naturelle, souterraine. Son rapport à l'autre est tout entier fondé sur le partage, voire un excès de partage qui peut se révéler embarrassant. Mais au fond, elle ne fait que hurler en silence un brûlant besoin de reconnaissance.

Signaler ce texte