Partie 1 Chapitre 2

David Cassol

    Deux ans s'écoulèrent. Les jumeaux démontrèrent des capacités magiques exceptionnelles. L'intégration parmi les autres élèves s'était avérée difficile : Alyosha se comportait comme un petit animal sauvage, cassant et froid. Arisha suscitait l'envie des jeunes garçons, mais ils étaient bien trop terrifiés par son frère pour l'approcher. Les jeunes filles jalousaient sa beauté et son talent ; certaines s'étaient rapprochées d'elle afin de jauger leur chance auprès de son frère, mais Arisha les repoussa violemment. Une rumeur vint rapidement entacher davantage leur image : les jumeaux entretenaient des rapports incestueux ! Ils ne se quittaient jamais et dormaient dans la même chambre ; ils formaient une paire indissociable et malgré l'absence de signe de tendresse quelconque, l'inimitié de leurs camarades se transforma en venin.

    Beaucoup dans la cité et dans l'Académie critiquaient l'admission de deux jeunes elfes ; on remit tout d'abord en cause leurs compétences, mais très vite ce sujet fut clos quand les nouvelles recrues révélèrent leurs dons. On invoqua l'épreuve du passage censée se dérouler lors de la neuvième année : vivant dans les abîmes, ils n'avaient pas passé le test. Les jumeaux étaient le centre des intrigues, des manigances et des jalousies. À l'apogée du tumulte, Zarkhan les convoqua.

    La pièce semblait immense. Elle ressemblait à une bibliothèque ; des étagères craquant sous le poids des livres poussiéreux grimpaient jusqu'au plafond et recouvraient les murs. Des objets étranges trônaient, plus ou moins rangés, sur les tables et les buffets. Le vieux sage se leva pour les accueillir. Le visage parcheminé du mage émergea d'une montagne de grimoires ; il leur sourit et les invita à prendre place.

— Je vous attendais, s'exclama Zarkhan. Nous devons aborder des thèmes importants. Vous n'ignorez pas les plaintes contre votre admission, n'est-ce pas ?

    Les jumeaux hochèrent la tête.

— Vous ne connaissez pas encore bien les coutumes des elfes noirs : votre longue errance dans les limbes vous a privés d'éducation. Depuis des siècles, nous appliquons la voie de la puissance pour éliminer les faibles ; afin de conserver notre sang et nos rangs forts, nos enfants subissent plusieurs épreuves de passage. S'ils survivent, ils sont considérés comme des adultes ; s'ils échouent, ils meurent. Vous avez échappé à la première de ces épreuves qui se déroulent à l'âge de neuf ans, puisque vous viviez dans les profondeurs des souterrains. J'estime que la jungle des abîmes vaut largement une équivalence.

    Le vieux mage interrompit son discours. Il cherchait quelque chose, puis un mince sourire apparut sur son visage ridé. Il se dirigea avec hâte vers un bureau où il entreposait d'étranges bocaux et tubes de verre. Il saisit un gros récipient rempli d'un liquide verdâtre.

— Désirez-vous goûter de mon breuvage ? Je ne lui ai pas choisi de nom, mais je le trouve délicieux ! J'étudie encore ses facultés, mais j'ai déjà remarqué qu'il provoquait une certaine euphorie et une détente plus qu'appréciable lorsque l'on occupe un poste comme le mien. Un verre donc ?

    Les enfants acquiescèrent, curieux de goûter à cette nouveauté fluorescente. Zarkhan servit trois coupes. Il huma la boisson et effectua de petits moulinets avec son verre. Le liquide dansait et virevoltait.

—  Bref. Le comité m'a demandé de vous faire passer l'épreuve du sang. En temps normal, on patiente seize ans pour l'accomplir, mais afin de ne plus entendre leurs jérémiades incessantes j'ai accepté leur requête. Si vous réussissez, vous serez considérés comme des adultes à part entière et nul ne pourra remettre en cause la légitimité de votre présence dans l'Académie. Qui plus est, vous pourrez arguer également d'un poste si vous satisfaisiez aux exigences de ce dernier. Prétendre à un statut nécessite la majorité reconnue.

    Zarkhan colla le verre à ses lèvres, pencha la tête et le vida d'un trait. Les enfants l'imitèrent, déclenchant une toux bruyante. Zarkhan souriait gaiement. La décoction leur brûlait la gorge, une douce chaleur se propageait sur le chemin qu'empruntait le liquide jusque dans le ventre. Ce n'était pas désagréable. Alyosha, si tendu d'habitude, paraissait presque à l'aise.

— J'ai fondé de grands espoirs en vous, et vous ne me décevrez pas.

    Alyosha et Arisha connaissaient bien le maître-mage. Ils savaient quand une discussion était terminée. Le timbre de sa voix indiquait qu'il en avait fini et qu'il était temps pour eux de partir avant de le déranger. Il ne prêtait déjà plus attention aux jumeaux, étudiant une missive. Ils se levèrent et quittèrent le bureau, encore groggy.


    Ils rentrèrent dans leur chambre : ils n'avaient pas de cours aujourd'hui et aucun ne ressentait le désir ou l'envie d'étudier. Il faisait chaud, on racontait qu'une veine de lave avait explosé un peu plus bas dans les abîmes. Ils paressèrent l'après-midi, étendus sur le lit. Alyosha se languissait, la tête posée contre le sein de sa sœur. Elle lui caressait doucement les cheveux.

— Sevastian m'a proposé de travailler avec lui, si je réussissais l'examen de passage. Aimerais-tu me seconder ? murmura nonchalamment Alyosha.

— Je ne l'aime pas, répondit Arisha. Je le sens... étrange. Il complote quelque chose. Tu ne devrais pas le fréquenter : il ne t'apportera rien de bon.

— Sevastian demeure le mage le plus puissant après Zarkhan, et le maître l'estime énormément. J'apprendrai beaucoup grâce à lui. Il s'est toujours bien comporté envers moi, marmonna Alyosha somnolent.

— Parfois, j'ai l'impression qu'il me jalouse, qu'il me considère comme une concurrente : il manœuvre pour te posséder et je représente un obstacle à son projet. Je ne le laisserai pas m'écarter de toi, et je ne fraye pas avec mon ennemi ! répondit durement Arisha.

— Les femmes, si semblables ! lança Alyosha en riant. Vous ne vivez que dans la compétition, vous fantasmez des luttes de pouvoir partout et pour tout, même les plus subtiles idioties. Si tu entendais tout ce qu'elles pensent, ces bécasses ! Les hommes eux se révèlent si simples, primitifs, mais concentrés !

— Suis-je n'importe quelle femme ? Penses-tu que je ne sais pas différencier une querelle mesquine d'une personne mal intentionnée ? Son intérêt pour toi ne présage rien de bon, Alyosha. Tu ne le réalises pas, ce qui ne flatte ni ta clairvoyance ni ton intelligence !

— T'aurais-je vexée, ma sœur ?

    Un sourire taquin se dessina sur son visage.

— Tu partages ma chair, nos vies sont liées, personne ne comptera jamais plus pour moi. Tu es idiote de seulement imaginer qu'un jour quelqu'un saurait prendre ta place. Les autres je m'en sers, toi je te sers. Tu devrais l'avoir compris depuis tout ce temps. Je ne te perdrai jamais, nous serons toujours réunis, dans ce monde où dans un autre...

    Sa voix était devenue froide, glaciale. Son regard s'était assombri. La fulgurante maladie qui l'avait frappée deux ans plus tôt l'avait touché. La perdre le terrorisait.

— Je t'aime petit frère, et on ne se débarrasse pas de moi si facilement. Si tu penses obtenir quelque chose d'intéressant de Sevastian, vas-y, mais reste prudent. Je te le répète : j'ai un très mauvais pressentiment le concernant. Il porte un message ténébreux, rien de bon ne l'accompagne !

    Elle le serra fort dans ses bras, et il lui rendit son étreinte.


    La nuit tombait. Les kortunis, de petits organismes minéraux recouvrant les parois des cités elfes, s'éteignaient doucement. En l'absence de soleil, les kortunis délimitaient le temps sous la terre, et offraient aux plantes et aux êtres vivants la lumière nécessaire à leur essor. Arisha arpentait les jardins de l'Académie, seule. Alyosha dormait à poings fermés, mais le sommeil la fuyait. Des craintes l'assaillaient sans cesse. Elle s'inquiétait peu de l'épreuve du sang : ils valaient plus que n'importe quel adulte de la cité ; aucune raison qu'ils ne parviennent pas à s'en sortir. Elle ignorait le déroulement des épreuves, mais elle ne douta pas qu'on tenta de les supprimer durant ce rite, ou du moins de leur compliquer la tâche.

    Sa véritable source de préoccupation restait Sevastian. Cette attitude indéchiffrable et nauséabonde ! Il n'avait jamais dissimulé son obsession pour Alyosha, et une forme d'indifférence pour elle. Ce n'était pas tout à fait vrai. Il la dévisageait comme quelque chose de spécial, mais il voulait l'écarter d'Alyosha. Elle tentait de comprendre ses motivations, en vain. Elle aurait tant aimé, comme son frère, pouvoir entendre ses pensées afin de le percer à jour. Parfois, elle le scrutait discrètement pendant qu'il dispensait ses cours. Lorsque leurs regards se croisaient, elle déchiffrait une certain mépris dans l'expression de son visage.

    Elle chercha un endroit confortable où s'installer et jeta son dévolu sur un nid de lianes. Un silence de plomb régnait dans l'Académie que seuls quelques insectes trahissaient. Des étudiants bûcheaient quelque part derrière ces volets fermés. Elle s'imagina vivre uniquement avec Alyosha dans cette grande cité. Tout cela leur appartiendrait : les livres, les couloirs, les rues, les toits. Ils erreraient, liraient, crieraient, riraient sans comptes à rendre à qui que ce soit. La jungle des abîmes lui manquait, mais ils avaient engagé leur parole, enfin son frère, et devaient s'y tenir. Elle savait qu'Alyosha ne supportait pas cette vie. Parfois, elle se persuadait qu'il avait trouvé ici quelque chose de nécessaire qu'elle n'aurait pu lui offrir dans les profondeurs. Il éprouvait une attirance irrépressible envers Sevastian : cet homme incarnait l'enfer. Elle aurait aimé les balayer tous, qu'ils reprennent leur vie d'antan. Parfois, elle sentait qu'elle pourrait brûler Nargovrod et ses habitants, sous le coup du caprice ; l'idée l'horrifiait, et l'excitait.

    Arisha comprenait que cette époque était révolue. Alyosha n'abandonnerait pas la société des elfes noirs pour l'exil. Il avait soif de pouvoir, elle en avait conscience. L'Académie avait réveillé une facette qu'elle ne soupçonnait pas. Alyosha demeurait fidèle à lui-même, mais en de rares occasions il revêtait un visage qu'elle ne connaissait pas, comme si un étranger surgissait des tréfonds de son âme et s'installait aux commandes. Cette idée l'angoissait. Elle ressentait cette impression en présence ou à propos de Sevastian. Peut-être craignait-elle du sorcier qu'il déterre en son frère quelque chose qu'elle redoutait ? Il s'éloignerait d'elle, l'abandonnerait : elle chassa cette idée saugrenue de son esprit.

    Elle s'allongea, déployant ses interminables cheveux noirs sur un tronc d'arbre ; et se relaxa, humant l'air frais du petit bois. Elle glissa sa main entre ses jambes, son souffle devint rauque. Elle contemplait la voûte de la caverne parsemée de lumières, minuscules flammèches qui naissaient et mourraient par intermittence ; la nuit, la coupole scintillait comme tapissée d'étoiles, bien qu'Arisha n'eut jamais aperçu les astres. Elle soupira, sa respiration s'accéléra, ferma les yeux et frémit. Son corps crispé se relâcha, ses bras se nouèrent autour de son ventre. Elle ne songeait plus à rien, elle se sentait parfaitement bien. Elle profita de ce moment de solitude et de plénitude, et s'assoupit. Elle pensait à Alyosha quand quelque chose de glacé frôla sa gorge. Elle se pétrifia, parfaitement éveillée. Si son frère était doué pour entendre les autres, elle possédait la capacité de sentir leurs auras à de grandes distances. Elle ressentait chaque âme qui vive auprès d'elle, ce qui lui évitait toute mauvaise surprise. Qui que ce soit, elle ne l'avait pas remarqué, à aucun moment. Elle ouvrit doucement les yeux, immobile. Une longue dague effilée courait le long de sa poitrine, le métal glacial la fit frissonner. Elle reconnut une lueur verdâtre quand la lumière éclaira la lame : elle était ensorcelée, un poison mystique particulièrement virulent. Si le tranchant entrait en contact avec son sang, elle mourrait dans d'atroces souffrances. Une main gantée tenait l'arme. Son regard remonta vers son propriétaire. Il était vêtu d'une tunique noire recouvrant intégralement sa peau ; un voile et des bandes recouvraient également son visage ; ces yeux brillaient dans la nuit, d'un rouge fougueux. Son regard ne paraissait pas menaçant, mais taquin. Le couteau naviguait désormais vers son ventre, la pointe dessinait un cercle autour de son nombril.

— Surprendre Arisha devait se révéler impossible. Voici encore une légende erronée ! railla l'intrus en riant. Je suis déçu. Je pensais m'amuser. Malheureusement, vous n'êtes qu'une enfant. Devrais-je en finir tout de suite avec vous ?

— Qui êtes-vous ? Qui vous envoie ?

    Il glissa sa dague d'un coup rapide et sûr contre la cuisse de la jeune fille. Il se pencha légèrement contre elle : contact sensuel, presque sexuel. Il dégageait un parfum étrange et exotique mêlé de cannelle et d'autres fragrances qu'elle n'avait jamais senties auparavant.

— Personne ne m'envoie. Généralement, mes hommes effectuent le sale boulot, mais j'escomptais que tu me donnes quelque plaisir. Peut-être en es-tu encore capable ? souffla-t-il en l'empoignant par la taille.

    Il la serra un moment contre lui, brutalement. Elle ne se débattit pas, mais le fixa avec dédain.

— Si vous devez me tuer, finissons-en. Mon frère vous traquera et vous éliminera !

    Sa main glissa vers le visage d'Arisha et il caressa sa joue. Il retira son masque de bandages et se redressa, relâchant son étreinte et rengainant sa lame d'un mouvement rapide et habile. Il était beau, grand, majestueux. Il dégageait quelque chose... de noble. Arisha ne sut dire pourquoi en cet instant il la charma. Il semblait dangereux, pourtant son expression inspirait confiance. Il souriait comme un enfant qui vient de commettre une bonne blague et qu'on a surpris la main dans le sac.

— Votre frère, chère dame, dort comme une bûche ! Je me suis occupé de lui subtiliser ce dont il ne semblait pas avoir nécessité déjà, mais j'ignorai que son plus précieux trésor résidait ici, dans la cour de ce jardin. Ce serait une gloire et un grand accomplissement si je parvenais à le lui ravir également ! s'exclama-t-il joyeusement.

— Vous n'avez pas la moindre chance ! répondit-elle, flattée malgré elle.

    Cette cour insensée et déplacée, contre toute attente, lui plaisait. Elle aimait son comportement rebelle et cavalier.

— Nous serons amenés à nous revoir belle Arisha, et cette fois j'ose espérer que tout le plaisir sera encore pour moi ! lança-t-il en effectuant une élégante révérence.

    Il releva la tête, l'air mutin.

— Ce n'est pas justice que vous vous moquiez de moi, je ne connais même pas votre nom ! cria-t-elle alors qu'il avait déjà sauté sur un haut mur du labyrinthe adjacent.

    Il se retourna. Il semblait étonné.

— Vraiment ? Je ne rêve que de l'entendre prononcer de vos douces lèvres, de votre sublime bouche. Je m'appelle Adrian.

— Vous me troublez, Adrian, lança Arisha souriante.

— Je crois qu'un compliment ne m'a jamais tant affecté ! confessa-t-il en riant.

— Partez avant que je ne perde patience, vaurien ! cria-t-elle.

    Il mima d'être blessé par la remarque et s'écroula en basculant de l'autre côté du mur. Elle demeura quelque temps à ressasser cette étrange scène. Qui était-il ? Comment, après l'avoir menacée, pouvait-il lui faire la cour avec tant de désinvolture ? Et pourquoi cela fonctionnait-il si bien ? Alyosha serait furieux s'il l'apprenait. Elle se surprit à sourire en pensant au jeune brigand masqué. Comment avait-elle pu flirter avec lui ? Elle se sentit profondément idiote, comme sous l'effet d'une drogue. Elle voulait lui plaire, elle désirait être séduite également. Tout cela n'avait pas le moindre sens.

— Adrian...


    Plusieurs semaines s'écoulèrent. L'épreuve se déroulerait en fin d'année. La date butoir approchait à grands pas. Alyosha avait passé de longues séances en compagnie de Sevastian ; il lui enseignait des techniques d'attaque et de défense magique. Arisha refusait de s'y rendre, mais elle en profitait grâce à son frère. Elle n'avait pas croisé Adrian depuis l'incident du parc, ce qui la soulageait malgré sa curiosité. Il ne provoquerait que des conflits entre eux. Elle pensait à cela en parcourant les rayons de la bibliothèque quand surgit Svetlana. Arisha poussa un léger cri de surprise. La guérisseuse l'attira contre elle et lui couvrit la bouche pour la faire taire. Elle avait rencontré la magicienne blanche depuis sa rémission, mais elles ne s'étaient pas adressé la parole.

— Je dois vous parler, c'est important, chuchota Svetlana.

— Vous êtes folle ! Ne pouvez-vous pas vous comporter comme les gens normaux et vous présenter à moi sans sortir d'un chapeau ? souffla Arisha contrariée d'avoir été prise au dépourvu.

— Je cours un grand danger en venant vous voir, mais un péril plus sombre encore plane sur vous !

    Le regard hagard, elle redoutait que quelqu'un surprenne leur conversation. Arisha allait se fâcher quand un souvenir lointain émergea de sa mémoire. À la mort de sa mère, Alyosha affichait cette même expression dans leur petite cabane. Il semblait affolé, scandant qu'ils étaient en danger, qu'on allait les prendre. Son frère se montra plus avisé qu'elle : peu de temps après leur départ les marchands d'esclaves vinrent les chercher, mais ne trouvèrent personne. Elle s'était promis de taire son insouciance : sa paranoïa leur avait sauvé la vie. Puis, elle songea à Adrian qui était parvenu à se glisser si près d'elle sans qu'elle ne s'aperçoive de rien, et le jeune homme malgré sa cour nourrissait probablement de mauvaises intentions, envers Alyosha en tout cas. Elle n'avait rien à perdre à écouter cette furie. Svetlana lui avait sauvé la vie, elle pouvait bien prêter l'oreille à son discours d'illuminée une fois de plus.

— Très bien, lâcha Arisha résignée. Où nous rencontrerons-nous ?

— Venez tard ce soir, dans le parc de l'Académie, sous le vieux chêne. Je vous y rejoindrai. Veillez à ne pas être suivie. Et bon sang, cessez de déambuler dans les couloirs, la tête ailleurs ! Je n'aurais pas dû vous surprendre. Vous êtes une idiote imprudente. Il se pourrait bien que la prochaine personne à vous sauter dessus n'ait pas que des mots amicaux à vous murmurer ! la gourmanda Svetlana.

    Elle se carapata dans une allée, scrutant les alentours comme si des espions se nichaient dans les coins. Arisha resta bouche bée. Comment se permettait-elle de la disputer ainsi alors qu'elle était demandeuse de quelque chose de sa part ? Cette femme devenait folle ! Mais elle n'avait pas tort ; elle parcourait les couloirs, la tête dans les nuages. Les jumeaux possédaient de nombreux ennemis : elle devait se ressaisir. Si Adrian lui avait voulu du mal, il aurait pu sans peine se débarrasser d'elle. Il se camouflait : elle n'avait absolument pas senti sa présence parmi le silence et le vide. À cet instant, elle sentait chaque personne dans cette bibliothèque, sans se concentrer particulièrement. Comment brouillait-il sa perception ? Cela la chagrinait.


    Arisha s'était bien gardée d'évoquer avec Alyosha son entretien nocturne avec Svetlana. Si elle maintenait des doutes sur la stabilité mentale de la jeune femme, Alyosha la détestait fermement. Son comportement ressemblait au sien envers Sevastian. Les mots de Svetlana deux ans plus tôt visaient à la séparer de son frère, elle espérait simplement qu'elle ne recommencerait pas sa comédie.

    Elle se rendit à l'endroit convenu et s'assit sur une souche, attendant que Svetlana se manifeste. Elle patienta où Adrian l'avait surprise. Elle rêvassa, se demandant si accepter un rendez-vous secret au beau milieu de la nuit ne relevait pas de l'inconscience. Si elle voulait la piéger, Svetlana n'aurait pas pu mieux s'y prendre. Elle ne l'avait pas soupçonnée un instant. Elle se traita d'imbécile : sa survie exigeait de se montrer moins crédule et plus méfiante ! Elle quittait le vieil arbre lorsqu'un frottement résonna dans son dos. Elle ressentit une présence, une aura qu'elle reconnut immédiatement : Svetlana, seule et désarmée. Elle portait une longue robe de soie blanche qui collait à son corps et révélait des formes très avantageuses. Elle resplendissait et Arisha l'envia. Elle glissa vers elle doucement, adoptant une démarche féline. Arisha demeura un moment stupéfiée par la grâce que dégageait cette femme. Elle ne paraissait plus du tout affolée : elle semblait comblée, ravie de la voir ici, là où elle l'espérait. Arisha se figea lorsqu'elle l'enlaça.

— Je suis heureuse que vous soyez venue et que mes mots vous aient touchée, Arisha. Des dangers vous guettent, et j'aimerais vous aider à les surmonter.

    Elle s'écarta légèrement. Le contact, bien que bref, révélait une profonde affection. Cette étreinte, dénuée de sensualité ou d'amitié, traduisait une franche dévotion. Svetlana lui sourit, prit Arisha par la main et l'emmena vers la porte secrète installée dans le ventre du vieil arbre millénaire. Les deux jeunes femmes arpentèrent de petits couloirs mal éclairés. Elles avançaient dans les entrailles du vénérable chêne. On avait creusé ces passages avec habileté. Elles atteignirent enfin une pièce particulièrement spacieuse. Le sol et les murs étaient couverts de mousse, et des nervures, comme des racines, s'entremêlaient gracieusement. Le mobilier était une extension des sols et des plafonds, sculpté à même le bois. Arisha n'aurait jamais imaginé le chêne si grand : cela semblait invraisemblable. Une magie extraordinaire était à l'œuvre.

    Svetlana lui indiqua une chaise, disposa deux bols en terre cuite sur la table et les remplit d'un liquide blanc et laiteux. Elle en tendit un à son invitée et but dans le second.

— Arisha, le rite de passage approche, et d'autres épreuves vous attendent. Vous n'êtes pas encore prête à les affronter, et vous êtes seule. Vous comptez une alliée en ma personne. Je vais vous enseigner ce que je sais et vous aider du mieux que je peux pour naviguer au milieu des intrigues et des stratagèmes.

— Je ne vous imaginais pas comploteuse, ou politicienne !

— Pourtant je suis une gardienne du prince de la cité, et le bras droit du maître-mage. J'occupe une place privilégiée dans la cité. On n'obtient pas ce statut simplement en distribuant des sourires !

— Pourquoi agir ainsi pour moi ? Qu'espérez-vous en retour ? demanda froidement Arisha.

— Je crois en vous ; je sais qui vous êtes vraiment. Un jour, vous vous révélerez et comprendrez mes paroles. Je me mets librement à votre service. Je veux vouer mon existence à votre cause, même si vous n'en avez pas conscience encore. Je désire devenir le bouclier qui vous protège, et la voix qui vous conseille, l'amie à qui vous vous confiez, l'épaule sur laquelle vous vous reposez. Vous pouvez dès maintenant disposer de moi à votre guise : je ne vous refuserai rien. Aujourd'hui, je fais le serment de remettre ma vie entre vos mains.

— Je suis troublée, Svetlana. Les elfes n'ont pas coutume de servir ni de s'enchaîner volontairement à quelqu'un. Nous manœuvrons toujours pour notre gloire.

— Les intérêts personnels m'importent peu Arisha. Je crois en vous, une foi sans limites. Tout comme Sevastian est dévoué à votre frère, je le suis à votre égard. Vous comprendrez en temps voulu ce qui nous pousse à agir ainsi. Sachez que nos intentions, en tout cas les miennes, demeurent pures.

— Bien, pourquoi pas alors ? Vous m'enseignerez certaines choses dans le domaine de la magie. Vous possédez de la rancœur envers Sevastian, ce qui rejoint mon ressentiment.

— Je ne hais pas Sevastian. Nos chemins se sont écartés il y a fort longtemps, mais nous conservons en nos cœurs un attachement sans faille l'un pour l'autre. Sevastian et moi vivions comme Alyosha et vous : nous existions uniquement l'un pour l'autre, frère et sœur, amis et confidents, compagnons et amants. La cité pointe du doigt votre relation, mais votre histoire connaît un précédent. J'ose croire également que Zarkhan y voit une étrange coïncidence. Il se demande quel chemin vous emprunterez.

— Si Sevastian représente pour vous ce qu'Alyosha constitue pour moi, alors vous me trahirez. Cela ne fait aucun doute !

— Non, ma chère Arisha. Votre jeunesse vous égare. Depuis longtemps, comme je l'ai dit, Sevastian et moi nous sommes séparés. Il suit une voie qui s'oppose à la mienne : il est devenu mon ennemi et nous luttons pour nos convictions. Combattre, à mort si nécessaire, la personne qu'on aime le plus au monde me brise mon cœur, mais j'y suis résolue. Un jour, vous connaîtrez ce dilemme. Je vous soutiendrai, et je compatirai sincèrement. Je sais la souffrance de perdre son âme sœur. Je souhaiterais l'empêcher, mais c'est inéluctable. Si demain je devais sacrifier Sevastian pour vous, j'agirai sans hésiter un instant.

    Svetlana vida son bol. Son discours convainquit Arisha. Elle semblait presque fanatique lorsqu'elle abordait le sujet de sa fidélité envers elle. Savoir qu'un précédent existait entre un frère et une sœur la radoucit et la rassura. Depuis qu'ils avaient rejoint la cité, elle s'était posé de nombreuses questions sur leur relation. Les elfes ne condamnaient pas réellement l'inceste, mais cela restait un tabou. Elle avait lu que les royaumes humains le punissaient moralement et légalement comme un péché très grave. Les dieux et les héros par le passé entretenaient régulièrement des aventures de cet ordre. Elle imaginait que tels ces contes légendaires son idylle était pure et vraie. Ils vivaient l'un pour l'autre, inséparables et indissociables comme les deux faces d'une même pièce. Comment cela aurait-il pu être mal ? Elle imaginait difficilement une guerre fratricide. La jeune femme pensait à tort que son histoire se répéterait à travers eux, mais cela ne se produirait pas ! Cela n'aurait aucun sens. Leur amour rayonnait si fort, si absolu que rien ne pourrait l'entacher ou l'entraver. Qu'est-ce qui compterait davantage pour Arisha qu'Alyosha et pour Alyosha qu'Arisha ? Folie. L'aide de Svetlana l'avantagerait dans les intrigues elfes. Elle s'était alliée à une ennemie de Sevastian, ce qui ne gâchait rien. Elle percerait à jour ce mage mystérieux et détruirait ses projets.

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