Madame

Aux Lanternes Jack

INCIPIT

- La nuit … la nuit dernière, sais-tu …
J’acquiesce, rituellement.
- J’ai rêvé la plage.
Elle s’interrompt, systématiquement, et scrute, méticuleuse, mon regard pour y déceler une quelconque fêlure, ou le moindre reflet qui trahirait la mise en marche des engrenages de mon imagination. Je sais ce temps mort, depuis longtemps : elle jauge mon jeu, s’enquiert de la justesse de ma comédie. Je feins donc, à mon tour, de me saisir de la plage, d’inhaler ses algues et le sel de sa respiration et de poser, comme contre un coquillage, mon oreille contre la demi-ténèbres où baigne notre rencontre. Je crois écouter la probabilité confuse d’une mouette. Cependant, elle a déjà détourné le regard, plongée elle-même, semble-t-il, dans les ombres immobiles de la salle, bien que des hautes lisières de son profil, compassé dans l’obscurité, elle ne perde rien, strictement, de mon interprétation. Sans me retourner l’attention, elle me demande, complice,
- De quelle couleur, dis-moi … elle tousse, les morceaux de ses mots écorchant sa gorge, de quelle couleur était-elle déjà ?
Les secondes passent, maladroites, mais planifiées car nécessaires, où nous tentons, penchés sur la pudeur de l’un et de l’autre, de manœuvrer, comme deux manieurs de cerfs-volants dans un ciel étroit d’orage, ou peut-être comme deux valseurs dans le noir, une réponse. Je prépare ma réponse, la même depuis des nuits que je ne compte pas, que je ne veux compter par peur d’épuiser le panier où elles reposent, apparemment identiques, mûres sauvages ou raisins noirs, mais pourtant si différentes par les variations infinies de leur goût à l’esprit, de leur secrète atmosphère ; puis, je réponds,
- Elle est grise, comme la silhouette d’un bateau de pêche sur le matin,  grise comme la peau des dieux dans les labyrinthes, et grise encore, d’une nuance de cendre, comme les arcs-en-mer sur l’océan orageux, comme une campagne sous un linceul de pluie grise à s’y méprendre sur son étendue, mais elle est grise, surtout, comme vos yeux.
Bien qu’elle fusse demeurée de profil tout du long de mon monologue, je sais que j’ai vu, que je vois chaque fois, que je me vois même sourire à mon tour quand le pli rectiligne de sa bouche tressaille, que la machinerie vielle de ses lèvre se remet en marche, afin qu’ au prix des efforts dramatiques de ma langue, que je voudrais un pinceau sur la toile pâle de l’air stérile, de cet air vert-de-blouse, imbibé de chloroforme comme le chiffon de la mort, elle consentît que je lui gravasse un sourire aussi éphémère qu’un fantôme. Ce même sourire qui serait, plus tard, ma signature, la lézarde de sa composition compliquée, mais obscurément noble, tels ces domaines abandonnés à leur inquiétante majesté  aux pieds desquels poussent quelques fois des ronces ornées de fruits noirs. Elle m’écouterait, de l’éminence de son cou hiératique, sans d’autres commentaires que ce sourire spectral, que gratifiaient à d’autres époques, dans l’obscurité d’un salon victorien défenestré, où la nuit se devinait à la présence silencieuse des bougies dans l’œil des peintres, les modèles anciens, longs de cheveux et de lignes,  à leur immortalité. Sa réponse, qui aurait dû être une question, se fit plus attendre que de coutume. Je ne savais pas ce temps mort. Etait-ce qu’elle déambulait, pieds nus, comme une sultane, sur le tapis d’or et de gemme de ma plage, son œil gris-bleu défiant de nuances l’océan, qui est tumultueux dans son rêve, comparant ses rides aux arabesques des reflets du soleil sur l’eau ; observait-elle, alors, avec l’attention soupçonneuse des enfants, le galion à cinq mâts, échoué au milieu, s’il fût possible, de l’étendue liquide, et dont le pont en pin était renversé comme un toboggan vers le magma bleu ; était-ce plutôt qu’elle imaginait sa proue disparue, à vrai dire inexistante, ou qu’elle tentait de voir l’ample ovale de sa pièce de poupe en forme d’écusson, qui n’existait pas encore ; ou prenait-elle son essor, avec un vol gris de mouettes, pour d’autres rivages que les miens ?  

Suite à son absence, que je mis sur le compte de son humeur versatile, je la laissai, livrée à l’obscurité de ses pensées, tout le poids de sa grisaille étincelante renfoncée dans son fauteuil en cuir marron, comme à l’accoutumée, sans d’autres mots que ceux vers lesquels avait maintenant fugué son regard, ceux-là même qu’elle inspirait doucement, de sa respiration discrète, mais difficile. Le cadran lumineux de l’horloge, le seul astre qui assistait à nos rencontres, indiquait 10 :00. Bien que ses paupières, carminées de maquillage, eurent amorcé leur lente et théâtrale descente, repliant dans leurs ténèbres notre scène,  je savais, pour l’écouter se parler à elle-même lors de mes errances, de mes rondes quotidiennes dans les couloirs de la résidence, qu’elle ne se couchait pas avant que la lune ne renonçât à sa chambre, ce qui, dans le cas de la sienne, coïncidait aux alentours d’une heure du matin.

SYNOPSYS

Dans un monde qui tente de les dissocier, deux générations, deux personnalités contradictoires vont tisser une relation tacite, essentielle et passionnelle autours d’une passion commune : la rêverie. L’une est incarnée par une dame aveugle, récemment veuve et renfermée dans un mutisme qui a conduit ses enfants à l’interner dans une maison de retraite spécialisée dans les cas psychiatriques. L’autre, le narrateur, est un jeune aide-soignant, qui n’a pas voulu ce travail, ni sa vie, qui échoue dans son désir d’en changer, mais que l’arrivée d’une nouvelle patiente, la dame aveugle, va chambouler au point de l’aider dans sa réalisation personnelle. La rêverie poétique de l’un, qu’il puise dans la littérature, va contaminer la rêverie mélancolique de l’autre, qu’elle puise dans sa mémoire, et vice-versa, de sorte que cette contamination réciproque va conduire à la création d’un univers de fugue où les deux personnages vont trouver, à mesure qu’ils y fuient, la force de se réaliser : mourir en paix avec sa mémoire pour l’un, trouver le courage d’amorcer sa « vraie vie » pour l’autre. Le récit va se concentrer sur les derniers jours qu’il reste à vivre au personnage de la Dame, où la rêverie de celle-ci va se faire plus intense, nécessitant que la supporte celle du narrateur. L’histoire peut être lue comme une épitaphe dans la mesure où la narration se fait a posteriori de la mort de la Dame. Le récit se concentrera essentiellement sur la rêverie, prenant tantôt la forme de scènes, tantôt la forme de descriptions, tantôt la forme de monologue intérieur où l’aide-soignant spéculera sur ce que fut la vie de la Dame. Le lecteur sera amené à comprendre progressivement que le personnage de l’aide-soignant assiste la dame dans la recomposition de sa mémoire, et conjointement à comprendre les motifs qui poussent l’un et l’autre à entretenir une telle relation. Bien qu’il puisse être fait référence aux personnages par le biais de périphrases, les deux personnages sont anonymes afin, d’une part, de souligner dans la narration l’intimité extraordinaire qui les unit, au point donc que la nomination en devient inutile – ou insuffisante pour envelopper la singularité de l’être cher - et d’autre part, afin d’élever les personnages au rang supérieur de symbole ; l’anonymat doit aussi favoriser un sentiment d’étrangeté chez le lecteur, comme ceux que l’on trouve dans les récits allégoriques ou oniriques. En outre, la complexité des phrases (pour la plupart segmentées et à parallélismes) est motivée par le sujet, la rêverie : elle doit retranscrire le sentiment qui imbibe les rêves, à savoir celui d’une perdition, faites d’incises absurdes ou extravagantes. La prolifération des images, métaphores vise le même objectif.

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