Traversée vers l'impasse

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Traversée vers l'impasse

Incipit (5987 signes)

Ce 29 avril 2013 est un anniversaire : celui du jour que j’appellerai « ma bascule ».

Il y a dix ans pile, à cinq heures trente, j’ai fermé la porte de mon appartement de la rue Saint-Pierre. A double tour, par réflexe. Comme un matin ordinaire. C’était  inutile : je savais que je n’y retournerais plus avant longtemps. Je savais aussi que la police serait à l’heure pour la « perquise ». Avec un bon serrurier. 

J’ai pris le bus 72, après avoir, dans la rue, soigneusement dépecé mon téléphone portable et dispersé ses éléments dans différentes poubelles. Direction Bougainville, première étape de mon périple. Juste une correspondance. Pas question de prendre la voiture. J'étais recherché, mon  immatriculation connue. Le train, ce n’était pas non plus une bonne idée. Je n'étais pas à l'abri d'un contrôle d'identité à la gare. Et mon portrait commençait sans doute à décorer les murs des commissariats.

Après le 72, ce fut le 26, jusqu’à l’arrêt Notre-Dame-Limite. Un lieu qui ne pourrait mieux porter son nom : limite communale entre Marseille et Septèmes-les-Vallons ; limite entre un quartier semi-villageois et les barres des cités Bourrely et de La Bigotte, qui produisait un choc visuel entre l’horizontalité et la verticalité de ces espaces que seule une avenue séparait ; et, un peu plus au Nord, la coupure physique du chemin de fer en remblai.

Ce coin, j’aurais pu le renommer Notre-Dame-Cassure, Notre-Dame-Rupture, que sais-je encore ? J’ai consulté un plan, afin de repérer ce qui serait ma première planque. En cherchant, mon regard s’est attardé sur deux noms de voies : « Traverse de la Bascule » et « Impasse de la Bascule ». Plutôt adaptés à la situation, comme une matérialisation toponymique de l’incertitude qui m’habitait. A cet instant, je ne savais pas encore si mon épopée relèverait de la traversée ou de l'impasse. Ou des deux ?

J'ai fini par trouver le refuge provisoire dégoté par mon copain André, qui avait grandi dans le coin. C’était une maison inoccupée depuis longtemps. J’y avais pour compagnie un réchaud et des boîtes de spaghettis. Ensuite, Gaby viendrait me chercher. Gaby était inconnu des services de police. Il élevait des chèvres dans la Drôme. Nos  liens étaient trop anciens et espacés pour qu’il puisse être identifié comme un de mes contacts. Je savais qu'il m'hébergerait aussi longtemps qu'il le pourrait, et que je serais en sécurité dans sa bergerie décorée telle une caverne d'Ali-Baba. Je l'aiderais à s'occuper de ses chèvres, il m'apprendrait à faire du fromage...mais cela ne pourrait durer qu'un temps. Ensuite…L’inconnu. Pour l'instant, allongé sur un mauvais matelas, un peu sonné, je n'avais qu'une chose à faire : l'attendre.

Ce jour anniversaire, j'ai la réponse à la question existentielle que je m'étais posée à Notre-Dame-Limite : la Traverse m'a mené vers l'Impasse. Impasse sise très précisément cellule 355, troisième division, Maison d'Arrêt des Baumettes. Comme un retour tout près de la case départ. La Liberté en moins.

J'écoute l'émission hebdo de « Radio Galère » destinée aux détenus. Les dédicaces de mes amis. La voix sensuelle de l'animatrice, qui est un sujet de conversation récurrent à la promenade : « à quoi tu crois qu'elle ressemble, Pauline ? ».

Pauline envoie une vieille chanson corse. Une que nous entendions, gamins, l'été, au village. Alors je mets la tête sur l'oreiller, je fais semblant de dormir et je pleure. Pas question de montrer le moindre signe de faiblesse aux autres, c'est une règle de survie que j'ai apprise très vite. Les coups de blues, c'est pour moi tout seul. Quand les  « collègues » sont au parloir ou à la douche. Dans ces moments, il m'arrive de regarder les deux photos qui me font mal, et dont, pourtant, je refuse de me séparer.

La première : celle de ma vie en couleurs. Je l'avais prise au village, un jour où la chaleur m'avait rendu si amorphe que j’avais juste la force de m'asseoir sur le banc qui jouxtait la porte de la maison familiale : en haut, une bande de ciel si lumineux qu'il en paraît presque blanc. En dessous, le marron tirant sur le gris de  la barrière rocheuse qui ferme la vallée. Au centre, différentes nuances de vert, celui des pins et celui des châtaigniers et, au premier plan, des herbes jaunies par le vent brûlant de l'été.

J'avais pourtant déjà perdu, à cette époque, mes illusions. C'était venu comme ça : des bribes de conversations de Papa dans sa langue maternelle ; ses retours à des heures tardives qui ne correspondaient pas vraiment aux horaires types du  patron d’une PME spécialisée dans l'électricité-chauffage-plomberie ; le jour où Antoine, mon frère aîné, s'était offert une Vespa grâce soit disant au produit de son job d'été (équipier au Quick de la Canebière). A treize ans, j'avais compris, malgré les efforts désespérés de Maman pour me cacher la vérité : ma famille était dans « le Milieu ». Celui des machines à sous clandestines, précisément.

L'autre photo, c'est celle de mon ex Christèle avec notre petite Stella-Maria dans ses bras. Je l'ai laissée, elle avait neuf ans. Elle vient me voir de temps en temps. J'ai loupé dix ans de sa vie. Des années que nous ne rattraperons jamais, ou peut-être quand je sortirai, je serai vieux, j'espère qu'elle me fera des petits-enfants.

Christèle, je l'avais rencontrée à une fête de quartier, et j'avais bien cru qu'elle allait faire définitivement chavirer ma vie. Je crois que c'est d’abord sa manière de bouger qui m'avait plu. Elle débordait de sensualité, sans en faire trop, au contraire des cagoles à  talons compensés qui s'agitaient autour d'elle. Et son regard qui me rendait beau. Cela avait été très vite entre nous, peut-être trop. Moins d'un an après notre rencontre, Stella-Maria était née. Et le quotidien venait à bout de ma relation avec sa mère. Mais, bien qu’elle n’ait pas duré, Christèle et Stella-Maria, c'est la famille que je m'étais choisie. Pour m'éloigner de celle que j'avais subie, et qui m'avait désigné pour être ici à la place d'un autre.

Synopsis (2242 signes):

Incarcéré pour un crime qu'il n'a pas commis, François, dans sa cellule, revit les années de cavale à l'issue desquelles, épuisé, il a fini par se laisser prendre.

Sa fuite, tout d'abord, début d'une errance qui se déroule dans un premier temps à deux heures de route de chez lui, dormant tantôt dans des abris de fortune, tantôt chez des gens, parfois inconnus. Certaines des rencontres qu'il fait sont si furtives qu'il ne voit même pas le visage de son hôte ; chez d'autres, il passera plusieurs semaines et nouera des amitiés profondes. Il découvre la solidarité mais aussi le sentiment de culpabilité de ceux qui l'aident pour quelques nuits, pour quelques semaines, mais qui jamais n'oseront dire la Vérité qu'ils connaissent aussi bien que lui.

Après un départ dans l'urgence, et une vie au jour le jour, François découvre, peu à peu, la nécessité de s'organiser, de se constituer un réseau de personnes fiables, les puces de téléphone qu'il faut régulièrement jeter, les routes à faire « ouvrir » pour éviter les contrôles de police, mais aussi les longues journées en solitaire « enfermé dehors », à la fois absent et tout près des siens.

Il se lance dans une frénésie de lectures diverses et variées, manuels de survie en montagne, traités d'herboristerie, livres politiques, romans.

Il revisite aussi l'histoire familiale qui a fait de lui, aux yeux de tous, le coupable idéal.

Un regain de zèle à la tête de la police l'oblige à quitter sa région. C'est le départ, nocturne, en évitant soigneusement les autoroutes, et le début d'un périple de trois années qui le mènera au Maroc, en Afrique subsaharienne et jusqu'en Asie du Sud-Est au gré de la chaîne de fraternité qui s'est tissée autour de lui. Fatigué de voyager, il échoue dans un triste deux pièces cuisine d'une banlieue de Paris où la dépression le guette.

Après cinq années passées entre l'ennui, la peur, la haine et la résignation, François décide de lever la garde. Il comprend que s'il fuit toute sa vie, il ne reverra jamais sa fille. Et que l'Absence ne fait pas une vie. Il retourne près de chez lui et s'installe dans une maison abandonnée qu'il aménage et retape. Il sait que le compte à rebours a commencé et que la police ne tardera pas à le retrouver...

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