Magdalena bay

petisaintleu

Suite de Cour de ferme avec des mendiants. : Pris de curiosié, je me laisse emporté dans une aventure glacée au Spitzberg.

Au petit matin, je m'éveillai avec un étrange sentiment. Des questions envahirent mon esprit bien avant, cinq minutes, tout au plus, ma première cigarette. Comment ne pas m'interroger ? Je m'inquiétai même. La lecture dans une revue scientifique, survolée dans la salle d'attente de mon dentiste, m'informa que des tumeurs cervicales pouvaient se traduire par des bizarreries qui défiaient les sens.

Il fallait que je pense à prendre rendez-vous chez mon médecin. Puis la curiosité prit le pas. La perspective de pouvoir prendre un bain turc sans subir les foudres du calife, de participer au sacre de Napoléon ou de m'entretenir avec un scribe accroupi de la Ve dynastie m'incitèrent à négliger toute activité pour me précipiter au Louvre.

 

Je ne pénètre jamais par la pyramide. Cette entrée, je la laisse avec plaisir aux troupeaux de touristes qui ne connaissent pas la porte des Lions. Pris de compassion, il m'arrive de la leur signaler. Ils me regardent d'un air qui frise la paranoïa. Autour d'eux planent les pickpockets et des heures d'attente.

Je ne m'en formalise pas. Je le tiens pour certain que nous ne nous retrouverons pas devant La Joconde. En ce milieu du mois d'août, quelle jouissance de couper la file pour présenter dédaigneusement mon pass annuel. Français, je me targue de faire partie de l'élite.

 

La chaleur écrasait toute envie de réfléchir. D'instinct, je savais où me rendre. Je pris l'aile Sully pour gravir, martyr estival, les cent-soixante-dix-huit marches de l'escalier Henri II. Presque autant qu'à la carrière de Mauthausen pensais-je avec imbécilité. Je pris à droite et je négligeai les cinq salles consacrées à l'École de Barbizon, aux vues d'Italie de Corot et à l'Orientalisme. Il me suffisait de supporter la canicule, les Saoudiennes croisées rue Saint-Antoine et les fauves lâchés devant la tour Eiffel. Au bout de l'enfilade, j'atteignis la salle convoitée, un écrin de soixante mètres carrés en retrait, à peine mitraillé dans un fatalisme atavique par un Japonais.

 

Un frisson me traversa, enfin ! Une goutte de sueur perla de ma nuque pour se frayer un chemin vers mes reins. Cinq hommes agonisaient au fond d'un fjord. Pour plus de dramatique, le peintre tint à préciser : « Vue prise de la presqu'île des Tombeaux au nord du Spitzberg ». De leur bateau, sans aucun doute écrasé par les icebergs qui encombrent la baie, ne surnagent qu'un mat et un bout de coque, sosie de la carcasse du Léviathan. En ces paysages, il n'existe plus l'emprise du temps. Tout nous indique que la fin approche pour ces explorateurs ; tout, ou presque. Le plus valide, peut-être même l'unique survivant, se recroqueville, tandis que ses compagnons étendus, sans force, gisent dans la neige qui les recouvre déjà d'un linceul immaculé.

Le seul rescapé ? Avec moi, l'espoir les enveloppa de sa douceur. Je me sentais de bonne humeur et perspicace. Deus ex machina, je me refusais à leur fin tragique. D'un ouvrage consacré aux aventuriers, je me rappelai que les déserts blancs savent se montrer magnanimes. Le 22 juin 1884, le phoquier Thetis retrouva par miracle six membres de l'expédition d'Adolph Greely sur l'île d'Ellesmere, près du cap Sabine, dans le Nord-Ouest canadien.

Je remarquai des traces de pas. Originaires de ce macabre rassemblement, elles s'en éloignaient pour quitter le tableau, en bas à droite. Certes, ces marques semblaient montrer un homme exsangue et titubant. Ce héros parmi ces héros, sans doute le plus fort, s'improvisait Ernest Shakleton qui, accompagné de cinq compagnons, parvint à quitter l'île antarctique de l'Éléphant pour rejoindre sur une barque la Géorgie du Sud, triompher de cols infranchissables, gagner Stromness et rejoindre les marins de l'Endurance.

 

Grâce à mon expérience de la veille, je comprenais la mécanique qui me mènerait dans le Svalbard. Je fixai le tableau puis je clos mes paupières.

 

J'en fis donc le sauveur, ultime espoir des souffles de vie qui s'échappaient encore de ces carcasses échouées. Trois jours plus tôt, leur navire croisait au large de la péninsule de Brøgger, Ny-Ålesund, une station baleinière où quelques svenskehusets, des cahutes en bois, se serraient les unes contre les autres. Le seul point de salut possible. Alors qu'ils devaient mettre le cap au sud, une tempête se déchaîna qui les conduisit à l'opposé de la destination attendue.

Ils se crurent à l'abri, alors qu'un vent mauvais les poussait des blocs de glace au fond du golfe. Ils dormaient quand ils entendirent un craquement sinistre. Quinze minutes plus tard, ils s'affalaient sur la terre ferme. À peine purent-ils saisir des vêtements chauds, quelques conserves dans la cambuse et une carte imprécise de l'archipel.

 

Après une semaine au moral relativement bon, des neiges abondantes l'entamèrent. Il s'agissait pourtant de briscards qui rencontrèrent en d'autres pérégrinations des vagues scélérates et le scorbut. Hormis le plus jeune : celui qui, dans ce triste panorama septentrional, se dégageait à peine du visible, enseveli d'une couche floconneuse. Il s'engagea deux mois avant le départ. On le connaissait pour son intelligence. Son père le promettait aux études de droit. Il prit en passion Walter Scott, Victor Hugo et Goethe. Son environnement s'étriqua au fil de ses lectures. Quand il découvrit dans une gazette que l'on cherchait un mousse, il se précipita à Hambourg. Lorsqu'il montra ses premiers signes d'extrême faiblesse, ces endurcis pleurèrent. Ils se projetaient, pensant à leur mère, à leur épouse, à leurs enfants.

 

C'est pour le sauver qu'ils décidèrent d'envoyer un éclaireur vers le hameau. Son expertise de la navigation l'aiderait à se repérer. À vol d'oiseau, une trentaine de kilomètres le séparait de l'avant-poste salvateur, soixante en longeant les côtes déchiquetées ; avec deux petits soucis, les ours et le glacier Samarinbreen. Il se donnait trois jours pour le rejoindre, deux petits kilomètres par heure, dix heures par jour. Ses camarades se sacrifièrent en lui laissant deux des trois dernières conserves.  

 

Le premier jour, il progressa de vingt-cinq kilomètres. Une fois le col franchi, il se trouva sur un plateau sans difficulté particulière, hormis un vent glacial qui lui fit craindre un refroidissement fatidique quand il se reposerait. Pour garder le cap, il se montra prévoyant et futé. Dans une musette, des petits cailloux s'entassaient. Il ne neigeait plus et il priait pour qu'elle ne vienne pas perturber son odyssée nordique. Il s'en délestait régulièrement, s'assurant ainsi, par les marques suffisamment perceptibles qui se détachaient dans l'uniformité du paysage, qu'il conservait la bonne direction.

Bien après la tombée de la nuit – elle tombe vers dix-sept heures à la mi-octobre – et éclairé par des aurores boréales qui l'aidaient à avancer, il s'arrêta. Mû par l'optimisme de la distance parcourue, il se gava en entamant largement ses maigres réserves de nourriture. Il creusa un large trou dans la poudreuse pour se lover comme les chiens esquimaux rencontrés lors d'une précédente expédition au Groënland. Il procéda par précaution. Il remplit un récipient de neige et le serra contre son corps, certain qu'à son réveil l'eau liquide lui procurerait le plus précieux des breuvages.

Il dormit peu, mais bien. Dans ses rêves, il se vit transporté au club qu'il aimait fréquenter, le point géographique où s'était décidée l'expédition, celle qui lui donnerait la gloire et la reconnaissance des sommités scientifiques. Il reprit son calvaire polaire, prophète glacé qui annoncerait bientôt aux chasseurs de cétacés, ces pauvres pécheurs, qu'il y avait des âmes à sauver.

Il attaqua le glacier avec l'océan sur sa droite pour repère. Il lui fallut deux journées pour le dompter. Il louvoya entre les crevasses abyssales et les ponts de neige vicieux qui espéraient offrir sa chair en sacrifice à Jörd, déesse de la terre. Le cinquième matin, il perçut avec clarté le son clair d'une cloche, provenant certainement d'une embarcation. On ne le retrouva que la nuit du septième jour, évanoui. Un marin, ivre d'une orgie qui battait son plein pour fêter le retour d'une chasse miraculeuse, se délesta la vessie derrière un bloc rocheux, là ou il reposait. Il refusa tout aide, suppliant que l'on prenne de suite la mer en direction de ses compagnons.

 

Quand la chaloupe débarqua, les sauveteurs croisèrent des yeux hallucinés, des joues dénuées de tout relief et des pieds gangrénés. Dans un dernier sursaut de conservation, ils sacrifièrent leur mobilité pour mâcher le cuir de leurs godillots. Des êtres rampant et marmonnant les accueillirent.

 

Par la suite, assoiffés de découvertes, ils reprirent chacun de leur côté leur chemin, cahin-caha, sur une jambe de bois pour la plupart d'entre eux. Le benjamin, lui qui aperçut le sceptre de la mort par quatre-vingts degrés de latitude nord, disparut dans une forêt tropicale équatoriale, triste tropisme mortifère.

Quant à John Forwood, il me promit qu'un jour il me rendrait au centuple mon jet d'urine qui lui rendit la vie.

 

Je sursautai. Le gardien, la main posée sur mon épaule, m'indiquait déjà l'heure de la fermeture. Depuis cinq heures, je fuyais la capitale. Je réalisai que si je revenais le lendemain, le surlendemain et ainsi de suite, je vivrais une vie en parallèle. Le jour suivant, je décidai de retrouver mes amis hollandais par l'entremise d'une exposition consacrée à Brueghel l'Ancien et de son Paysage d'hiver prêté par le musée des Beaux-arts d'Anvers. Ils rirent bien de me voir si emprunté sur des patins.

Je parcourrai aussi les grandes plaines américaines pour chasser le bison. Je déjeunai sur l'Herbe en me rendant à Orsay. Je partageai les peines des paysans et du labour, courbant l'échine au son de l'angélus de l'église lointaine.

 

J'élargissais le cercle de mes alliés. Ça peut toujours servir.

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