Mais tu devais venir me voir ~Chapitre 7~

Juliet

-Pourquoi pleures-tu ?



À travers la vitre, le reflet de Teru sourit. Pâle. Dehors, la nuit est noire, il est cinq heures du matin et en ce premier jour de décembre, l'aurore semble encore lointaine. La pluie bat avec violence contre la fenêtre et sur le reflet, les gouttes d'eau se mélangent à celles des larmes qui alors deviennent invisibles. Qu'est-ce qui, sur les joues du garçon, pleut du ciel ou de ses yeux, cela est devenu confus. En retrait derrière le reflet de Teru qui a son front frôlant la vitre, la silhouette de Yuki est là qui se tient droite. Il a son col relevé à hauteur du menton, sa main qui maintient sa lourde cape noire et son visage, encore si pâle pourtant, semble moins surnaturel. Il est inquiet. Teru a encore ce sourire discret figé sur ses lèvres mais Yuki n'y prête pas garde. Un tel sourire ne compte pas s'il y a des larmes par-dessus.
-J'attendais ton retour.
La voix de Teru était lointaine, estompée comme si elle venait du reflet. Les yeux de Yuki se voilent de brouillard. Il voudrait s'approcher et venir poser sa main sur l'épaule du garçon mais il a l'impression que s'il venait à le faire, il troublerait une harmonie précieuse en train de se construire en lui.
-Teru, pourquoi...
-Furent des temps où nous étions moins seuls morts.
Yuki se fige. Il fronce les sourcils comme il n'est pas très sûr d'avoir bien compris.
Alors il s'approche, d'un pas mais d'un seul, et sur la vitre, les cordes pleuvent toujours, le visage en transparence de Teru est rougi.
-Qu'est-ce que tu...
-Furent des temps où nous étions moins seuls morts, a répété le garçon d'une voix monocorde. Nos proches priaient pour le salut de nos âmes, parfois même l'on composait des requiem en notre hommage. L'on se pensait accueillis par ces bien-aimés êtres disparus connus au cours de notre vie et attendus par le Paradis, étreints par les Anges qui nous promettaient un bonheur éternel.

   Yuki ne dit rien. D'un geste lent et précautionneux, comme s'il avait peur de bousculer l'atmosphère, il s'est délesté de sa cape noire pour découvrir l'élégante chemise blanche qui le recouvrait, avec ses boutons d'argent, son col de macramés, ses longues manches évasées. Sur la vitre, une telle blancheur éclatait dans le fond noir de la nuit. Les lèvres de Yuki étaient serrées, comme s'il s'empêchait de dire quelque chose.
-Mais ces temps-là où la mort nous rendait moins seuls n'existent plus, Yuki. Ou du moins n'ont-ils jamais existé. Rien n'a changé, mis à part le fait qu'à présent, nous savons. Il n'y a rien à attendre, n'est-ce pas ? Dis-moi, Yuki. Il n'y a rien à attendre.
           Yuki secoue tristement la tête en signe d'ignorance, mais il voit sur le reflet le regard du garçon qui le guette, semblant attendre une réponse de vive voix.
-Je l'ignore, Terukichi.
-Yuki, tu sais quoi ? fait alors le garçon d'une voix qui paraît étrangement joyeuse. Alors que mes parents m'ont abandonné, je ne suis plus un orphelin. Et le fait est que, même si je devais ne jamais mourir, alors je ne serais quand même jamais orphelin à nouveau.
Yuki ne dit rien. Les paroles de Teru sont absconses pourtant, il en devine aussitôt le sens. Dans un sourire qui mêle le soulagement au dépit, Yuki s'assoit dans son fauteuil de velours vert émeraude.
-N'inflige pas cela à Gara, Teru.
-Pourquoi ? Je ne l'ai forcé à rien. Il semblait heureux, tu sais.
-Oui, il était vraiment heureux, je n'en doute pas. Mais c'est parce qu'il t'aime sincèrement, tu sais. Ou du moins, il est en voie de t'aimer comme cela. Mais ne lui inflige pas cet attachement, je t'en prie. Pour l'amour du Ciel.
-Je n'aime pas le Ciel.
Teru fait volte-face. Il ne pleut plus sur son visage, et ses yeux crient une détermination sans faille. C'est d'un ton solennel mais tendre qu'il déclare :
-Du moins, je ne peux pas l'aimer autant que ce monde.
-Est-ce que je dois me réjouir de ces paroles, Teru ?
-Tu le devrais. Tu le pourrais. Tu t'en réjouirais si seulement tu le voulais.
-Teru, sois raisonnable. Qu'importe à quel point il est doué pour cacher ses faiblesses, mais Gara souffre de la séparation avec sa femme et ses enfants. Arrête. Il risque de se reposer sur toi bien plus que tu ne peux le penser. Il a besoin de soutien. Il a besoin de soutien parce que Gara a besoin de lâcher prise, Teru, mais le fait est que Gara n'a même pas la possibilité de lâcher prise, tu vois. Il est condamné à endurer la réalité.
-Mais il dispose de tout le temps qui lui sera nécessaire pour s'en remettre, non ? Yuki, je peux devenir une béquille pour Gara s'il le faut. Et je sais qu'il serait heureux d'être la mienne si le besoin s'en faisait sentir. Mais Gara guérira, Yuki, parce que Gara est fort, parce que le temps oublie les malheurs pour nous, et parce qu'il connaîtra d'autres bonheurs. Laisse-moi, si tu nous aimes, devenir son fils.
 -C'est parce que je vous aime que je ne le veux pas.
-Après tout, as-tu ton mot à dire là-dedans ?
-Oh, non, Teru. Je ne l'ai pas. Libre à toi de devenir son fils si tu le veux et qu'il l'accepte, mais alors, ne me demande pas de m'impliquer là-dedans.
-Pourquoi tu ne le veux pas, Yuki ?
-Parce que je t'aime.
-Et Gara m'aime aussi, non ?
-Oh, oui. Même si je suppose que ce n'est pas la même forme d'amour.
-Et parce que Gara m'aime, c'est selon toi la raison pour laquelle je ne dois pas créer de liens trop étroits avec lui. Car ce que tu ne dis pas, Yuki, mais que tu penses de toutes tes forces, c'est que s'il s'attache trop à moi, Gara n'en souffrira que plus encore le jour où je disparaîtrai.
-Si tu comprends si bien les choses, Teru, pourquoi restes-tu si borné ?
-Si tu es certain que Gara m'aime et qu'il souffrira à cause de cela alors, Yuki, toi qui prétends m'aimer, ne souffres-tu pas à l'idée de ma future mort ?


Les yeux de Teru ravalent leurs larmes. Sa gorge se serre, son cœur est plein d'amertume. Ne supportant plus le regard lourd de gravité et empreint de compassion que Yuki pèse sur lui, il se retourne face à la vitre.
-Alors, Yuki, tu ne m'aimes pas.
-Je t'aime.
-Alors, pour combien de temps ? Est-ce que tu as fait pour moi ce qu'il a fait pour sa famille ? Est-ce que tu as programmé déjà le jour où tu me quitteras pour ne pas avoir à affronter la réalité ? Qu'attendras-tu ? Que je devienne plus vieux que toi pour m'abandonner et disparaître de ma vie comme si de rien n'était ?
-Sans doute que je n'aurai pas d'autre choix, Teru.
-Pourquoi...
La voix du garçon se déchire. Il plaque une main sur sa bouche et à travers le voile trouble des larmes, il ne voit plus rien.
-Pourquoi est-ce que tu l'acceptes aussi facilement ? Qu'est-ce qui te dégoûte le plus, Yuki ? De me voir vieillir et devenir un être las, épuisé et couvert de rides, bien loin de l'idéal de beauté qui te sied tant ? Ou bien tu ne supportes pas l'idée de me voir m'éteindre sous tes yeux ?
-Je ne supporte ni l'un ni l'autre, Teru. Mais je l'accepte.
-Et qui te dit que tu dois l'accepter ?
-Parce que c'est la fatalité, Teru. Ton sort est celui de tous les êtres humains et il n'y a rien pour remédier à cela.
Un rire ironique est passé à travers les lèvres du garçon et sur la vitre, ses mains appuyées se crispaient.
-Quel sophisme. Puisque là est le sort de tous les êtres humains, Yuki, alors dis-moi pourquoi est-ce qu'il n'a pas été le tien ?
-Je ne l'ai pas choisi, Teru.
-Qu'importe que tu l'aies choisi ou non ! Je me moque de cela, ce que je sais et que tu sais tout autant que moi est que ce que tu appelles « fatalité » n'en est pas forcément une. Un revirement du destin peut survenir pour tout changer. Le Deus ex Machina salvateur, Yuki, il peut arriver à n'importe quel moment sans crier gare. Et le Deus ex Machina, Yuki, il pourrait surgir maintenant, parce que le Deus ex Machina, c'est toi !
-Et voilà les paroles puériles que j'attendais de ta bouche, a rétorqué l'homme d'un ton tranchant. Je n'exaucerai pas ton vœu, Teru, parce que tu es inconscient et ne sais à quoi tu t'exposes.
-Je ne veux pas mourir, Yuki ! C'est un souhait humain, non ? Alors respecte-le si tu me respectes.
-Et ton souhait humain ne sera plus humain lorsque humain tu ne seras plus non plus, Teru.
-Alors, tu essaies de me dire que mourir serait ce que tu souhaites ?
-Que je meure ne serait pas un mal pour l'humanité.
-N'y-a-t-il rien pour te rendre heureux en ce monde si vaste et diversifié ? Ce monde qui, à lui seul, en contient une infinité d'autres que nous n'aurons jamais fini de découvrir ?
-C'est parce que j'aime ce monde que j'eusse aimé le préserver et non pas le détruire.
-Tu ne le détruis pas, Yuki. Comme tu l'as dit, tu le nettoies de ceux qui le souillent. Moi, c'est parce que j'aime ce monde que je ne peux me résoudre à le quitter. Qu'importent les sévices que j'ai pu y subir alors ; je n'aurai plus à les craindre si tu fais de moi celui que je veux être.
-Tu ne seras pas heureux, Teru.
-Ne transpose pas tes propres sentiments sur les miens ! rugit le garçon, fou de rage.
-Tu ne comprends pas.
-«Tu ne comprends pas », voilà tout ce que tu sais me dire lorsque tu n'as nul argument à apporter ! Mais je comprends, Yuki, je comprends que tu es malheureux et alors, ce n'est là pour moi qu'une raison supplémentaire de me faire rester ! Car si je reste, Yuki, j'aurai l'éternité pour essayer de te rendre heureux... Si seulement tu le voulais.
 
 

 

Pas de réponse. Yuki baisse les yeux sur ses mains blanches posées sur ses genoux, ces mains figées qui paraissent faites de marbre. Le silence se couvre des battements sourds et violents de la pluie qui semble ne jamais s'arrêter.
- Ce baiser, Yuki, Gara m'a dit que c'était un baiser d'amour. Un amour véritable et inaltérable qui ne doit exister que dans vos légendes, Yuki. Mais alors, si c'est bel et bien cet amour, donne-moi un autre baiser, ce baiser qui rendra cet amour entre nous éternel.
Toujours rien. Le monde n'est plus qu'une coquille vide à l'intérieur de laquelle ils se sentent enfermés et prisonniers, encerclés par cette pluie sans fin.
-Je ne veux pas te voir un jour me regarder mourir sans rien faire, Yuki.
-Alors, je ne te regarderai pas.
-Tu n'es qu'un lâche, cracha le garçon avec mépris.
-Et toi tu es pur et fragile, Teru. Tu ne le supporteras pas. Je ne veux pas être à jamais le coupable de ton malheur, de ta malédiction. Ce que je fais chaque nuit, Teru, tu devras le faire comme moi et crois-tu vraiment que toi, qui préfères être tué plutôt que de tuer, le supporterais ?
-Mais c'est de la faiblesse, Yuki. Juste de la faiblesse. Il n'y a rien de pur là-dedans au final, et peut-être que dans le fond, je ne suis pas si différent de toi. Je me battrai pour ce que tu appelles la « noble cause ». Je tuerai ceux qui tuent. Je vivrai ainsi. Je vivrai pour la mort des uns et pour la vie des autres. Je peux m'y faire, Yuki. Il me suffira avec le temps d'apprendre à ne plus avoir peur. Parce que je ne suis pas pur, mais je suis faible. Alors, une armure suffira.
-Personne ne le supporte, Teru !
-Mais tu le supportes bien, toi.
-Je n'ai pas d'autre choix !
-Alors, ne me donne pas le choix, Yuki.
-Qu'est-ce que tu veux, à la fin ?! Crois-tu pouvoir t'attendre à une joyeuse fin comme dans les films ?! Oh, non, Teru, ne t'y attends surtout pas, ne t'aveugle pas avec de grotesques illusions, parce que tu n'es pas dans un film et la réalité, celle que tu convoites, est irrémédiable, Teru, et une fois que tu t'y trouveras confronté, rien ni personne ne pourra te faire revenir en arrière, et c'est pour toujours que tu goûteras la défaite amère de tes convictions erronées !
-Tout me sera préférable que de me voir un jour abandonné à la solitude, au néant, au rien, Yuki, je ne veux pas disparaître comme si rien n'avait jamais existé sans que tu ne m'en empêches ! Je ne veux pas vieillir et m'enlaidir sous tes yeux, parce que tu es si beau, Yuki, tu es si beau et je deviendrai si laid à tes yeux qui n'auront plus aucune tendresse pour moi !
-Alors, meurs, Teru. Si là est ta crainte, alors meurs maintenant, et tu seras toujours aussi beau, Terukichi. Tu seras toujours aussi jeune et beau et alors si tu le souhaites, je te regarderai mourir en pleurant, je te regarderai mourir avec amour et tendresse, je te prendrai dans mes bras, je t'embrasserai, je te dirai que je t'aime, je t'accompagnerai jusqu'à ce que tu traverses le seuil, Teru, et voilà. Va vers la mort car après tout, jamais personne n'a pu savoir véritablement ce que l'on peut attendre d'elle, Teru. Après tout, peut-être que tu seras moins seul mort, peut-être que des Anges et un bonheur éternel t'attendent, alors tu es encore libre d'espérer, Teru, mais surtout n'espère pas être heureux à mes côtés dans une existence maudite dont tu ne verras jamais la fin !
 
 


Son cœur explosait de rage. Yuki s'était redressé dans son élan de fureur et d'un doigt accusateur menaçait le garçon qui sentait sa confiance basculer au fond du gouffre. Et il s'est défait. Oui, le visage de Teru s'est défait, ses lèvres se sont closes sur des mots avortés, dans ses yeux a disparu la lueur de la lutte pour laisser place à l'ombre de la résignation. Ses épaules se sont voûtées, son cœur qui pulsait avec force et volonté s'est fait silencieux, la douleur de l'abandon a tordu son ventre, et il s'est plié sous le poids de la défaite. Acculé contre la fenêtre comme Yuki lui faisait face, dominant et impitoyable, Teru a porté une main sur sa poitrine.
-Alors, je veux mourir de tes mains, Yuki.
-Va t'en d'ici, Teru.
-Je t'en supplie... l'a-t-il imploré, au bord de la déchirure.
-Va t'en. Abandonne. Oublie-moi. Je refuserai de te voir tant que tu refuseras de comprendre.
-Mais je veux mourir de tes mains, Yuki, si c'est toi qui me fais mourir tant que je suis encore assez beau pour pouvoir paraître devant tes yeux alors, j'aurai moins de regrets. Parce que si tu souhaites ma mort, Yuki, alors j'aime mieux ne pas vivre.
-Je t'ai dit de t'en aller.
-Embrasse-moi ! a imploré le regard, au bord du désespoir.
-Pas un tel baiser, Teru. Jamais.
-Si tu ne m'aimes pas assez pour vouloir faire de moi l'un des tiens, Yuki, alors tu ne devrais avoir aucun scrupule à me tuer.
-Pauvre imbécile, a craché Yuki dont les yeux rutilaient de flammes infernales. Toi qui crois pouvoir jouer si facilement avec le feu, tu ne fais courir qu'à ta perte. Va t'en, Teru, va t'en ou tu me supplieras d'arrêter quand il sera déjà trop tard.
-Alors qu'il en soit ainsi, Yuki !
Sur ces mots il se jeta, propulsé par un élan de folie désespérée, au cou de Yuki qu'il enserra de toutes ses forces, déterminé à ne plus le lâcher. L'homme a basculé en arrière et a atterri sur le fauteuil, envahi par le corps du garçon qui, se redressant à califourchon au-dessus de lui, approcha dangereusement son cou des lèvres entrouvertes de l'homme.
La bouche de Yuki a effleuré sa peau, une peau de bébé lisse et laiteuse, ses sens se sont imprégnés du doux effluve corporel de l'innocent qui s'offrait tout entier à lui et qui, dans l'indécence de son désarroi, se collait de plus en plus comme il refermait intensément ses bras frêles autour de sa taille. Yuki a un peu plus ouvert les lèvres encore lorsque la gorge exquise et chaude s'est collée à elles. Sous sa langue, il pouvait sentir pulser les veines pleines d'énergie de la jeunesse et de la vie. L'homme a fermé les yeux, envahi de toutes parts par les milliers d'odeurs contenues en un même corps qui s'offraient à lui comme un bouquet immense d'une infinité de fleurs différentes en pleine éclosion.
Le corps de Yuki se raidissait, frémissait, et dans l'instinct de sa nature, il a agrippé le garçon par la taille.
-Yuki...
 
 

Et puis l'éveil. Brutal. Les yeux de Yuki s'ouvrent sur une expression de terreur et avant même que ses pensées ne traversent sa conscience, son pied à la vitesse de l'éclair s'enfonce dans le buste du jeune homme et, propulsé par une force surnaturelle, le garçon s'écrase contre le mur avant de s'effondrer sur le sol. Meurtri. Le corps paralysé et plié de douleur, le cœur aussi.
Teru est là, misérablement étalé à terre sous les yeux horrifiés de Yuki qui réalise la violence de ses actes et il sanglote, l'âme déchirée.
-Tu n'aurais jamais dû me sauver, Yuki... Tu aurais dû me laisser me noyer si c'était pour m'infliger ça.
-C'est parce que je suis heureux de ne pas t'avoir laissé, Teru, que je ne peux pas exaucer ton vœu. Si tu tiens tant à commettre la pire erreur qui puisse exister alors, va demander à Gara.

Sur ces mots cinglants Yuki s'est redressé et s'est éloigné sans même venir tendre la main au garçon étalé sous ses yeux.
-Dis-moi où est-ce que tu vas, sanglote le garçon, pitoyable.
-Là où tu ne seras pas, Teru.
Il se recouvre de sa cape ténébreuse, enfile ses gants de cuir noir, et n'attend plus pour s'éloigner dans le bruit staccato de ses talons martelant sur le carrelage.
Il allait claquer la porte derrière lui lorsqu'une voix éthérée le retint. Une voix qui semblait sur le point de disparaître.
-Pourquoi est-ce que tu ne me laisses pas le choix, Yuki ?
Silence. À travers l'entrebâillement de la porte dont Yuki n'a pas lâché la poignée, le corps du garçon semble si fragile encore, si facile à briser. Et ce corps-là Yuki s'est vu repousser et meurtrir pour ne pas le voir mourir.
-Si je ne te laisse pas le choix, c'est parce que je veux que tu prennes la meilleure solution, Teru.

L'adolescent ne répond pas. A-t-il seulement entendu sa réponse ? Oui, bien sûr. Mais parce que les mots de Yuki étaient déterminés et sans retour possible, alors Teru savait inutile de s'en défendre.
Alors, en silence, Yuki a refermé la porte derrière lui et comme le jeune homme l'avait fait avant lui quelques jours plus tôt à peine, il a fui à travers les rues, à travers la ville, il a fui sans savoir où aller, il a fui n'importe où du moment que Teru ne s'y trouve pas.
Et Yuki ne savait pas.
Qu'il avait mal interprété les paroles de Terukichi.

 
 
 
 

 
 
 


-Tu as été trop dur avec lui.

Battement. Les prunelles de Yuki papillotent, ses dents sont serrées, mordillent son ongle dans des claquements secs. Il a l'air d'un adolescent mal éduqué ainsi, les cheveux en bataille, vautré lâchement sur le fauteuil sur lequel il appuie une semelle, une jambe repliée qu'il remue nerveusement, l'autre tendue, écartée, qui tapote du talon sur le sol. Comme un mauvais élève provoquant le professeur qui lui fait des remontrances, il jette un regard noir à Gara.
-Égoïste. C'est parce que tu le veux pour fils.
-Il me veut pour père.
-Oh, et tu vas me faire croire que tu as accepté par bonté d'âme ? Mauvaise foi... Mais ce n'est pas avec ce sale gosse que tu oublieras tes véritables enfants, Gara !
Dans un soupir de lassitude, le cœur de Gara se serre.
-Écoute, gémit Yuki, je suis désolé...
Sans répondre, Gara se penche et saisit devant lui l'une des deux tasses de porcelaine posées sur la table basse, noire et design, en parfait accord avec la décoration intérieure moderne du vaste appartement qu'il loue depuis cette séparation de laquelle, il le sait, il lui faudra du temps pour guérir.
Il trempe ses lèvres dans le thé brûlant et repose la tasse non sans froncer le nez. Yuki l'a observé en silence, troublé. Ce simple geste lui avait évoqué Terukichi recroquevillé sur sa chaise avec dans ses mains la tasse de chocolat chaud encore fumante. Comme pour chasser ces visions de son esprit, Yuki a massé ses paupières du bout des doigts.
-Mon Dieu, mais comment est-ce que tu fais pour boire encore ces choses immondes ?
-Ce n'est pas immonde, Yuki, c'est humain. C'est plutôt nous qui sommes immondes.
-Tu n'es pas fait pour boire ce genre de choses.
-Mais j'étais fait pour cela, avant. Alors, j'essaie de m'y réhabituer mais en fait, je n'y arrive pas.

Yuki échappe un râle de douleur. À l'intérieur de lui son corps le brûle et sa gorge est sèche. Il renverse la tête en arrière et s'étire de tout son long sur le fauteuil. Sa main se crispe sur son ventre comme si en lui se tenait le noyau propagateur de toute sa souffrance. Son teint est pâle et son regard est vitreux, amorphe.
-Gara, laisse-moi dormir chez toi, aujourd'hui.
-Et tu vas laisser l'enfant seul ?
-Ce n'est pas un enfant.
-Oh ? Il serait heureux de t'entendre dire ça.
Yuki dévisage Gara avec commisération, comme s'il avait soudainement devant lui un être totalement inconnu.
-Rien, tu ne peux pas comprendre.
-Alors, tu acceptes ?
-Tu es affreusement pâle, Yuki.
-Il faut que j'aille dehors, Gara... Repérer quelqu'un, il faut que je retourne à l'organisation en pleine journée, mais je n'en ai même pas la force, tu vois, la faim me donne envie de dormir mais elle m'en empêche aussi, pourtant il faut que j'y aille, il me faut un nom de la liste, n'importe lequel.
-Alors vas-y, Yuki. Mais s'il te plaît, rentre chez moi aussitôt que tu auras fini. Ne sois pas tenté d'aller le voir.
-Qui ?
-Mais, Teru.
-Pourquoi n'y aurais-je pas droit ? Il est chez moi, tout de même.
-Parce que tu as envie de lui, Yuki.
-Cela te va bien de dire cela !  Tu n'as pas connu ça, toi, un innocent qui vient s'offrir à toi de tout son être et pousse le vice et le danger jusqu'à venir t'acculer pour presser sa gorge contre tes lèvres... Son odeur, Gara, ses effluves qui m'envahissaient à l'infini, la douceur de sa peau, la tendresse de son corps abandonné, la sensation de ses veines battantes sous mes lèvres... N'aurais-tu connu que le dixième de cette promiscuité et tu n'aurais pas résisté !
-Mais j'ai déjà été proche de lui, Yuki. Dans les toilettes, cette fois-là... Il était si proche de moi et il m'a dévoilé sa gorge blanche et si frêle... Ne crois-tu pas qu'à ce moment-là, je n'ai pas non plus été envahi et affreusement tenté par toutes ces odeurs délicates qui m'amenaient à lui ?
-Mais, à ce moment-là, tu as résisté tout simplement parce que tu n'avais pas faim.
-Tu n'avais pas faim non plus quand ça t'est arrivé, Yuki. Ne me mens pas, tu revenais de l'organisation, tu avais mangé juste avant. Tu n'avais pas faim le moins du monde, Yuki, mais le fait est que le voir totalement offert et impuissant dans tes bras, soumis à tes désirs même les plus pervers... C'est cela qui a éveillé ta faim, Yuki. Et tu as eu beau le repousser brusquement avant de commettre l'irréparable, tu as eu beau te sauver, tu ne peux pas oublier la sensation de sa saveur et sa chaleur contre toi, ainsi tu te sens affamé comme si tu n'avais rien mangé depuis des jours. Alors, va te nourrir, Yuki, fais-le vite pour apaiser ta douleur... Malgré tout, quand tu l'auras fait, ne reviens pas le voir...
-Est-ce que tu me prends pour un monstre, Gara ?
-Yuki, regarde la réalité en face ! Tu crois que tu as faim mais en réalité, c'est lui, et lui seul que tu désires ! C'est lui qui a attisé en toi cette faim insoutenable et maintenant, tu seras incapable de l'oublier tant qu'il n'aura pas apaisé cette faim ! Alors, je t'en prie Yuki, ne va pas le retrouver tant que tu n'auras pas oublié...
-Tu viens de le dire, non ? Je ne pourrai jamais l'oublier.

Gara s'est tu. En face de lui, Yuki s'était recroquevillé dans une position fœtale et son corps était agité de tremblements compulsifs semblables à ceux d'un intoxiqué en pleine crise de manque. Les yeux exorbités par le mélange infernal de la répulsion et du désir, il s'est mis à haleter bruyamment comme des larmes irrépressibles coulaient sur son visage.
-Je suis enfermé, Gara... Je suis enfermé à l'intérieur d'une coquille invisible et indestructible.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? s'enquit l'homme, bouleversé.
 

Jamais son ami ne lui avait semblé aussi faible et instable qu'à ce moment. Lui qui était toujours si digne, si fier et fort, lui qui avait toujours surmonté ses pulsions instinctives sauvages par le pouvoir d'une profonde sagesse et d'un sang-froid à toute épreuve, voilà qu'il était à présent réduit à l'esclavage de sa propre ombre, à l'enfer de ses propres flammes.
-L'odeur de son sang... Gara... Ce n'était pas si fort, je ne comprends pas... Oui, c'était puissant et imprégnant, obsédant et envahissant mais, aussi insoutenable était l'attirance que j'avais pour lui alors, je pensais pouvoir la surmonter... Et j'avais commencé à la surmonter, Gara, je ne comprends pas ! J'avais commencé à surmonter tout cela dès l'instant même où je suis parti et, mêlée à l'odeur de tous les passants que j'ai croisés dans la rue avant de venir te voir, les relents des égouts, les effluves charriés par le vent, la pollution étouffante, les émanations corporelles des oiseaux, des chiens errants et des chats de gouttière, les parfums prenants des viandes et des épices que l'on installait sur les étals du marché, de tout cela, Gara, je me suis imprégné pour oublier son odeur et j'y étais presque parvenu... Je te le jure, je l'avais déjà presque effacée de mon corps et de mon esprit et pourtant, cette odeur revient, Gara, je la sens, là, depuis quelques instants seulement, elle m'envahit et s'ancre en moi comme un viol invisible. Oui, je la sens jusqu'au plus profond de moi, Gara, et en même temps, elle m'étreint, elle me serre, elle m'enferme, elle est tout autour de moi qui m'enveloppe et essaie de m'enfermer, Gara, et cette odeur... Elle est comme nulle odeur au monde, elle est la sienne et elle est avilissante, elle me fait la bête esclave de son charme, elle me fait la victime du vice que j'incarne, elle est l'enjôleuse de mes désirs, le délice de mes rêves et pourtant, Gara, pourtant, cette odeur est exécrable.
 


Silence. Derrière le voile vitreux des yeux de Yuki scintillent ces lueurs angoissées. Ses prunelles se baladent incessamment de parts et d'autres de la pièce comme si elles essayaient désespérément d'y trouver un point d'attache sans y parvenir. Il avait arrêté de trembler alors, et à la place de cela, son corps s'agitait de spasmes violents qui ne rendaient sa respiration que plus laborieuse encore.
En plein désarroi face à son ami qui semblait possédé par un démon intérieur, Gara a articulé d'une voix rauque :
-Calme-toi, Yuki, je t'en supplie. Il est normal... C'est normal qu'elle soit exécrable, car tout autant qu'elle attise ton désir, elle t'est une torture parce que tu ne veux pas, Yuki, regarde-moi je t'en prie, tu ne veux pas faire de mal à Teru. Yuki, tu m'entends ? Tu ne veux pas lui faire de mal, Yuki, tu ne lui en feras pas, tu le protégeras, et parce que cette odeur te torture, tu dois l'oublier, parce que si tu ne le fais pas, tu seras condamné par la suite à une souffrance bien plus extrême et irrémédiable encore, Yuki, je t'en prie, tu dois l'oublier, elle est exécrable, elle est...
-Non.
 

Gara s'est tu. Le visage décomposé, il a fixé son ami qui, crispé dans sa position fœtale, avait brusquement arrêté de trembler.
-Quoi ? a fait Gara d'une voix étranglée.
-Ce n'est pas son odeur, Gara, ce n'est pas la sienne. Ou plutôt... Si, si, c'est la sienne mais, pourquoi... Elle n'était pas comme ça, Gara, elle n'était pas aussi forte même lorsque j'étais intimement collé à lui, alors pourquoi est-ce que maintenant que je suis loin est-ce que je peux sentir cette odeur avec autant d'intensité ? À ce stade-là, Gara, ce n'est plus de la provocation, ce n'est plus du désir, ce n'est plus de la torture, c'est... Quelque chose... Ce n'est pas normal, jamais je n'ai senti...
 

Et puis, le silence. Yuki qui se fige. Ses yeux qui restent exorbités sur un point indéfini comme il semble plongé dans une torpeur abyssale et subitement, un éclair de lucidité traverse son regard.
Et l'éveille. Yuki sent son cœur s'arrêter.
L'espace d'un instant, oubliant que ce n'était pas possible, il a vraiment cru qu'il allait mourir.
Devant lui, les yeux de Gara s'embuaient de détresse.
Gara allait le supplier de se ressaisir, de lui expliquer ce qu'il se passait mais c'est à ce moment-là alors qu'il a compris, lorsque ces mots sans force sont sortis des lèvres de Yuki.
-Mon Dieu, Terukichi, mais qu'est-ce que tu as fait ?


 
 
 
 

Il y a eu un fracas, des milliers de débris de verre qui sont tombés dans une symphonie de cristal au sol, et Yuki est apparu, indemne, au milieu de son carnage. Il n'était pas passé par la porte car alors, le temps de tourner la clé dans la serrure et il était peut-être déjà trop tard. Peut-être, il n'en savait rien après tout, mais la seule chose dont il était sûr est que l'odeur s'accentuait, devenait insoutenable, elle pesait sur son corps presque autant que sur sa conscience et lorsque Yuki a atterri au milieu du salon, il n'était pas là.
-Teru !
Avant même qu'il n'ait fini de prononcer son nom Yuki était déjà dans sa chambre, cette chambre dans laquelle il lui avait formellement interdit de pénétrer tandis qu'en réalité, sans jamais pouvoir l'avouer, il aurait tant voulu l'avoir auprès de lui.
Sur le seuil, Yuki s'est figé.
Son âme s'est figée avec lui. Dans son esprit tout était devenu vide et blanc, un chaos total du « rien », la discorde tumultueuse du silence, un silence de mort, et au milieu du tableau naissait et se développait inlassablement, sournoise et venimeuse, cette tache rouge.
Elle grandissait au fur et à mesure et plus elle grandissait, plus Yuki était tétanisé mais plus il était tétanisé, plus elle avait le temps de s'étendre encore et encore.
Et au beau milieu de l'étendue blanche du lit défait, du Paradis chaotique, il y avait cet Ange. Déchu.


Une créature blanche qui s'était couchée dans sa mare de sang.


Elle était là, nette et violente, l'image de Terukichi aux yeux fermés dans ses draps rouges, et pourtant, c'était comme si Yuki avait cessé de tout voir.
Plus aucune pensée, plus aucune émotion, plus aucune sensation ne l'a parcouru, même l'odeur infernale de ce sang répandu et l'éclat agressif de la lumière n'existaient plus.
L'espace d'un instant, Yuki a su ce que c'était que d'être mort.
 


-Mais qu'est-ce que tu attends, abruti ?
Une ombre est passée en trombe à côté de lui, Yuki est tombé à la renverse et son crâne a violemment heurté le mur avant qu'il ne se laisse glisser sur le sol, incapable de réagir. Devant ses yeux écarquillés sur du vide, Gara saisissait le corps du garçon dans ses bras.
-Appelle une ambulance ! Maintenant !
Pas de réaction. Le corps de Teru était amorphe, trop blanc pour être vrai, ou du moins, trop blanc pour être vivant. Dans les yeux de Yuki des milliers de cristaux liquides se sont mis à fourmiller.
-Bordel !
Gara l'a lâché et la masse de chair s'est étalée avec mollesse sur le matelas souillé. L'ombre de Gara a filé devant les yeux de Yuki et peu après, il entendait sa voix débiter à toute vitesse derrière le mur.
Le regard de Yuki demeurait rivé, empli de larmes qui ne coulaient pas, sur le corps du garçon comme s'il l'implorait mais Teru ne voulait pas savoir, Teru ne voulait pas voir, Teru ne voulait ni entendre ni comprendre.
-C'est inutile.
Yuki s'est entendu prononcer ces mots mais c'est comme s'ils lui parvenaient d'un autre monde. Les nerfs de Yuki se sont tendus à l'extrême, sur le point de lâcher.
Lorsque Gara est revenu auprès de lui, les larmes ont enfin coulé, libérées, qui le rendaient plus prisonnier encore.
-C'est inutile, Gara.
-Il vit encore.
-Non, il ne vit pas.
-Il vit ! J'ai entendu ses battements de cœur ! Ils sont si faibles, Yuki, il est sur le point de lâcher... Mais il vit, je te le jure, tu n'entends pas ses pulsations ? Il faut attendre maintenant, juste attendre et espérer, alors, espère tant qu'il vit, s'il te plaît.
-Mais je te dis qu'il ne vit pas !
-Reprends tes esprits, abruti ! Tu n'as qu'à aller vérifier par toi-même si tu ne me...
-Il ne vit pas puisqu'il n'a pas envie de vivre !
 


Le cri de Yuki s'est déchiré en mille éclats, un peu comme la fenêtre qu'il avait traversée pour venir ici, mais cette fois, c'est la douleur qui a traversé son cœur et l'a réduit en morceaux, et sa voix n'était plus que le fantôme de ce cœur-là.
-Je n'avais pas compris, Gara ! syncopait-il entre chaque sanglot. Il m'avait dit « pourquoi est-ce que tu ne me laisses pas le choix ? », Gara, et je n'ai pas compris, je l'ai laissé seul sur ces mots-là. Il ne voulait pas vivre ! Il ne voulait juste pas vivre !
-S'il ne voulait pas vivre, Yuki, alors pourquoi est-ce qu'il t'aurait demandé... de faire « ça » ?
 
 

Pas de réponse. Yuki se bouche les oreilles. Il ne veut plus rien entendre et surtout pas le silence. Il veut disparaître, c'est la seule chose qu'il souhaite à présent, mais disparaître est la seule chose dont il est totalement incapable. À travers les murs de ses mains plaquées sur ses oreilles, la voix de Gara lui parvient en sourdine :
-Il ne voulait juste pas de cette vie-là, Yuki.
Mais Gara sait qu'il ne sert à rien de dire ces mots. Bien mieux que lui Yuki sait ce qu'il devrait faire, ou du moins ce que Terukichi aurait voulu qu'il fasse, ce pour quoi Terukichi avait voulu se donner la mort.
Gara ferme les yeux. Est-ce vraiment ce qu'il avait voulu ? Se donner la mort ?
Non. Un garçon qui trouve une raison de vivre à laquelle il tient au point de vouloir devenir immortel ne peut pas vouloir réellement se donner la mort. C'est juste qu'il ne veut pas vivre si cette raison de vivre lui sera un jour ôtée par la fatalité.
-Je suis sûr qu'il le savait. Que tu devinerais son acte.
Yuki est recroquevillé par terre contre le mur, sanglotant pareil à un enfant injustement puni.
-Il t'aime, Yuki. Ce garçon t'aime bien plus qu'il ne le voudrait lui-même.
Yuki n'en peut plus. Il a l'impression de s'étouffer, il halète, et à chaque inspiration qu'il prend, il a l'impression que c'en est une de moins pour Terukichi.
Mais ce n'est pas qu'une impression.
-C'est trop tard, Yuki ! Ils vont s'éteindre. Ils n'arriveront pas à temps, il n'y a plus rien à faire. Ce n'est qu'une histoire de minutes avant que ses battements de cœur ne s'éteignent !
-Je ne veux pas... Je ne veux pas...
-Fais-le, Yuki !  Cet enfant ne veut pas mourir, il ne le veut pas ! Ne laisse pas s'éteindre un enfant de dix-sept ans qui avait tant à attendre de la vie !
-Il n'aura plus rien à attendre si je le fais ! Je ne peux pas ! Je préfère laisser mourir et délester de toutes les souffrances un enfant de dix-sept ans plutôt que de le condamner à une malédiction éternelle !
-Aucune existence n'est une malédiction si l'on est capable de la rendre heureuse ! Et toi, Yuki, tu es capable de rendre heureux cet enfant, non, tu l'as même déjà fait ! Alors pourquoi est-ce que tu gâches cette chance unique qui lui a été donnée ?! Pourquoi est-ce que tu infliges cela à la personne que tu aimes et qui t'aime en retour, la personne qui a voulu sacrifier sa vie parce qu'elle t'a fait confiance, parce qu'elle a cru que tu réaliserais son vœu le plus cher : rester dans ce monde, rester avec toi !
-Je ne peux pas ! hurlait Yuki plié en deux, du fond du gouffre. Je ne peux pas, il me haïrait éternellement si je le faisais, il me haïra quand il réalisera alors, il...
-Tu te haïras bien plus quand il sera mort. Par ta faute.
-Ce n'est pas moi qui ai mis fin à sa vie ! Il l'a choisi !
-S'il l'avait vraiment voulu, il n'aurait pas choisi un moyen lent et progressif pour perdre sa vie, Yuki !  S'il l'avait vraiment voulu, Teru aurait choisi un moyen qui ne t'aurait pas laissé le temps de réagir !
-Je ne le ferai pas ! Il me haïra, il me haïra de tout son être, il...
-Alors, c'est tout ce dont tu as peur, Yuki : qu'il te haïsse. En réalité, ce n'est pas son malheur qui te préoccupe. Tu préfères le laisser mourir maintenant pour ne te laisser que le souvenir d'un adolescent qui t'aura aimé plutôt que de lui permettre de vivre et risquer qu'il ne t'en veuille un jour, Yuki ; ce qui te préoccupe n'est pas son bonheur, mais le regard qu'il portera sur toi. Tu n'es qu'un égoïste.
-Si je le pensais capable d'être heureux de cette manière, j'aurais exaucé son voeu depuis le début !
-Alors, si tu en as tant envie, pourquoi est-ce que tu n'écoutes pas ton profond désir qui est aussi le sien ?

Silence. Yuki relève la tête et à travers ses larmes distingue la silhouette floue mais bien trop écrasante de Gara qui le domine. De seconde en seconde, Yuki se sent vidé de ses forces. Il baisse les yeux et il sent contre sa poitrine, les battements si faibles et lents de son cœur... Si faibles...
-D'accord, fait la voix blanche de Gara.
 


Et avant même que Yuki n'ait pu comprendre, avant même qu'il n'ait pu crier, avant même qu'il n'ait pu bouger, le corps de Gara déjà était agenouillé au-dessus du corps en apparence sans vie de Teru et alors, une nouvelle odeur a envahi la pièce, s'est imprégnée par chaque pore de sa peau à l'intérieur de Yuki qui fut pris d'un vertige. L'odeur du sang de Gara qui coulait à flot de ses veines et lentement venait donner sa vie dans la gorge de Teru.


 
 
 
 
 
 

C'était un Miracle infernal, un mauvais tour des Anges, un spectacle d'horreur et de merveilles.  
Sous les yeux écarquillés de terreur et scintillant de fascination de Yuki, la peau blafarde de Teru peu à peu semblait reprendre des couleurs. Ses paupières ne s'ouvraient toujours pas mais déjà, les lèvres du garçon instinctivement avaient commencé à téter la plaie sanglante de Gara collée à sa bouche pour en tirer le flot salvateur. Le visage de Teru se crispait de traits de dégoût alors, car pour lui l'abreuvement n'était rien de plus que ce liquide rougeoyant et visqueux que les Hommes plus que tout doivent préserver. Pourtant il continuait à s'abreuver, avide mais sans brutalité, comme au fur et à mesure la pâleur de Gara s'intensifiait.
-Cela suffit, mon Ange.
Gara a retiré son poignet meurtri des lèvres du garçon qui laissa échapper un râle à semi-conscient.
Yuki, qui ne pouvait plus détacher ses yeux du corps de Teru qui déjà n'était plus totalement le sien, a mis longtemps à s'apercevoir du regard intense que Gara rivait sur lui. Ils se sont dévisagés, l'un haletant, l'autre livide et incapable de prononcer le moindre mot, avant que de sa main ensanglantée Gara ne désigne le corps étendu.
-Finis-le, Yuki. Le processus est entamé à présent. Il n'y a plus rien à faire pour revenir en arrière.

Mais Yuki a frénétiquement secoué la tête, et dans sa gorge une boule de plomb l'étouffait.
-Je suis désolé, Gara, a-t-il articulé dans une voix emportée sous les sanglots. Pour ce que je t'ai fait, et pour ce que je lui ai fait, je suis désolé...
-Pourquoi parles-tu du passé quand c'est un futur qui est en train de se construire ? Allez, Yuki, vas-y. Tu le voulais, non ? Maintenant, tu n'as plus d'autre choix que de le faire. Viens.
-C'est à toi de le faire, Gara. Tu es livide, tu ne peux pas rester comme ça plus longtemps.
-Je ne l'ai fait que pour le sauver, Yuki. Maintenant que tu ne peux plus dire non et essayer d'empêcher les choses, vas-y. Parce que c'est toi... que Teru voulait.
 

Mais il s'obstine ou plutôt, il renonce. Yuki enfouit son crâne au creux de ses bras. Il est lâche et il le sait. Oui, c'est vrai, il ne veut pas quitter Teru. Oui, c'est vrai, il ne veut pas le voir vieillir et s'affaiblir, il ne veut pas le voir disparaître, il ne veut pas dire adieu à la source de son bonheur à cause d'une fatalité qui pourrait ne plus en être une.
Malgré tout et par-dessus tout, ce que Yuki ne veut pas, c'est devenir à nouveau le responsable du malheur d'un être qu'il aime plus que lui-même.
Il ne peut pas s'imaginer le faire. Venir percer la peau et trouer la chair de l'innocent pour jouir des délices coulant de sa propre vie et le vider de ce sang qui est le sien pour venir le mêler à son propre sang, impur. Il ne le fera pas. Ce ne sera plus de sa faute, cette fois, et tant pis s'il est lâche et faible au point de se servir d'un autre pour exaucer son vœu et son crime à sa place.
Non... Non. Même si un autre le fait pour lui, il est encore possible d'y remédier. Teru ne doit jamais connaître la douleur d'une vie qu'on ne maîtrise plus, d'une vie qui ne peut se terminer.
-Tue-le, Gara. Il n'est pas encore formé, il est faible. Tu peux le tuer.

Ses mots ont résonné en lui comme la symphonie tragique de sa propre fin.
Gara n'a pas répondu. C'est d'un regard vide qu'il a observé le corps du garçon. Un corps à sa merci, un corps proie sans défense, sans pouvoir de décision. Les jours du garçon n'étaient plus en danger mais il était toujours dans un état à demi-comateux entre le noir profond et l'éveil. De là où il était, avait-il entendu les mots de Yuki ? Ces mots qui le condamnaient, venus de l'être à qui il avait donné toute sa confiance. C'était plus qu'insoutenable. Les yeux de Gara se sont humidifiés.
-Alors, Yuki, tout ce que je te souhaite est d'en souffrir plus que moi.
 
 


La vision a paru si étrange aux yeux de Yuki. La vision du corps de Gara qui semblait si faible, plus faible encore que le corps étendu sur lequel il se penchait en tremblant de tout son être.
Dans toute l'horreur du spectacle, c'était presque féerique. Le monstre dominant et indétrônable qui ne devenait plus qu'une créature fragile, comme sur le point de se briser, tandis qu'il s'approchait de la proie.
Le cœur de Yuki a raté un battement. Les lèvres de Gara s'étaient posées au creux de la gorge blanche, sentencieuses.
Et alors, un gémissement de douleur, le corps de Teru qui se tend un instant puis se relâche. Le clapotis humide, léger, de la vie qui coule lentement à travers une gorge. Trop lentement peut-être. Une lenteur qui n'a plus rien de naturel.
« Je t'en supplie, arrête-moi. »
Mais Gara a beau hurler de toutes ses forces du fond de son âme, Yuki ne peut plus l'entendre.
Non. Parce qu'autre chose alors a attiré son attention. Un détail infime, si discret qu'il fallait le fixer intensément et longuement pour être sûr de ne pas rêver, et qui frappa l'esprit de Yuki de plein fouet alors. Un détail, sous forme de particules liquides, qui se frayait un passage au coin de la paupière close de Teru.
Une larme.

Alors l'éclat. L'onde de choc. Yuki sursaute, et Gara avec lui qui se détache brusquement de son emprise et se raidit sur le lit, les sens en alerte.
Les tambourinements précipités des ambulanciers retentissent depuis la porte d'entrée comme une menace. Les yeux écarquillés sur le corps inconscient de Teru, Yuki halète.
-Va les arrêter, Gara.
-Quoi ?
-Va les arrêter ! Ils ne doivent pas rentrer, ils ne doivent pas savoir, c'est un crime ! C'est un crime que nous avons fait Gara, renvoie-les, vite, ils vont défoncer la porte, dis-leur que c'était une blague, oui, pardon, c'était une blague, prends mon argent, donne-leur-en autant que tu veux pour les soudoyer, vas-y, Gara, vas-y avant qu'ils ne le découvrent.


L'homme est demeuré inerte, agenouillé à califourchon sur le corps inconscient, puis d'un seul bond il s'est jeté hors du lit, filant à toute allure.
-Ta bouche, idiot.
Gara relève le col de sa chemise noire et efface les traces de souillure rouge avant de refermer la porte derrière lui, laissant seul Yuki avec Teru, seul avec sa conscience.

Au coin de l'œil du garçon, la larme avait disparu.
Déjà s'était-elle écoulée le long de sa joue pour s'écraser sur le tissu sans laisser de trace.

Gara était là, adossé au chambranle de la porte. Yuki ne l'avait pas vu revenir, ou plutôt, il avait senti sa présence mais n'avait pas levé le regard sur lui. Il ne s'était écoulé que quelques minutes. Que quelques minutes qui avaient suffi à Gara pour pousser les ambulanciers loin de la demeure et préserver la sécurité de son ami. Que quelques minutes et pourtant, lorsque Gara est revenu, rien ne semblait plus pareil, comme si c'était un nouveau monde qui était venu supplanter le leur. Rien n'avait vraiment changé à l'œil nu, pourtant. Il y avait toujours ces murs blancs, cette chambre presque trop bien rangée, et le lit défait sur la surface duquel prônait une macabre étendue rougeoyante. Et assis sur le lit, adossé contre le mur, il y avait Yuki qui tenait dans ses bras le corps immobile du garçon. Le visage de Teru, légèrement incliné vers Yuki, semblait si paisible derrière la pâleur fulgurante de sa peau. Une pâleur qui serait éternellement sienne à présent. Avec un discret sourire qui creusait le coin de ses lèvres, Yuki caressait de sa main les cheveux argentés de l'adolescent tandis que l'autre, celle qui était souillée du sang qui s'écoulait encore le long de son bras, là où la plaie avait été creusée, soutenait la nuque blanche.
-Il pleurait par-delà son inconscient, Gara. Je ne pouvais pas le laisser pleurer.


Est-ce que c'était un moyen de s'excuser, de se disculper de sa faute ? Gara l'ignorait. Tout ce qu'il savait était qu'à tort ou non, il ne parvenait pas à considérer l'acte de Yuki comme une faute.
L'homme s'est prudemment approché pour venir admirer le visage serein de l'innocent. Une infime tache de sang colorait encore le coin de ses lèvres et d'un geste délicat, Gara l'a chassée.
-Non, Yuki, murmura-t-il d'une voix éraillée par l'émotion. C'est sûr, tu ne pouvais pas le laisser pleurer.
-Il dort, fit Yuki dont les yeux ne cessaient de briller d'émerveillement face à la douce vision qui s'offrait à lui. Il est comme un nouveau-né, tu vois. Il a juste eu le temps d'ouvrir les yeux et de prononcer mon nom que déjà, il s'endormait.
Gara a ri. Yuki a passé son index en travers de ses lèvres en signe de silence. Le garçon avait gémi.
-Chut, a soufflé Yuki du bout des lèvres tandis qu'il passait des caresses apaisantes sur sa joue. Rendors-toi, mon cœur.


Mais ces mots plus qu'autre chose eurent l'effet d'attiser la conscience de Teru qui, dans un soupir de bien-être, ouvrit les yeux. Résigné, Yuki s'est mis à rire à son tour et, conquis par les grands yeux innocents que Teru écarquillait sur lui d'un air adorablement ahuri, il s'est penché pour déposer un baiser sur ses lèvres. Le garçon s'est laissé faire avec délice, puis s'est étiré de tout son long et lorsqu'il s'est redressé, il a considéré avec stupeur Gara qui se tenait debout devant lui. Un sourire empli de chaleur accueillait le « nouveau-né » auprès de lui.
-Papa.
Ce mot avait à peine échappé des lèvres de Teru que Gara s'était vu assaillir par une étreinte enveloppante contre laquelle il se laissa doucement bercer. Gara a enfoui son visage au creux de son cou et Teru a resserré ses bras autour de ses épaules lorsqu'il a senti les larmes de l'homme couler sur sa peau.
-Ce n'est pas moi qui t'ai fait, Terukichi. Ce n'est pas moi, mais si jamais tu as envie de m'appeler par ce nom, alors sache que tu es autorisé à le faire autant que tu le veux. Terukichi, mon Ange.

Teru a fermé les yeux. Contre sa poitrine il sentait les battements de cœur de Gara retentir.
-Merci, papa.
Leur étreinte s'est relâchée et Teru a reporté son regard sur Yuki qui lui tendit la main. Cette main couverte du sang écoulé de sa plaie que le garçon saisit délicatement dans les siennes. Yuki s'est senti troublé lorsque Teru a planté en lui un regard empli de gravité, mais d'amour aussi.
-Bien sûr, Yuki, ça ne compte pas. Ça ne compte pas parce que nous sommes deux hommes, ça ne compte pas parce que ça n'a plus aucun intérêt, ça ne compte pas parce que ce n'est pas réaliste de toute façon, ça ne compte pas parce que même si tu n'as pas changé depuis dix ans, tu restes toujours un vieux comparé à moi, ça ne compte pas parce que ce ne sont encore que des paroles d'enfant, du moins, j'aimerais que tu les considères comme telles, malgré tout, Yuki, et devant la présence de l'homme que j'aime comme mon père, je voulais te demander : « On peut s'épouser » ?




 
 
 
                                           

         FIN
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


(fini le 4 décembre 2011)

Photo : Terukichi


  • Cette histoire était superbe: du suspens, de l'action et de la romance.
    Elle était aussi longue, passionnante et bien écrite.

    Je l'ais vraiment adorée!
    Tout comme celle de masashi...
    Je me pose quand même une question (excusez-moi si vous la trouvez bizarre ou naïve): mais, est-ce que vous êtes auteur? Ou du moins, est-ce que vous avez déjà essayez de l'être?

    Parce que, je crois sincèrement que si vous le vouliez, vous pourriez l'être! (si ce n'est pas déjà fais)

    Merci pour cette, histoire, qui était vraiment très jolie.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Stretched 264806

    noryx

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