Malédiction

kay

   Ce fut l’odeur du sang qui me réveilla. Une odeur âcre et douceâtre que malheureusement je ne connaissais que trop bien et qui me souleva le cœur. J’émergeai de mes songes, la tête encore lourde, et la chambre dansa devant mes yeux. Il y avait quelque chose sur le lit à côté de moi, quelque chose que ma vue encore floue ne parvenait pas clairement encore à distinguer.

   Qu’est ce que cela pouvait bien être ? Mon regard se fixa, et l’horreur me saisit. Je poussai un cri et reculai tellement vite que je tombai du lit. Là, sous mes yeux, c’était Annie, mon amie Annie qui gisait, ouverte en deux comme une carcasse d’animal, les intestins à l’air et le regard vitreux et figé. Mon estomac se retourna, le vertige me saisit.

   Ca avait recommencé. Je me mis tant bien que mal debout, une main sur ma bouche, saisi l’arme que j’avais caché sous le lit et sorti en titubant. Dans le couloir les dernières années me revinrent en mémoire.

   Cela faisait dix ans déjà, dix ans que ma vie était sous le signe du sang et de la violence. Cela avait commencé quand nous avions déménagés. Mon père avait reçu d’un vieil oncle excentrique et reclus un énorme héritage, une fortune et quelques vieux objets de famille, et nous avions alors emménagés dans une maison plus grande, tout à la joie de voir ainsi nos vies changer. Ma mère, ma petite sœur, mon frère ainé et moi étions aux anges. La nouvelle maison avait tout d’un manoir, avec des pièces immenses et des bois précieux, y compris même un lustre en cristal au plafond.

    Mais le soir de la fête de pendaison de crémaillère, il s’était passé une chose inexplicable : nous nous étions tous endormis. Tous ; mais nous ne nous étions pas tous réveillé.

   Plusieurs personnes avaient été retrouvées mortes, décapitées, éventrées, baignant dans leur propre sang comme dans une mare écarlate. Un véritable massacre. Plus d’une dizaine de victimes, sans lien commun apparent si ce n’était celui d’avoir été invité à notre fête. L’enquête avait piétiné. Les policiers avaient eu beau nous menacer, nous faire passer au détecteur et nous faire des tests de dépistage ; rien n’en était ressorti. Rien. Pas d’arme de crime, pas d’effractions, pas de mobile probant, pas de preuve ; rien. Personne n’avait été arrêté, et nous avions à nouveau déménagé.

   Trois ans plus tard, dans une nouvelle maison, nous en étions presque arrivés à oublier le drame qui nous avait marqué. Mon frère était à l’Université, mon père avait repris le travail, ma sœur avait des amis et sortait tout le temps, et moi je passais presque pour une adolescente normale. Ma mère organisa une fête pour son anniversaire. Pour l’occasion mon frère aîné vint passer le week-end, et le même scénario se reproduisit.

   Toujours cet inexplicable sommeil, ce réveil en enfer, ce massacre incompréhensible. Une vingtaine de personnes furent retrouvées mortes de la pire des manières, des meurtres d’une telle rage que pour tous ils ne pouvaient être que l’œuvre d’un esprit dérangé, qui manifestement faisait partie de notre famille. Une fois de plus la mort avait frappé, une fois de plus sans laisser de traces, une fois de plus dans notre demeure, alors que notre famille au complet était présente, sans pour autant qu’aucun de ces membres ne soit victime. Le doute s’installa. Etait ce l’un d’entre nous ? Mon frère, ma sœur, mon père, ma mère ou moi qui dans une crise de rage empoisonnait et massacrait sans en garder aucun souvenir ?

    Les gens se mirent à nous éviter, et cette fois mon père, par un enchaînement de circonstances, se retrouva derrière les barreaux. Comme personne, y compris lui ne se rappelait de rien, les enquêteurs avaient conclus, faute de mieux, à une crise de folie. Des experts vinrent témoigner que c’était là une possibilité, qu’il pouvait posséder en lui une rage dont il n’avait pas conscience dû à son enfance malheureuse et qui ne se manifesterait qu’en de très rares circonstances à son insu. Il fût condamné. Il n’avait pas été convaincant, il ne pouvait pas parier que ce n’était pas lui, il ne se rappelait de rien.

    Ma mère dépérit dès son emprisonnement, mon frère changea d’université et nous tous de nom et, une fois de plus, de maison, et nos vies ne furent jamais plus les mêmes.

   Il n’y eut plus de massacre depuis que mon père pourrissait derrière les barreaux, si bien que j’avais fini par me demander si ce n’était pas vraiment lui, et ce doute m’avait miné des années entières.

   A l’université j’avais craint d’organiser ou de participer à la plus petite fête, persuadé que la malédiction me suivait, mais il n’en était rien.

    Je le compris en organisant une fête dans mon dortoir, qui se termina de la meilleure des manières, sans bain de sang.

   Une fois que je l’eus compris, l’idée de connaître la vérité ne me quitta plus.

   Cette fois j’avais reproduit toutes les conditions. Une fête, dans la première maison que nous avions payée avec l’héritage, la maison du premier massacre, d’innombrables invités plus amusés qu’effrayés par l’histoire du lieu où ils se trouvaient, mais surtout, tous les membres de ma famille présents les deux premières tueries à savoir ma mère, ma sœur, mon frère et moi. Ca n’avait pas été aisé de les convaincre, mais tous au fond d’eux voulaient savoir la vérité, savoir si notre père était un monstre fou ou si c’était un innocent qui croupissait en prison. Nous nous étions fait à l’idée qu’au fond de lui l’un d’entre nous était un tueur sanguinaire, mais aujourd’hui la vérité nous importait plus que tout le reste. Nous voulions savoir. Et les choses avaient, une fois de plus, connues une tournure sanglante mais cette fois, je saurais la vérité.

   Avant de gagner le salon je trouvai mon frère dans sa chambre, couché sur son lit. La première seconde de panique passée, je compris qu’il dormait. J’eus beau tout essayé il ne se réveilla pas, remuant dans ses songes mais incapable d’ouvrir les yeux. Dans la chambre de ma sœur c’était la même chose, un sommeil de plomb, tout comme dans celle de ma mère. Une fois de plus la famille avait été épargnée. Pourquoi ? Je n’en savais rien. J’hésitai un instant. Devrai-je attendre qu’ils se réveillent ? Mais je ne me tenais plus d’impatience. Dix ans que j’attendais, je ne pouvais supporter une seconde de plus.

    Je descendis le vaste escalier qui menait à l’immense salon. La nuit régnait encore, et les petites lampes éclairaient la pièce en marquant les ombres et les recoins d’une façon assez effrayante. Tout m’aurait effrayé à cet instant là.

   J’avais le cœur qui battait la chamade en vérifiant que toutes les portes et les fenêtres étaient bien fermées de l’intérieur. Comme toujours, personne n’était entré. Le coupable était parmi nous. Mes pas faisaient un étrange bruit sur le carrelage, et quand je me penchai dans la semi pénombre je vis avec horreur les traces de sang que j’avais laissé tout au long du chemin. J’actionnai une des lampes et je les vis : les corps. Cette fois le massacre avait été complet. Mes invités étaient étalés partout, sur la moquette ou les tables, les yeux vitreux et les bouches béantes dans une sorte de cri muet infini. D’autres étaient misérablement pendus au lustre, les gouttes de sang tombant avec un bruit de flop macabre en une flaque rougeâtre des larges lacérations sur leurs poitrines. Certains corps étaient même dépourvus de têtes, d’autres de jambes. Les murs étaient tapissés de sang et de chair, la pièce saturée d’odeurs de viande crue.

   J’eus un haut-le-cœur,  tremblai de tous mes membres, et un profond sentiment de culpabilité m’envahit. Je les avais utilisés, tous. Mais même la honte ne me fit pas reculer, et je me ressaisis. Ils allaient bientôt être tous vengé. J’allais savoir qui était cet ou ces assassins, ces montres qui avaient plongés ma famille et ma vie dans la folie la plus sanglante, avaient envoyé mon père en prison et fait douter de lui ; et ils allaient payer.

   Une fois dans le salon je retirai de derrière les immenses toiles sur lesquels figuraient certains des ancêtres de la famille les minuscules caméras que j’y avais glissées et les connectai à l’immense écran de télé.

   Mon arme toujours crispée dans mes mains, je lançai la vidéo. Il y eut un grésillement, puis l’écran brilla et éclaira la pièce d’une lueur blafarde, et les images se mirent à défiler. Le salon apparut, avec sa foule d’invités dansant et s’amusant. Une fête ordinaire, dans laquelle on remuait et flirtait avec joie. Puis, d’un coup, ils tombèrent tous sur le sol, inanimés, tels des jouets dont on aurait brusquement ôté les piles.

   Je déglutis en attendant la suite. Mes mains devinrent moites et mon cœur se mit à battre sourdement contre mes côtes, si fort qu’il me sembla emplir la pièce. Mais j’étais déterminée. Pas question de faire machine arrière.

   Prête à éliminer mon propre frère ou ma propre sœur si cela pouvait faire cesser ce cauchemar, ou à me mettre le canon dans la bouche et à appuyer sur la détente si jamais c’était moi qui m’avérais prise de folie meurtrière. Oui, j’étais prête.

   Mais le film continua, et au fil des images je vis l’innommable, l’impensable. Mon cœur s’emballa au fur et à mesure que je pris conscience de l’horreur, je fus saisi de tremblements convulsifs et une terreur si grande m’envahit que mes dents claquèrent les unes contre les autres dans un bruit sourd.

   Non ! Non… ce n’était pas possible ! Ce n’était pas…pas possible ! Le film s’arrêta, plongeant à nouveau la pièce dans la pénombre la plus effroyable, mais ma terreur ne faisait que commencer. Je grelottai et transpirai en même temps. J’avais tort, plus que tort, je n’étais pas prête, pas pour ça. Personne ne l’était.

   Un bruit se fit entendre dans mon dos. Un bruit léger, mais mon cœur fit un tel bond que je me mis à pleurer.  Des larmes salées coulèrent le long de mes joues sans que je ne fasse le plus petit geste pour les essuyer, paralysée. J’allais mourir, pas de doutes là-dessus. J’allais mourir, et mon arme ne me serait d’aucune utilité. J’étais si terrifiée que je ne parvenais pas à bouger, figée comme une statue, dans l’attente de l’inéluctable.

   Les pas dans mon dos se rapprochèrent, lentement, inexorablement. J’étais glacée. Comment était ce possible ? J’avais tort, ce n’était pas la maison, ce n’était pas ma famille…

   Je me retournai lentement, pour faire face à l’inimaginable, et fixer le regard vide des monstres qui avaient gâché ma vie. Oui des monstres, pire que tout ce qu’on pouvait imaginer. Mon regard balaya le salon, s’arrêtant sur les cadres désormais vides des tableaux de mes ancêtres. Ils étaient tous là.

   L’un d’eux me saisit la main. La sienne était si froide que j’eus l’impression de toucher un morceau de bois gelé, et je n’opposai aucune résistance (comment l’aurai je pu ?) tandis qu’il retournait mon arme contre moi, dirigeant le canon sous mon menton. J’étouffai un sanglot. Ma gorge était si nouée qu’elle en était douloureuse. Si je ne me faisais pas tuer ce serait sans doute de terreur que je mourais. La dernière chose à laquelle je pensai avant qu’il ne presse mon doigt sur la détente fut que j’avais échoué. Personne ne comprendra jamais que c’était les tableaux… qu’ils étaient vivants, qu’ils étaient maudits.

   Le coup partit, résonnant dans la maison silencieuse, et les ténèbres me recouvrirent.

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