Maman est passée !

Anne Abeillé

Maman est passée !

Japon, 20 juillet 2008

J’arrive directement de l’aéroport avec quelques collègues, après douze heures d’avion. Nous sommes à Keihanna, dans la banlieue de Kyoto, pour une conférence internationale. L’hôtel s’appelle Keihanna Plaza, moderne, impersonnel, rien de paradisiaque. Je donne mon nom à l’employé japonais qui semble avoir du mal à comprendre l’anglais. Enfin, il trouve mon numéro de chambre. Il me tend la carte magnétique qui sert de clef, et un papier, au nom de l’hôtel, sur lequel est écrit à la main, au stylo :

 « Your mother called. Please call her back. »

Je reste figée, silencieuse, pendant de longues minutes. Finalement, je parviens à balbutier à ma collègue la plus proche :

 « Mais ma mère est morte il y a sept ans ! »

Elle demande :

« Who called ? Who left this message ? » L’employé ne se souvient plus, ou ne comprend pas la question.

La nuit, dans ma chambre, je ne dors pas. Je me souviens de la dernière fois. C’était en septembre, chez elle, près du lac d’Enghien. Je fêtais mes trente-huit ans. Nous avions déjeuné dans le jardin, au milieu des roses, avec mon frère, mon oncle, mes enfants. En partant, je la serrai dans mes bras, en lui disant que je l’aimais. Une effusion inhabituelle, qui me surprit moi-même. C’était la dernière fois que je la voyais debout.

Une semaine plus tard, elle avait une attaque cérébrale. Après trois semaines de coma, elle se réveillait, inchangée, souriante, mais le diagnostic tombait : Gliome, une tumeur du cerveau inopérable. Elle en avait pour six mois tout au plus. Elle perdit peu à peu l’usage de la parole, mais je continuais à lui parler, certaine qu’elle me comprenait. Elle mourut en avril, à soixante-neuf ans. La cérémonie eut lieu un vendredi de Pâcques, au Père Lachaise. Quelques discours, quelques mélodies, et je la vis disparaître dans l’incinérateur. Un vendredi de cendres.

Je ne voulais pas garder l’urne, je l’enfouis dans la tombe de mon père, mort des années plus tôt. Lui, j’ai longtemps rêvé qu’il n’était pas mort, il avait simplement refait sa vie en Amérique latine, il habitait un grand domaine, j’avais des demi-frères et demi-sœurs.

D’elle, je ne rêvais pas, mais pendant des années, quand le téléphone sonnait, le soir, je croyais que c’était elle. Je parlais d’elle avec mes enfants, j’avais gardé toutes ses photos, tous ses livres, tous ses tableaux. J’ai toujours pensé qu’elle continuait de veiller sur moi. Et puis je n’y ai plus pensé. Et c’est elle maintenant qui me fait signe. Mais pourquoi a-t-elle choisi cet hôtel du bout du monde ?

Paris, 15 septembre 2009

Je viens d’avoir quarante-huit ans. Je gare comme chaque matin mon vélo au parking deux-roues, rue du château des rentiers. C’est là que je travaille. Curieuse adresse pour une université.

Le soir, dans mon panier en métal, je trouve un mot, manuscrit, au crayon, d’une écriture que j’identifie comme féminine :

« Ta mère est passée »

Une blague ? Une élève du collège voisin, qui l’aura reçu et puis l’aura jeté, n’importe où…

Oui, c’est vrai, ma mère est passée.  Mais où est-elle passée ?

Si c’est elle, cela me rassure de la savoir à Paris. J’attends un nouveau signe, je sais qu’elle n’est pas loin.

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