On n'a pas idée

clemence-leasther

J’envoie un dernier mail, j’éteins l’ordinateur, griffonne quelques mots sur trois post its que je colle sur l’écran, débranche la machine à café et quitte le siège de la multinationale qui m’accueille en stage depuis bientôt trois mois.

Les portes s’ouvrent. Je me lance. Je slalome, accélère, évite, contourne, cours, peste intérieurement contre un lambin, reprends ma course…

Tous les vendredis soirs, le même parcours, je navigue seule entre les silhouettes. Je ne vois aucun visage, seulement des taches, des cadences, des directions. Je file en contournant les obstacles, surprise quand, incidemment, je croise un regard.

Objectifs à atteindre : la bouche de métro, le milieu du quai, un siège, à nouveau le quai, le tapis roulant, file de gauche,… Je suis portée par l’envie de rejoindre « ma province », la peur de rater mon train et le plaisir enivrant de courir au milieu des codes que je maîtrise.

Mon sac de voyage calé entre les pieds, pour la troisième fois  je calcule le nombre de stations qui me séparent de Montparnasse. Le métro quitte Miromesnil, nouveau calcul, six stations. Soudain, le métro s’arrête. Réflexe, je jette un œil sur ma montre. Cinq stations et demi… L’arrêt se prolonge, l’intensité des néons à l’intérieur du métro baisse. Je prends conscience des voyageurs qui m’entourent. Des bribes de voix commencent à percer l’inhabituel silence. On s’interroge. Quelqu’un aperçoit le conducteur qui longe le métro en contrebas sur la voie. L’attente va durer. Une femme déplace sa valise et me propose le siège devenu libre à côté d’elle. Le wagon s’anime. C’est pas de chance, nous avons tous failli avoir le métro précédent. Il fallait bien que ça tombe sur nous. Un adolescent tend un boudoir au petit garçon assis dans le carré voisin. Le conducteur repasse. On pronostique le retour à la normale.

Quelques minutes plus tard, les échanges se font plus rares. L’inquiétude gagne le wagon toujours immobile. Je tente de rester imperméable aux signes de nervosité que je perçois autour de moi.

L’adolescent qui s’est figé, un boudoir sur les lèvres, l’enfant qui s’est arrêté de pleurer soudainement, tout annonce une imminence tragique. Ce n’est d’abord qu’un léger chuchotement. Un bruit de pierres bousculées, de gravier foulé, nous parvient de plus en plus distinctement.

Sous nos fenêtres, une file ininterrompue d’ombres grises progresse lentement vers l’arrière du métro. Toutes ont le visage baissé, certaines trainent des valises. Nous restons silencieux devant cette image anachronique qui vient toucher le cœur et l’âme. Un espace de souvenir collectif et improvisé.

L’ouverture d’une porte vient interrompre notre projection. Le conducteur apparaît et nous informe qu’un accident voyageur à la station suivante a totalement interrompu le trafic. Nous n’avons d’autres choix que de regagner la station Miromesnil à pied. Il nous invite à descendre. Suspendue à la petite échelle, j’aperçois, à une centaine de mètres, dans la lumière de la station Champs Elysées, un métro immobile et quelques rares silhouettes affairées. Dans l’instant je détourne le regard pour le porter à l’exact opposé, vers l’autre point lumineux qui éclaire le tunnel : la station que nous avons quittée 15 minutes plus tôt, notre sortie.

Je m’insère dans la file de voyageurs.

Je scrute le sol à la recherche des traverses, parfois mes pieds trébuchent. Dans la pénombre, résonne le bruit des pas mal assurés. Je sens le regard incrédule des voyageurs, derrière les fenêtres des wagons suivants.

De retour à la surface, tous les voyageurs sont happés par la lumière, la foule, les klaxons.

Je heurte une femme tout juste informée de l’interruption du trafic. Avant de rebrousser chemin, elle jette avec colère à l’agent de la RATP : « On n’a pas idée de se suicider un vendredi soir ».

Quelques sourires, petits signes de la main, on s’éparpille.

  • Très plaisant à lire. J'aime beaucoup le soin porté à définir les usagers comme des spectres zonant entre deux mondes, la Terre et l'enfer. L'humanité dématérialisée comme cette âme quittant l'arène d'un combat trop âpre...

    · Il y a presque 14 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • Dur, dur mais... Super bien écrit. J'aime.

    · Il y a environ 14 ans ·
    Extraterrestre noir et blanc orig

    bibine-poivron

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