Manger
petronille
Au petit matin, dans le froid, elles ont quitté leur cabane de planches. La mère porte le bébé sur son dos, et les deux enfants la suivent en trébuchant sur le sentier caillouteux car elles sont mal réveillées. L’aube se lève peu à peu et le soleil commence à les réchauffer. Elles vont marcher longtemps car la ville est loin de leurs montagnes. La mère est pieds nus. Elle a enveloppé les pieds de ses filles dans de vieux chiffons qu’elle a trouvés sur une décharge et mis de côté en prévision de leur voyage. Mais ces guenilles ne résistent pas aux frottements sur la terre sèche, et bientôt les enfants à leur tour sont pieds nus. Elles ne se plaignent pas, elles ont l’habitude. L’habitude d’avoir froid, d’avoir faim, d’avoir les pieds blessés, les mains crevassées à force de fouiller dans les décharges.
La mère est silencieuse. Le bébé n’est pas lourd, il est si maigre. Il pleure, il a faim. Les deux fillettes sont maintenant bien réveillées, elles ont dépassé leur mère sur le sentier et avancent en bavardant. Elles aussi il faut les nourrir.
Elles rejoignent maintenant d’autres femmes venant d’autres villages, elles aussi escortées d’enfants. Toutes espèrent pouvoir mendier sur la place du marché, ramasser quelques sous et acheter la viande et les légumes dont personne n’aura voulu.
La file de femmes en haillons et d’enfants dépenaillés entre dans les faubourgs et s’éparpille vite. Les mères et leurs nourrissons se dirigent vers le centre, les enfants dans les rues alentour. Eux vont chercher sur les trottoirs ou dans les poubelles des objets disparates qu’ils tenteront de revendre plus tard à plus démunis qu’eux.
La mère a quitté ses deux filles, leur a recommandé de se méfier des hommes qui rôdent, leur a indiqué où la retrouver le soir, derrière la grande statue blanche au bout de la rue principale. La mère sait qu’elles seront au rendez-vous car elles auront faim.
Le marché est animé, les mendiantes nombreuses se sont assises tout le long de la rue avec leurs bébés sur les genoux. Vers midi un car de touristes s’arrête. C’est aussitôt la bousculade devant les portières, le chauffeur se fâche, de jolies dames élégantes posent un pied timide sur le sol puis osent se promener parmi la foule en serrant leur sac contre leur poitrine. Parfois elles lâchent une piécette à une mendiante plus hardie que les autres qui a tendu à bout de bras un bébé décharné aux grands yeux vides. Des hommes indifférents en bermuda blanc suivent les dames, ils agitent des appareils photos qui retardent leur progression.
L’agitation cesse peu à peu. Quelques touristes téméraires se sont hasardés dans des ruelles sombres, le chauffeur du car s’impatiente, il klaxonne plusieurs fois. Enfin les retardataires accourent, certains ont des paquets à la main, des ballots, un objet de cuivre, un tapis sale. Leurs compagnons les envient, mais c’est trop tard, chacun regagne son siège et le car disparaît au bout de la rue.
Le soir les deux gamines sont assises au pied de la statue. Elles attendent. Leur mère apparaît enfin, sur son dos elle porte un sac rempli de nourriture. Les enfants sautent de joie, c’est un gros sac, il y aura à manger pour plusieurs jours. Cependant elles ne voient pas le bébé, elles s’étonnent. Leur mère alors ouvre la main et leur montre une petite liasse de billets. Ses yeux sont résignés, il faut bien manger.
Je découvre votre texte bouleversant! Ayant vécu longtemps (travail) à l'étranger, cela, cette mendicité résignée, je l'ai vu. Le tourisme est censé apporter des ressources à ces pauvres pays. Oui. Mais devinez où va ce fric? Voilà, vous avez trouvé. Corruption? Oh!!!
· Il y a environ 11 ans ·astrov