Marcel Cohen - Miroirs XVII

rechab

de petits récits d'un livre de Marcel Cohen "Miroirs", que je suis en train de lire, s'adaptent bien au format Welovewords - l'occasion de partager un des "chapitres" -ed Gallimard coll "le Chemin


XVII

Arrivés à Jérusalem aux premières heures des combats nous devions téléphoner, le soir même, un article à nos journaux respectifs -
Cette échéance, jointe à la certitude de vivre des heures capitales, décuplait notre énergie.
Enfin, la nuit venue et le sentiment du devoir accompli apaisant nos nerfs, il sembla qu'un voile venait de se déchirer.
Le carcan de la phrase, dans lequel, faute de temps, s'était trop facilement coulée notre perception des événements, craquait de partout.
A défaut de formules, nous nous ouvrions à une sensation de vide, de silence où, déjà, la mort trace sa voie.
« Oui, c'est bien la guerre », constations-nous en somme avec ce décalage qu'engendre une hâte trop fébrile, comme si, jusque-là, les soldats harassés, le coup sourd des mortiers, les traces de sang dans le hall de l'hôtel King David déserté, n'avaient eu pour effet que d'affoler notre plume tandis que nous restions obstinément sur la réserve.
Nous roulions en voiture à proximité de la vieille ville, tous feux éteints.

C'est de l'absence du moindre signe de vie, plus que de la fusillade sporadique, que
naissait la sensation de danger.

Nous ne pouvions chasser l'idée qu'une intuition extrême commandait aux riverains de ne pas même se montrer derrière les sacs de sable obstruant les porches alors que, personnellement, nous en étions encore à nous interroger.
Rejetant et la tentation d'une prudence trop craintive et un zèle professionnel intempestif, nous attendions sans cesse un signe plus tangible.
Une ou deux fois, des enfants, promus chefs d'îlots, surgirent d'une encoignure pour se planter devant le capot et, tout essoufflés, nous enjoindre d'éteindre la lampe de poche dont nous éclairions, sur nos genoux, le plan de la ville.
Mais l'avertissement tombait à faux, tant l'inexpérience et l'exagération paraissaient flagrantes.
A mesure que nous roulions, il semblait que l'étau se resserrât.
Déjà prenait corps un sentiment de panique, l'impression d'être "allé trop loin" sans que nous fussions en mesure de redresser pour autant le cap.
Une clameur montait de la vieille ville.
On pensait à un marché populeux où un voleur, pris la main dans le sac, fait brusquement monter la fièvre.
« On se bat aussi à l'arme blanche », remarqua mon compagnon.


Presque aussitôt, une fusée dissipa la nuit pendant que la fusillade reprenait de plus belle
mais si près, cette fois, que nous nous engageâmes dans une ruelle avec l'instinct du gibier cherchant le couvert.
Nous coupâmes le contact pour tenter de localiser plus sûrement la zone des combats et le sentiment de lui tourner le dos nous apaisa.
Ce fut pour céder, presque aussitôt, le pas à une angoisse plus sourde : une vague bruyante déferlait alentour.

Lorsque nous reconnûmes le cliquetis caractéristique des chars
et le miaulement des chenilles ripant sur l'asphalte,
nous sortîmes de la voiture et tendîmes l'oreille dans la nuit retombée.
Mais comment définir à coup sûr la trajectoire des blindés dans ce dédale de rues ?

Déjà une masse claire avançait à notre rencontre, déboulant l'étroite ruelle dans un ronflement de moteur à pleine puissance et nous sûmes qu'il n'était plus temps de fuir en marche arrière, ni même de tenter de signaler notre présence.


Nous nous plaquâmes contre le mur pendant que le char, un bref instant, hésitant, se ruait sur notre voiture, la poussant avant de se soulever pour l'escalader.
Il retomba sur sa proie dans une formidable explosion de métal et de verre et sembla se complaire un instant dans un long borborygme.

Déjà,         trois autres monstres piaffaient devant le cadavre.
Ils le piétinèrent à leur tour avec rage, lui arrachant une dernière et brève plainte métallique, avant de nous souffler en plein visage leur gaz brûlant et de disparaître dans un sillage de poussière, tels de gros bovins repus.


Dos au mur, mains ouvertes sur la pierre, incapables de la moindre parole, notre obsession fut longtemps :"Comment rester simplement debout ? »
Plus que l'impression de jambes cotonneuses, c'est le poids du mur qui reste gravé dans mon souvenir et la certitude que sa perception exacte n'est pas de l'ordre de l'entendement, mais d'une sorte de prescience dont le corps, seul, serait capable en de rares moments d'effroi quand, précisément, l'intelligence n'a plus d'arme :
rien que cette sensation de froid, cette surface granuleuse sous la paume, cette fantastique mise au tombeau qu'aucune tombe ne restituera jamais,

quand bien même nous pèserions des journées entières sur la dalle, tout cela, pourtant, rendu aussitôt caduc par la révélation d'un espace clos, réservé depuis toujours au miracle, quelque part au fond de la poitrine et qui persiste dans l'orgueil démesuré de vivre à l'instant même de se fondre dans l'impassibilité minérale.

  • C'est un poil du werber...à un vécu certain...ce n'est plus un fantôme de l'avenir que nous croyons vivre mais sa réalité...courage à toi et à tous ceux qui devront faire face!!!!

    · Il y a plus d'un an ·
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    flodeau

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